L'un des deux patios du Museo Mitre
Ces
deux derniers jours seront comme la conclusion de cette plongée
de 11 jours consécutifs, déjà, dans l'histoire
et la culture de Buenos Aires et en partie aussi de l'Argentine mais
ici, je ne décrirai que l'avant-dernier jour, le dernier étant
laissé totalement libre pour que vous en fassiez ce que vous
voulez jusqu'à l'heure où le bus viendra nous chercher
à l'hôtel pour nous ramener à Ezeiza, l'aéroport
international d'où nous nous envolerons à nouveau pour
Paris.
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Dernier
épisode par conséquent de ma série d'articles,
entamée le 18 septembre, pour vous décrire pas à
pas ce séjour culturel que je vous propose à Buenos
Aires en plein automne.
Rappel
des épisodes précédents :
Synthèse
initiale du programme des 14 jours (article du 18 septembre)
Programme
des jours 2 et 3 (le jour 1 est celui du vol aller)
Programme
des jours 4 et 5
Programme
des jours 6 et 7
Programme
des jours 8 et 9
Programme
des jours 10 et 11
Tous
ces articles sont rassemblés sous le mot-clé Viaje, sur lequel vous pouvez cliquez dans le bloc Pour
chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
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L'avant-dernier
jour, considéré comme le n°12, je l'ai conçu comme un résumé
de tout ce que nous aurons vu précédemment. Je l'ai
intitulé Histoire et identité nationales : de l'oligarchie au
peuple d'aujourd'hui.
Après
le petit-déjeuner, nous irons ainsi à pied de notre
hôtel de la rue Salta (sur l'hôtel, voir l'article de
synthèse du séjour) jusqu'au Museo Mitre, situé
dans la rue San Martín, à quelques cuadras de la
cathédrale. Nous passerons donc par la statue du général
Roca, tout près de la Manzana de las Luces (programme de la journée 3). Une statue dont le piédestal est
continuellement couvert de grafittis et d'affiches protestataires
contre la politique anti-indienne ou revendicatives des mouvements
ouvriers (dont le PO, dont je vous parlais il y a peu au sujet d'une
manifestation en souvenir de Mariano Esteban Ferreyra), des courants
politiques dont Roca est la bête noire par excellence. C'est en
effet lui qui conçut et conduisit cette épouvantable
Conquista del Desierto (1878-1885) dans le but avoué de
détruire les populations mapuches et tehuelches vivant alors
en Patagonie pour en distribuer les terres (1) à ceux qui
avaient déjà tout, les richissimes propriétaires
fonciers qui allaient par la suite l'élire président de
la Nation en remerciement de ses bons services. Roca personnifie tout
ce que la gauche actuelle argentine exècre : le racisme,
la violence d'Etat, la corruption, la concussion, les magouilles en
tout genre, ce qui ne manque jamais de se voir sur ce piédestal
dont la hauteur monstrueuse protège la statue des outrages des
manifestants.
Roca
fut le premier président de ce qu'on a appelé la
Generación del Ochenta. L'emplacement de la statue, à
quelques mètres de ce qui fut la maison provinciale des
jésuites jusqu'en 1767, donc des premiers défenseurs
des Indiens sur le territoire de l'actuelle Argentine, n'est sans
doute pas un hasard !
De
la statue de Roca jusqu'au Museo Mitre, il nous faudra passer une
nouvelle fois sur la Plaza de Mayo, que nous connaissons déjà
(voir le programme du jour 2).
Le
Museo Mitre est installé dans ce qui fut la demeure privée
de Bartolomé Mitre (1821-1909), qui fut président de la Nation (1862-1868), un combattant unitaire portègne dans
la guerre civile contre les fédéraux (2) et, encore
plus important, l'un des trois grands intellectuels de la droite
argentine qui ont façonné la pensée dominante
dans le pays dans la deuxième partie du 19ème
siècle : Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888), lui-même
et Juan Bautista Alberdi (1810-1884).
Le
premier est fut chantre d'une organisation sociale conservatrice tout
en valorisant le rôle de l'instruction généralisée
dès le plus jeune âge et pour les filles autant que pour
les garçons, ce qui ne manquait pas d'audace, et en luttant de
toutes ses forces contre les pratiques électorales
frauduleuses qui, depuis la chute de Rosas, maintenaient au pouvoir
une oligarchie dont la puissante économique, politique et
sociale allait grandissant.
Le
second fut le fondateur du premier quotidien argentin, le journal La
Nación qui existe toujours (voir mon article sur les 140 ans
de ce titre prestigieux), et un historien-idéologue (comme
tous les historiens du 19ème siècle, soit
dit en passant) qui fixa une histoire officielle nationale qui est
toujours enseignée à l'école, jusqu'au
baccalauréat, et qui régla leur sort à tous les
révolutionnaires qui, dans les années 1810, secouèrent
et dénoncèrent l'ordre social établi qui
écartait du pouvoir politique les non-possédants, en
donnant, à maintes reprises, la parole au peuple (Moreno,
Belgrano, San Martín, Güemes, Artigas, pour ne citer que
les cinq noms les plus maltraités dans l'œuvre de Mitre).
Le
troisième est le plus attachant des trois car c'est le plus
moderne, le plus proche de notre conception de la démocratie.
Musicien, poète et écrivain, Alberdi fut un partisan en
son temps des droits de l'homme (ce que les deux autres n'étaient
pas vraiment), il ne fut pas raciste (ce qui était
exceptionnel pour un homme blanc de sa génération, en
Amérique comme en Europe), il sut respecter l'existence de
courants antagonistes dans la révolution et se garda de
travestir, comme les deux autres, les grands héros de cette
période fondatrice. Pour toutes ces raisons, il eut souvent
maille à partir avec les deux autres et mourut en France,
exilé pour cette raison.
Le
Museo Mitre restitue ce qu'était une maison patricienne dans
la deuxième moitié du 19ème siècle.
On y voit clairement la fascination qu'exerçait sur cette
classe sociale le mode de vie victorien. Le musée expose une
partie de la collection de documents historiques constituée
par Mitre, notamment plusieurs pièces très émouvantes
touchant José de San Martín, qui lui furent données par son
gendre, Mariano Balcarce, dans les années 1860. D'autres
concernent Manuel Belgrano (voir le programme du jour 8), d'autres viennent de Juan Martín Pueyrredón - les trois révolutionnaires dont Mitre écrivit la biographie (très partisane et dont hautement contestable selon nos paramètres actuels, surtout pour les deux premiers). D'autres enfin retracent l'action politique et
militaire de Mitre lui-même, dont on perçoit, à
travers ces vitrines, l'exceptionnelle puissance intellectuelle (même si l'on
conteste la manière dont il l'a mise en œuvre, mais attention
aux anachronismes !). Il y a aussi des expositions temporaires,
parfois en contradiction avec ce que fut la politique de Mitre (j'ai
ainsi vu l'année dernière une exposition sur les
Indiens de Terre-de-Feu). Sa bibliothèque personnelle est
devenue une bibliothèque académique qui accueille des
chercheurs de tout le pays et même des pays étrangers.
Comme bibliothèque d'un particulier, elle est plus qu'imposante.
Après
cette visite, nous prendrons avec notre mini-bus la direction de
Palermo où nous visiterons le musée qui représente
l'axe antagoniste de l'histoire et de la politique argentine :
le Museo Evita, consacré à l'action politique et
sociale de Eva Duarte de Perón, qui mit en place un embryon
d'Etat-Providence dans les années de la guerre froide, avant
sa mort très précoce en 1952, à l'âge de
32 ans. On quittera ce musée en ayant définitivement
rayé de nos tablettes le stéréotype qu'une
comédie musicale nous a mis en tête à propos de
cette femme, qui, loin du personnage de la revue nord-américaine,
était une militante révolutionnaire passionnée à
laquelle l'historien (sympathisant péroniste) Felipe Pigna
vient de consacrer une épaisse biographie (voir l'ensemble de
mes articles sur elle en cliquant sur le mot-clé Evita dans le
bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus). Très
beau musée, à la pointe des technologies nouvelles,
consacré à la femme, à l'actrice, à
l'épouse, à la militante, installé dans un
ancien foyer social dont le luxe vous surprendra. Et ce luxe
dans lequel elle faisait installer les plus nécessiteux a
beaucoup fait et pour sa légende et pour la haine que continue
de lui vouer la droite argentine.
Nous
déjeunerons à notre guise dans le quartier, du côté
de la toute proche Plaza Italia ou, pourquoi pas, au restaurant
magnifique du musée. Splendide décor mais les prix ne
sont pas donnés au regard du niveau de vie local (ceci dit,
rien de bien nouveau sous le soleil. Si vous allez déjeuner ou
dîner dans un musée ou un théâtre du 8ème
ou du 16ème arrondissement de Paris, le phénomène
est le même).

La
nuit tombante, nous finirons notre journée à l'église
San Carlos y Santa María Auxiliadora au cœur du quartier de
Almagro, là où Carlos Gardel (journée 10) chanta
souvent dans le chœur scolaire qui lui offrit son premier
apprentissage vocal et où Ceferino Namuncurá fit sa
première communion.
Ceferino
est le premier béatifié argentin (novembre 2007). Dans
cette église, son autel occupe une petite chapelle latérale,
avec deux images contradictoires, l'une qui en fait un étudiant
oxfordien (alors qu'il étudiait à Rome lorsque la
tuberculose a eu raison de sa vie) (3), l'autre qui le montre en
prince mapuche qu'il était aussi. Je vous raconterai son
histoire et celle de sa famille, qui s'opposa avec courage à
Roca et ses troupes sanguinaires, et vous verrez combien, aujourd'hui
encore, il s'avère compliqué pour les Argentins, ici
les catholiques (mais c'est la même chose avec les
libre-penseurs), d'intégrer cette population précolombienne
dans le grand roman national argentin que le pays élabore
depuis les années 1850.... (sur cette difficulté, voir
mon article du 12 octobre 2012 sur la réédition de Taki
Ongoy de Víctor Heredia)
Le
dîner et la soirée seront libres (une dernière
milonga ?) et toute la journée du lendemain également.
Comme ce sera un jeudi, vous pourrez, si vous le souhaitez, aller
vous régaler d'un dernier concert gratuit, au Teatro
Presidente Alvear, sur Avenida Corrientes : à l'heure du
déjeuner, la Gran Orquesta del Tango de la Ciudad de Buenos
Aires y donne un concert avec au moins deux de ses trois chefs, Raúl
Garello (le fondateur de la formation), Néstor Marconi et Juan
Carlos Cuaccci...
Pour
aller plus loin :
Visitez
le site Internet du Museo Mitre
Visitez
le site Internet du Museo Evita
Visitez
le site Internet de la paroisse San Carlos Borromeo (actuellement en construction)
Sur
Ceferino Namuncurá, voir mon article du 21 août 2008 sur
la vénération dont il fait l'objet et les
contradictions qui la sous-tendent.
(1)
On n'avait pas encore découvert les gisements pétroliers.
Sinon, ça aurait été encore pire, encore plus
sanglant, encore plus inhumain.
(2)
Ce n'était pas un génie militaire. L'historien Felipe
Pigna, qui le méprise, dit de lui, non sans humour, qu'il est
un "général
mythique qui n'a jamais gagné une seule bataille".
Il l'oppose en cela à San Martín, général
victorieux s'il en est, qu'il accuse volontiers Mitre de l'avoir
maltraité dans ses travaux. Mais Mitre n'a rien d'un mythe,
contrairement à San Martín, il est juste une figure
historique ultra-valorisée par la droite argentine, et donc
par l'école, depuis plus d'un siècle.
(3)
Les intellectuels de droite ont martelé dans la pensée
argentine une référence omniprésente à la
supposée suprématie de l'Angleterre dans tous les
domaines, y compris universitaire, comme nous l'aurons vu dans
l'histoire de l'immigration. Voir mon article sur les jours 8 et 9.