lundi 22 octobre 2012

El País verse à nouveau dans la thèse uruguayenniste [Troesmas]



Attaque en règle hier dans les pages culturelles de El País (ci-dessus) contre le livre de Juan Carlos Esteban, El Padre de Gardel, dont je vous parlais récemment au sujet d'une interview donnée par l'auteur à Héctor Larrea, sur les ondes de Radio Nacional, dans l'émission de l'après-midi, Una vuelta nacional (voir mon article du 26 septembre 2012 à ce sujet).

Il était prévisible que les partisans uruguayens de la thèse dite uruguayenniste, qui veut à toute force convaincre le monde entier que Carlos Gardel est né à Tacuarembó, comme le disait le vrai-faux passeport dont il était muni depuis 1924 (1), reprennent l'offensive. Cela n'a pas tardé. Et c'est Martina Iñiguez, la pasionara de la cause qui est montée au créneau. Elle ne manque jamais une occasion de se prononcer en la matière, n'hésitant pas à jeter de l'huile sur le feu. Ici, elle adopte un ton conciliant, en contradiction avec la violence de ses propos et la pauvreté des arguments historiques qu'elle expose. Elle attaque ici deux ouvrages qu'elle ne prend guère la peine de distinguer : El padre de Gardel, de Juan Carlos Esteban, et Carlos Gardel, sus antecedentes franceses, de Juan Carlos Esteban (argentin) et Georges Galopa et Monique Ruffié de Saint-Blancat, tous deux Français.

Cette querelle sans fin, entretenue de part et d'autre du Río de la Plata, a de quoi étonner en Europe, où l'on adopte depuis longtemps sur ce type de question une attitude rationnelle, pour ne pas dire franchement cartésienne. Mais en Uruguay et en Argentine, on est en ce moment même au cœur de la phase de création des mythes fondateurs nationaux. Il faut donc pour en saisir quelque chose nous reporter à nos querelles médiévales sur l'authenticité des reliques que se disputaient les différents villages et les grandes villes pour rendre leur propre sanctuaire plus prestigieux que celui du voisin...

Extraits de l'interview de Martina Iñiguez.

-¿Hay un interés argentino de que Gardel sea francés?
-Ninguno. En nuestro caso queremos demostrar, y tenemos elementos para hacerlo, que Carlos Gardel nació en Uruguay y se nacionalizó argentino. Si cae la nacionalidad uruguaya, cae también la argentina, así que defender el origen oriental de Gardel es defender también su nacionalidad argentina, única jurídicamente vigente, ya que nunca fue anulada. Significa que dos países del Río de la Plata compartimos al cantor de tangos más importante de la historia. No hay razón para pelear por eso, el problema es que deja orgullos heridos y, sobre todo, en este momento contradice fanatismos que sostienen lo contrario.
Martha Iñiguez, in El País

- Y a-t-il un intérêt pour l'Argentine à ce que Gardel soit français ? (2)
- Aucun. En ce qui nous concerne, nous voulons démontrer et nous avons des éléments pour le faire, que Carlos Gardel est né en Uruguay et qu'il s'est fait naturaliser argentin. Si la nationalité uruguayenne n'est pas valide, l'argentine ne l'est pas non plus, tant et si bien que défendre l'origine orientale [uruguayenne] de Gardel, c'est défendre aussi sa nationalité argentine, la seule juridiquement valable, puisqu'elle n'a jamais été frappée de nullité (3). Cela veut dire que nous, les deux pays du Río de la Plata (4), nous partageons le chanteur de tango le plus important de l'histoire (5). Il n'y a pas de raison de se bagarrer pour ça, le problème c'est qu'il blesse des fiertés (6) et par-dessus tout en ce moment, il contredit des fanatismes qui soutiennent le contraire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

-¿A qué obedece ese "fanatismo" por la versión francesa, y qué opinión le merece el libro "El padre de Gardel"?
-Puede ser por razones emotivas o por ignorancia. También porque hubo un fraude, y quienes lo sostuvieron durante muchos años ahora no quieren reconocer que se equivocaron. No es posible, analizando a fondo la historia, no darse cuenta de todas las inconsistencias que hay en ese relato. Nos contaron un cuento que no tiene nada que ver con la biografía de los primeros años de Gardel, y del que está probada su falsedad. El padre de Gardel es una publicación engañosa en la que ni siquiera tuvieron en cuenta los testimonios del nieto de Paul Lasserre, presunto padre francés.
Martha Iñiguez, in El País

- A quoi obéit ce fanatisme pour la version française et qu'est-ce qu'il faut penser, selon vous, du livre El padre de Gardel ?
- Cela peut être des raisons émotionnelles ou par ignorance (7). Et aussi parce qu'il y eut une escroquerie et que ceux qui l'ont soutenu pendant de nombreuses années ne veulent pas maintenant reconnaître qu'ils se sont trompés. Il n'est pas possible, si on analyse à fond l'histoire, de ne pas se rendre compte de toutes les inconsistances qu'il y a dans ce récit. On nous a raconté des histoires qui n'ont rien à voir avec la biographie des premières années de Gardel et de là, on prouve sa fausseté. El padre de Gardel est une publication trompeuse dans laquelle on n'a même pas pris en compte les témoignages du petit-fils de Paul Lasserre, présumé père français [de Gardel]. (8)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Je vous laisse lire la suite de l'article directement sur le site du quotidien.

Par ailleurs, je vous recommande la lecture des arguments de la partie adverse, que l'on trouve dans Todo Tango, et comptez les points...
Article de Juan Carlos Esteban sur la vérité historique et sa documentation, écrit 70 ans après la mort de Gardel
Article de Juan Carlos Esteban sur les 23 documents dont nous disposons sur l'identité personnelle de Gardel (il y démolit toutes les théories sur lesquelles les uruguayennistes s'appuient pour nier l'identité entre Carlos Gardel et Charles Romuald Gardes, né à Toulouse le 11 décembre 1890)
Article de Luis Alposta sur le livre de Esteban, Galopa et Ruffié édité par Corregidor.

Pour aller plus loin :
voir mon article du 13 avril 2011 sur le musée Carlos Gardel de Tacuarembó (avec un dossier spécial de El País, là aussi)
voir mon article du 22 mai 2011 sur le tournage d'un documentaire uruguayenniste en Uruguay
voir mon article du 6 mars 2009 sur le livre d'Irene Gardes, qui veut à toute force prouver son lien de parenté, très contesté, avec Gardel.


(1) De quoi s'agit-il ? Pour pouvoir sortir du territoire argentin après la première guerre mondiale, Carlos Gardel n'avait pas d'autre choix que de recourir à des mensonges sur le lieu et la date de sa naissance (il était né en 1890 à Toulouse, il était donc mobilisable en 1814, bien que, mais il ne le savait pas, il aurait été réformé pour raison de santé, car il était plus qu'obèse, et qu'on pensait alors à une guerre féroce mais courte). En Europe, dans les années 1920, on ne plaisantait pas avec la non-participation au conflit des citoyens en âge d'être mobilisés entre 1814 et 1818. Charles Chaplin faillit payer très cher sa non-participation lorsqu'il revint en Angleterre dans l'entre-deux-guerres et pourtant son statut de vedette internationale consacrée précisément pendant le conflit aurait dû le protéger puisque ses courts-métrages burlesques tournés au soleil de la Californie avaient tenu le moral des poilus alliés, toutes nationalités confondues. Le personnage de Charlot avait même déridé les soldats allemands et autrichiens tant que les Etats-Unis étaient restés neutres. Alors imaginez ce qui serait arrivé à Carlos Gardel, parfait inconnu en dehors de l'Argentine et de l'Uruguay avant sa première tournée dans le Vieux Monde. Lorsqu'il voulut quitter l'Argentine pour tenter sa chance en Europe, où la musique argentine connaissait un grand succès, il obtint donc à Buenos Aires de politiciens véreux mais bien intentionnés, il y en avait beaucoup dans son public, des faux papiers qui le faisaient naître à Tacuarembó, une petite bourgade du nord de l'Uruguay, totalement inconnue en France (c'est toujours le cas) et surtout des douaniers français. Or il se trouve que Tacuarembó n'est pas n'importe quelle bourgade pour les Uruguayens. C'est le lieu de la dernière défaite du grand héros national, José Artigas, qui y fut vaincu par les Brésiliens pendant la guerre d'indépendance, ce qui l'obligea à chercher refuge dans un exil dont il ne devait pas revenir, au Paraguay. Les Uruguayens ont donc un grand besoin de relever le nom de cette ville, qui est de plus la préfecture du département homonyme. Alors si Gardel y est né, comment passer à côté !
(2) La naissance de Gardel à Toulouse est parfaitement attestée, ainsi que son immigration en Argentine sur le passeport de sa mère en 1893. On sait aussi très bien pourquoi il est connu comme Gardel alors qu'à sa naissance, il s'appelait Gardes du nom de sa mère : Gardel sonnait mieux comme nom de scène, qu'il avait déjà adopté en 1910, donc bien avant que l'idée même d'une guerre en Europe ne puisse lui être venue. Or si Gardel est né en France, il est Français de naissance. Ce qui est là encore attesté par ses surnoms. On sait qu'enfant et adolescent, dans son quartier de l'Abasto à Buenos Aires, il était connu comme El Francesito (le petit Français, ce qu'il faut entendre comme la pleine reconnaissance de son argentinité, les surnoms de nationalité étant en Argentine des surnoms incluants et non excluants comme ils le sont en Europe) et plus tard, lorsqu'il se produisait avec José Razzano, né à Montevideo, ils étaient connus comme El Morocho y el Oriental (le beau brun et l'Uruguayen). Bien entendu, s'ils étaient tous les deux originaires d'Uruguay, on n'aurait jamais distingué Razzano par son origine géographique (Oriental, ça veut dire Uruguayen en Argentine, depuis le 17ème siècle et jusqu'à aujourd'hui).
(3) Vous parlez d'un argument historique ! On ne peut pas mieux avouer tout en le niant que les intérêts en jeu n'ont rien à voir avec la réalité historique mais bien avec une certaine conception du nationalisme, et aussi de la nationalité, qui n'est vue ici que sous l'angle formel du juridisme et non sous l'angle, évident en ce qui concerne Gardel, de l'appartenance culturelle....
(4) Cette question âprement disputée de la nationalité de Gardel est suffisamment sensible pour qu'un historien aussi soucieux de vérité que le Maestro Horacio Ferrer, qui présente la particularité d'avoir les deux nationalités et de tenir autant à l'une qu'à l'autre, n'a jamais pris partie dans la dispute. Il a su au contraire utiliser la querelle pour en tirer des effets poétiques extraordinaires, comme il l'a fait dans Fábula para Gardel, un magnifique texte en prose, mis en musique par Piazzolla, et que j'ai présenté et traduit dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, Tarabuste Editions, numéro spécial de la revue Triages 2010, p. 70-71. Dans El libro del Tango, que ce soit l'édition de 1970 ou celle de 1980, Horacio Ferrer reste là encore dans l'indécision sur ce point, alors que tout le reste est d'une précision redoutable. Les deux œuvres datent, qui plus est, de la dictature militaire en Uruguay. On peut difficilement plaisanter sur le sujet aujourd'hui même si la démocratie est bien établie. Alors sous la dictature, je ne vous fais pas de dessin !
(5) Notez la réduction du talent de Gardel à celui d'un simple chanteur. Où est passé le compositeur dans l'histoire ?
(6) C'est moi qui traduis comme cela. Je trouve la phrase pour le moins embrouillée. Comme souvent chez les tenants de la thèse uruguayenniste et en particulier chez elle.
(7) Bien évidemment, les Argentins qui défendent la naissance française de Gardel, la seule version reconnue historiquement et juridiquement, disent exactement la même chose des tenants de la thèse uruguayenniste. Les deux procès qui ont eu lieu après la mort de Gardel autour de son héritage et du lieu de sa sépulture définitive (Montevideo ou Buenos Aires) ont établi qu'il était bien né à Toulouse et que l'attestation de naissance à Tacuarembó, dont il s'est servi pour se faire établir des papiers argentins, était entâchée de nullité parce qu'aucun élément de preuve n'avait été apporté de cette naissance au moment de la délivrance de ce document par le consulat uruguayen à Buenos Aires en 1920. Et pour cause, tout avait fait l'objet d'un accord préalable entre gens de bonne volonté, bien décidés à aider Gardel à conquérir le public de Paris sans risque pour sa liberté... En revanche, la justice argentine ne remit pas en cause la naturalisation de Gardel, puisque la mort éteint les actions en justice, qu'elles soient pénales ou civiles... On ne pouvait donc plus attaquer cette naturalisation.
(8) Et pour cette raison même que Lasserre n'est que le père présumé, selon des hypothèses formulées par certains historiens sans qu'aucun document provenant de Lasserre ou de Berthe Gardes, la mère de Gardel, n'en atteste, il n'y a aucune erreur méthodologique à ne pas faire appel au témoignage de ses descendants. Au contraire. Rien n'oblige personne à s'en servir. Ils n'ont aucune valeur pour prouver quoi que ce soit.