Attaque
en règle hier dans les pages culturelles de El País (ci-dessus) contre le livre de Juan Carlos Esteban, El Padre de Gardel, dont je
vous parlais récemment au sujet d'une interview donnée
par l'auteur à Héctor Larrea, sur les ondes de Radio
Nacional, dans l'émission de l'après-midi, Una vuelta
nacional (voir mon article du 26 septembre 2012 à ce sujet).
Il
était prévisible que les partisans uruguayens de la
thèse dite uruguayenniste, qui veut à toute force
convaincre le monde entier que Carlos Gardel est né à
Tacuarembó, comme le disait le vrai-faux passeport dont il
était muni depuis 1924 (1), reprennent l'offensive. Cela n'a
pas tardé. Et c'est Martina Iñiguez, la pasionara de la
cause qui est montée au créneau. Elle ne manque jamais
une occasion de se prononcer en la matière, n'hésitant pas à jeter de l'huile sur le feu. Ici, elle adopte un ton
conciliant, en contradiction avec la violence de ses propos et la
pauvreté des arguments historiques qu'elle expose. Elle
attaque ici deux ouvrages qu'elle ne prend guère la peine de
distinguer : El padre de Gardel, de Juan Carlos Esteban, et Carlos
Gardel, sus antecedentes franceses, de Juan Carlos Esteban (argentin)
et Georges Galopa et Monique Ruffié de Saint-Blancat, tous
deux Français.
Cette
querelle sans fin, entretenue de part et d'autre du Río de la
Plata, a de quoi étonner en Europe, où l'on adopte
depuis longtemps sur ce type de question une attitude rationnelle,
pour ne pas dire franchement cartésienne. Mais en Uruguay et
en Argentine, on est en ce moment même au cœur de la phase de
création des mythes fondateurs nationaux. Il faut donc pour en
saisir quelque chose nous reporter à nos querelles médiévales
sur l'authenticité des reliques que se disputaient les
différents villages et les grandes villes pour rendre leur
propre sanctuaire plus prestigieux que celui du voisin...
Extraits
de l'interview de Martina Iñiguez.
-¿Hay
un interés argentino de que Gardel sea francés?
-Ninguno.
En nuestro caso queremos demostrar, y tenemos elementos para hacerlo,
que Carlos Gardel nació en Uruguay y se nacionalizó
argentino. Si cae la nacionalidad uruguaya, cae también la
argentina, así que defender el origen oriental de Gardel es
defender también su nacionalidad argentina, única
jurídicamente vigente, ya que nunca fue anulada. Significa que
dos países del Río de la Plata compartimos al cantor de
tangos más importante de la historia. No hay razón para
pelear por eso, el problema es que deja orgullos heridos y, sobre
todo, en este momento contradice fanatismos que sostienen lo
contrario.
Martha
Iñiguez, in El País
- Y
a-t-il un intérêt pour l'Argentine à ce que
Gardel soit français ? (2)
- Aucun.
En ce qui nous concerne, nous voulons démontrer et nous avons
des éléments pour le faire, que Carlos Gardel est né
en Uruguay et qu'il s'est fait naturaliser argentin. Si la
nationalité uruguayenne n'est pas valide, l'argentine ne l'est
pas non plus, tant et si bien que défendre l'origine orientale
[uruguayenne] de Gardel, c'est défendre aussi sa nationalité
argentine, la seule juridiquement valable, puisqu'elle n'a jamais été
frappée de nullité (3). Cela veut dire que nous, les
deux pays du Río de la Plata (4), nous partageons le chanteur
de tango le plus important de l'histoire (5). Il n'y a pas de raison
de se bagarrer pour ça, le problème c'est qu'il blesse
des fiertés (6) et par-dessus tout en ce moment, il contredit
des fanatismes qui soutiennent le contraire.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
-¿A
qué obedece ese "fanatismo" por la versión
francesa, y qué opinión le merece el libro "El
padre de Gardel"?
-Puede
ser por razones emotivas o por ignorancia. También porque hubo
un fraude, y quienes lo sostuvieron durante muchos años ahora
no quieren reconocer que se equivocaron. No es posible, analizando a
fondo la historia, no darse cuenta de todas las inconsistencias que
hay en ese relato. Nos contaron un cuento que no tiene nada que ver
con la biografía de los primeros años de Gardel, y del
que está probada su falsedad. El padre de Gardel es una
publicación engañosa en la que ni siquiera tuvieron en
cuenta los testimonios del nieto de Paul Lasserre, presunto padre
francés.
Martha
Iñiguez, in El País
- A
quoi obéit ce fanatisme pour la version française et
qu'est-ce qu'il faut penser, selon vous, du livre El padre de Gardel ?
- Cela
peut être des raisons émotionnelles ou par ignorance
(7). Et aussi parce qu'il y eut une escroquerie et que ceux qui l'ont
soutenu pendant de nombreuses années ne veulent pas maintenant
reconnaître qu'ils se sont trompés. Il n'est pas
possible, si on analyse à fond l'histoire, de ne pas se rendre
compte de toutes les inconsistances qu'il y a dans ce récit.
On nous a raconté des histoires qui n'ont rien à voir
avec la biographie des premières années de Gardel et de
là, on prouve sa fausseté. El padre de Gardel est une
publication trompeuse dans laquelle on n'a même pas pris en
compte les témoignages du petit-fils de Paul Lasserre, présumé
père français [de Gardel]. (8)
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Je
vous laisse lire la suite de l'article directement sur le site du
quotidien.
Par
ailleurs, je vous recommande la lecture des arguments de la partie
adverse, que l'on trouve dans Todo Tango, et comptez les points...
Article de Juan Carlos Esteban sur la vérité historique et sa
documentation, écrit 70 ans après la mort de Gardel
Article de Juan Carlos Esteban sur les 23 documents dont nous disposons sur
l'identité personnelle de Gardel (il y démolit toutes
les théories sur lesquelles les uruguayennistes s'appuient
pour nier l'identité entre Carlos Gardel et Charles Romuald
Gardes, né à Toulouse le 11 décembre 1890)
Article de Luis Alposta sur le livre de Esteban, Galopa et Ruffié
édité par Corregidor.
Pour
aller plus loin :
voir
mon article du 13 avril 2011 sur le musée Carlos Gardel de
Tacuarembó (avec un dossier spécial de El País,
là aussi)
voir
mon article du 22 mai 2011 sur le tournage d'un documentaire
uruguayenniste en Uruguay
voir
mon article du 6 mars 2009 sur le livre d'Irene Gardes, qui veut à
toute force prouver son lien de parenté, très contesté,
avec Gardel.
(1)
De quoi s'agit-il ? Pour pouvoir sortir du territoire argentin après
la première guerre mondiale, Carlos Gardel n'avait pas d'autre
choix que de recourir à des mensonges sur le lieu et la date
de sa naissance (il était né en 1890 à Toulouse,
il était donc mobilisable en 1814, bien que, mais il ne le
savait pas, il aurait été réformé pour
raison de santé, car il était plus qu'obèse, et
qu'on pensait alors à une guerre féroce mais courte).
En Europe, dans les années 1920, on ne plaisantait pas avec la
non-participation au conflit des citoyens en âge d'être
mobilisés entre 1814 et 1818. Charles Chaplin faillit payer
très cher sa non-participation lorsqu'il revint en Angleterre
dans l'entre-deux-guerres et pourtant son statut de vedette
internationale consacrée précisément pendant le
conflit aurait dû le protéger puisque ses
courts-métrages burlesques tournés au soleil de la
Californie avaient tenu le moral des poilus alliés, toutes
nationalités confondues. Le personnage de Charlot avait même
déridé les soldats allemands et autrichiens tant que
les Etats-Unis étaient restés neutres. Alors imaginez
ce qui serait arrivé à Carlos Gardel, parfait inconnu
en dehors de l'Argentine et de l'Uruguay avant sa première
tournée dans le Vieux Monde. Lorsqu'il voulut quitter
l'Argentine pour tenter sa chance en Europe, où la musique
argentine connaissait un grand succès, il obtint donc à
Buenos Aires de politiciens véreux mais bien intentionnés,
il y en avait beaucoup dans son public, des faux papiers qui le
faisaient naître à Tacuarembó, une petite
bourgade du nord de l'Uruguay, totalement inconnue en France (c'est
toujours le cas) et surtout des douaniers français. Or il se
trouve que Tacuarembó n'est pas n'importe quelle bourgade pour
les Uruguayens. C'est le lieu de la dernière défaite du
grand héros national, José Artigas, qui y fut vaincu
par les Brésiliens pendant la guerre d'indépendance, ce
qui l'obligea à chercher refuge dans un exil dont il ne devait
pas revenir, au Paraguay. Les Uruguayens ont donc un grand besoin de
relever le nom de cette ville, qui est de plus la préfecture
du département homonyme. Alors si Gardel y est né,
comment passer à côté !
(2)
La naissance de Gardel à Toulouse est parfaitement attestée,
ainsi que son immigration en Argentine sur le passeport de sa mère
en 1893. On sait aussi très bien pourquoi il est connu comme
Gardel alors qu'à sa naissance, il s'appelait Gardes du nom de
sa mère : Gardel sonnait mieux comme nom de scène,
qu'il avait déjà adopté en 1910, donc bien avant
que l'idée même d'une guerre en Europe ne puisse lui
être venue. Or si Gardel est né en France, il est
Français de naissance. Ce qui est là encore attesté
par ses surnoms. On sait qu'enfant et adolescent, dans son quartier
de l'Abasto à Buenos Aires, il était connu comme El
Francesito (le petit Français, ce qu'il faut entendre comme la
pleine reconnaissance de son argentinité, les surnoms de
nationalité étant en Argentine des surnoms incluants et
non excluants comme ils le sont en Europe) et plus tard, lorsqu'il se
produisait avec José Razzano, né à Montevideo,
ils étaient connus comme El Morocho y el Oriental (le beau
brun et l'Uruguayen). Bien entendu, s'ils étaient tous les
deux originaires d'Uruguay, on n'aurait jamais distingué
Razzano par son origine géographique (Oriental, ça veut
dire Uruguayen en Argentine, depuis le 17ème siècle et
jusqu'à aujourd'hui).
(3)
Vous parlez d'un argument historique ! On ne peut pas mieux
avouer tout en le niant que les intérêts en jeu n'ont
rien à voir avec la réalité historique mais bien
avec une certaine conception du nationalisme, et aussi de la
nationalité, qui n'est vue ici que sous l'angle formel du
juridisme et non sous l'angle, évident en ce qui concerne
Gardel, de l'appartenance culturelle....
(4)
Cette question âprement disputée de la nationalité
de Gardel est suffisamment sensible pour qu'un historien aussi
soucieux de vérité que le Maestro Horacio Ferrer, qui
présente la particularité d'avoir les deux nationalités
et de tenir autant à l'une qu'à l'autre, n'a jamais
pris partie dans la dispute. Il a su au contraire utiliser la
querelle pour en tirer des effets poétiques extraordinaires,
comme il l'a fait dans Fábula para Gardel, un magnifique texte
en prose, mis en musique par Piazzolla, et que j'ai présenté
et traduit dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de
l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du
tango, Tarabuste Editions, numéro spécial de la revue
Triages 2010, p. 70-71. Dans El libro del Tango, que ce soit
l'édition de 1970 ou celle de 1980, Horacio Ferrer reste là encore
dans l'indécision sur ce point, alors que tout le reste est
d'une précision redoutable. Les deux œuvres datent, qui plus
est, de la dictature militaire en Uruguay. On peut difficilement
plaisanter sur le sujet aujourd'hui même si la démocratie
est bien établie. Alors sous la dictature, je ne vous fais pas
de dessin !
(5)
Notez la réduction du talent de Gardel à celui d'un
simple chanteur. Où est passé le compositeur dans
l'histoire ?
(6)
C'est moi qui traduis comme cela. Je trouve la phrase pour le moins
embrouillée. Comme souvent chez les tenants de la thèse
uruguayenniste et en particulier chez elle.
(7)
Bien évidemment, les Argentins qui défendent la
naissance française de Gardel, la seule version reconnue
historiquement et juridiquement, disent exactement la même
chose des tenants de la thèse uruguayenniste. Les deux procès
qui ont eu lieu après la mort de Gardel autour de son héritage
et du lieu de sa sépulture définitive (Montevideo ou
Buenos Aires) ont établi qu'il était bien né à
Toulouse et que l'attestation de naissance à Tacuarembó,
dont il s'est servi pour se faire établir des papiers
argentins, était entâchée de nullité parce
qu'aucun élément de preuve n'avait été
apporté de cette naissance au moment de la délivrance
de ce document par le consulat uruguayen à Buenos Aires en
1920. Et pour cause, tout avait fait l'objet d'un accord préalable
entre gens de bonne volonté, bien décidés à
aider Gardel à conquérir le public de Paris sans risque
pour sa liberté... En revanche, la justice argentine ne remit
pas en cause la naturalisation de Gardel, puisque la mort éteint
les actions en justice, qu'elles soient pénales ou civiles...
On ne pouvait donc plus attaquer cette naturalisation.
(8)
Et pour cette raison même que Lasserre n'est que le père
présumé, selon des hypothèses formulées
par certains historiens sans qu'aucun document provenant de Lasserre
ou de Berthe Gardes, la mère de Gardel, n'en atteste, il n'y a
aucune erreur méthodologique à ne pas faire appel au
témoignage de ses descendants. Au contraire. Rien n'oblige
personne à s'en servir. Ils n'ont aucune valeur pour prouver
quoi que ce soit.