vendredi 12 octobre 2012

Grand concert de Víctor Heredia ce soir pour la fête de la Diversité culturelle américaine [à l'affiche]


Ce soir, vendredi 12 octobre 2012, jour de la Diversité culturelle américaine (son nom désormais allégé), en souvenir de la découverte du Nouveau Monde en 1492, l'auteur-compositeur-interprète Víctor Heredia, un grand champion de la cause des peuples précolombiens en Argentine, présentera une oeuvre qu'il avait créée en 1986 et qui lui avait valu les foudres des bien-pensants, quelques années seulement après le retour de la démocratie. Sur scène, on attend de 200 artistes, dont le groupe de Víctor Heredia et les 120 jeunes de tout le pays qui forment la Orquesta y Coro del Bicentenario.

Le concert commencera à 18h, sur l'esplanade du Ministère de l'Education, qui en est l'organisateur, rue Pizzurno 935, dans le quartier de Recoleta.

Bien entendu, ce grand déploiement de moyens et d'argent fera froncer les sourcils de nombreux acteurs de la culture (j'en connais plusieurs) qui ont bien du mal à obtenir le financement d'actions sur le long court et qui déplorent ces grands coups médiatiques qui font un effet de masse sur le coup mais restent sans réel lendemain. La proposition mérite néanmoins d'être mentionnée car c'est un grand artiste, Víctor Heredia, qui est ainsi mis à l'honneur et pour une cause politique courageuse et qui a quelque noblesse (1) : recoudre patiemment le tissu déchiré entre l'Argentine d'aujourd'hui et sa réalité historique, par-delà la rupture violente que fut la campagne du Désert du général Roca, qui vit l'appropriation par l'oligarchie de toutes les terres mapuche de la Patagonie et le massacre des populations qui y vivaient à la fin du 19ème siècle (car cette campagne n'était pas la conquête d'un désert, comme son nom cherche pernicieusement à nous le faire croire encore aujourd'hui).

La campagne du Désert, après d'autres mauvais procédés commis par la société coloniale contre les Indiens sur le territoire de l'actuelle Argentine, à commencer par l'expulsion des jésuites en 1767 et la reconquête des territoires de leurs missions par les blancs (avec ce que cela provoqua de destruction de la culture guaranie qui s'y développait dans la prospérité et la paix depuis plus d'un siècle), est aujourd'hui encore comme une blessure ouverte dans les relations entre la majorité argentine, blanche, et les descendants des peuples originaires qui parvinrent à survivre dans certaines enclaves du territoire national. Un des traits de la politique menée par le gouvernement en place tend à ramener ces Argentins-là dans la vie de la Nation, à leur donner une place qui fasse droit à leurs traditions, à leurs cultures, à leurs langues, à les inclure dans un processus de construction de la Nation et c'est plus facile à dire qu'à faire. Cette volonté à la tête de l'Etat se traduit par des mesures sociales et politiques et par tout un chapelet de gestes symboliques et culturels, comme la mise en place d'une oeuvre picturale de grande dimension au Museo Nacional del Bicentenario, des programmes de mise en valeur de leur musique et leur artisanat, des expositions, des modifications à petites touches des programmes scolaires, le changement de nom de la fête d'aujourd'hui, qui s'appelait jusqu'à il y a peu el día de la raza, selon une ancienne acception du mot race (2), devenu inaudible de nos jours, trop marqués par l'usage raciste du terme.

Le concert de ce soir, auquel est en particulier convié un grand nombre d'enseignants, fait partie de ces signes politiques qui s'adressent à tous les Argentins.

L'oeuvre qui va être représentée raconte la vraie histoire de la conquête et comment elle passa par une tentative d'anéantissement des premiers habitants du continent. Son titre quecha, Taki Ongoy, veut dire "chant malade", car l'œuvre montre la conquête européenne comme une gangrène rongeant le continent. L'œuvre commémore aussi les nombreuses rebellions indiennes qui jalonnèrent l'histoire, dont la plus importante se produisit à la veille de la Révolution française, dans le Haut-Pérou, aujourd'hui la Bolivie et l'extrême nord-ouest de l'Argentine, sous la conduite d'un descendant du dernier Inca régnant, mort en 1572, Túpac Amaru (de son nom officiel José Gabriel Condorcanqui Noguera), que l'on voit beaucoup à Buenos Aires : de très nombreux mouvements de revendication sociale et indigène se revendiquent de sa lutte libérale avant l'heure. Après une longue et âpre guerre, Túpac Amaru fut finalement vaincu et fait prisonnier. On assassina sa famille sous ses yeux et il fut lui-même écartelé, le 18 mai 1781. Il avait été le premier politique du monde occidental, auquel il appartenait par son éducation princière à l'intérieur de l'empire espagnol (3), à abolir l'esclavage qui régnait sur tout le continent.


Taki Ongoy vient de connaître une nouvelle réédition discographique, grâce à un enregistrement public effectué en 2006, pour les 20 ans de la création, avec des interprètes appartenant à toutes les ethnies précolombiennes existant en Argentine.

Il y a quelques temps, Víctor Heredia a donné à ce propos une interview de près de 10 minutes à Radio Nacional disponible sur le site Web du groupe public. Vous trouverez plein d'autres documents audio le concernant sur la médiathèque du groupe, en téléchargement libre et gratuit. Je l'ai pour ma part vu pour la première fois en scène en août dernier, lorsque la Directrice Exécutive de Radio Nacional, María Seoane, a eu l'extrême obligeance de m'inviter aux 75 ans de la maison (voir mon article du 26 août 2012 sur cette fête) et je peux vous dire qu'il m'a clouée sur ma chaise : une voix magnifique, une sobriété dans l'interprétation (il chantait seul, sans son groupe, en s'accompagnant à la guitare) et une présence en scène comme il y en a peu. Il aimantait la salle (conquise d'avance, il est vrai).

Le spectacle de ce soir, si le ciel est de la fête, promet donc d'être très beau. Il sera suivi par la retransmission en direct sur écran géant d'un match de football (tant qu'à faire !), entre l'Argentine et l'Uruguay, ce qui promet.

Pour aller plus loin :
- lire l'interview de Víctor Heredia dans Página/12 (il est accompagné de deux entrefilets complémentaires. L'un est une interview du ministre de l'Education nationale argentine, Alberto Sileoni, un type connu pour sa compétence dans le champ du scolaire et de l'enseignement. L'autre porte sur la réédition de Taki Ongoy sous forme d'un double album)
- consulter le site Internet de l'artiste en espagnol et en anglais (il présente de nombreuses plages de musique et consacre une partie entière à la question des peuples originaires)
- écouter l'interview donnée par Víctor Heredia à Radio Nacional (Voces del Sur)
- lire le communiqué de presse annonçant la soirée d'aujourd'hui et publié il y a deux jours par le Ministère.

(1) C'est tout de même assez différent de la méthode qui, en France, consiste à faire appel dans ces cas-là à une prestation de Johnny Hallyday, contre lequel je n'ai rien personnellement mais entre lui et un artiste engagé qui a des choses à dire et qui les dit haut et fort, il y a un monde.
(2) Race, avant le racisme scientiste de la fin du 19ème siècle, dont fascistes et nazis firent l'usage que l'on connaît, cela voulait surtout dire peuple ou famille. C'était une manière de dire d'un groupe humain qu'il y avait en lui des liens qui étaient ceux d'une fraternité. C'était plus un mot inclusif qu'un terme d'exclusion, plus un vocable de paix qu'un appel au meurtre ou au mépris. Il y a comme cela des mots que l'histoire finit par maudire.
(3) comme il convenait à un membre de la famille inca, tout étonnant que ça puisse paraître. Il avait été élève des jésuites, avant leur expulsion, au collège qu'ils tenaient à Cuzcu (aujourd'hui en Bolivie). C'était le nec plus ultra de l'éducation de qualité au 18ème siècle en Amérique Latine et dans toute la catholicité.