samedi 27 octobre 2012

Buenos Aires, le roman national argentin et la culture populaire : la fin du séjour [Agenda de Barrio de Tango]


L'un des deux patios du Museo Mitre

Ces deux derniers jours seront comme la conclusion de cette plongée de 11 jours consécutifs, déjà, dans l'histoire et la culture de Buenos Aires et en partie aussi de l'Argentine mais ici, je ne décrirai que l'avant-dernier jour, le dernier étant laissé totalement libre pour que vous en fassiez ce que vous voulez jusqu'à l'heure où le bus viendra nous chercher à l'hôtel pour nous ramener à Ezeiza, l'aéroport international d'où nous nous envolerons à nouveau pour Paris.

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Dernier épisode par conséquent de ma série d'articles, entamée le 18 septembre, pour vous décrire pas à pas ce séjour culturel que je vous propose à Buenos Aires en plein automne.

Rappel des épisodes précédents :
Synthèse initiale du programme des 14 jours (article du 18 septembre)
Programme des jours 2 et 3 (le jour 1 est celui du vol aller)
Programme des jours 4 et 5
Programme des jours 6 et 7
Programme des jours 8 et 9
Programme des jours 10 et 11
Tous ces articles sont rassemblés sous le mot-clé Viaje, sur lequel vous pouvez cliquez dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

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L'avant-dernier jour, considéré comme le n°12, je l'ai conçu comme un résumé de tout ce que nous aurons vu précédemment. Je l'ai intitulé Histoire et identité nationales : de l'oligarchie au peuple d'aujourd'hui.

Après le petit-déjeuner, nous irons ainsi à pied de notre hôtel de la rue Salta (sur l'hôtel, voir l'article de synthèse du séjour) jusqu'au Museo Mitre, situé dans la rue San Martín, à quelques cuadras de la cathédrale. Nous passerons donc par la statue du général Roca, tout près de la Manzana de las Luces (programme de la journée 3). Une statue dont le piédestal est continuellement couvert de grafittis et d'affiches protestataires contre la politique anti-indienne ou revendicatives des mouvements ouvriers (dont le PO, dont je vous parlais il y a peu au sujet d'une manifestation en souvenir de Mariano Esteban Ferreyra), des courants politiques dont Roca est la bête noire par excellence. C'est en effet lui qui conçut et conduisit cette épouvantable Conquista del Desierto (1878-1885) dans le but avoué de détruire les populations mapuches et tehuelches vivant alors en Patagonie pour en distribuer les terres (1) à ceux qui avaient déjà tout, les richissimes propriétaires fonciers qui allaient par la suite l'élire président de la Nation en remerciement de ses bons services. Roca personnifie tout ce que la gauche actuelle argentine exècre : le racisme, la violence d'Etat, la corruption, la concussion, les magouilles en tout genre, ce qui ne manque jamais de se voir sur ce piédestal dont la hauteur monstrueuse protège la statue des outrages des manifestants.
Roca fut le premier président de ce qu'on a appelé la Generación del Ochenta. L'emplacement de la statue, à quelques mètres de ce qui fut la maison provinciale des jésuites jusqu'en 1767, donc des premiers défenseurs des Indiens sur le territoire de l'actuelle Argentine, n'est sans doute pas un hasard !

De la statue de Roca jusqu'au Museo Mitre, il nous faudra passer une nouvelle fois sur la Plaza de Mayo, que nous connaissons déjà (voir le programme du jour 2).

Le Museo Mitre est installé dans ce qui fut la demeure privée de Bartolomé Mitre (1821-1909), qui fut président de la Nation (1862-1868), un combattant unitaire portègne dans la guerre civile contre les fédéraux (2) et, encore plus important, l'un des trois grands intellectuels de la droite argentine qui ont façonné la pensée dominante dans le pays dans la deuxième partie du 19ème siècle : Domingo Faustino Sarmiento (1811-1888), lui-même et Juan Bautista Alberdi (1810-1884).
Le premier est fut chantre d'une organisation sociale conservatrice tout en valorisant le rôle de l'instruction généralisée dès le plus jeune âge et pour les filles autant que pour les garçons, ce qui ne manquait pas d'audace, et en luttant de toutes ses forces contre les pratiques électorales frauduleuses qui, depuis la chute de Rosas, maintenaient au pouvoir une oligarchie dont la puissante économique, politique et sociale allait grandissant.
Le second fut le fondateur du premier quotidien argentin, le journal La Nación qui existe toujours (voir mon article sur les 140 ans de ce titre prestigieux), et un historien-idéologue (comme tous les historiens du 19ème siècle, soit dit en passant) qui fixa une histoire officielle nationale qui est toujours enseignée à l'école, jusqu'au baccalauréat, et qui régla leur sort à tous les révolutionnaires qui, dans les années 1810, secouèrent et dénoncèrent l'ordre social établi qui écartait du pouvoir politique les non-possédants, en donnant, à maintes reprises, la parole au peuple (Moreno, Belgrano, San Martín, Güemes, Artigas, pour ne citer que les cinq noms les plus maltraités dans l'œuvre de Mitre).
Le troisième est le plus attachant des trois car c'est le plus moderne, le plus proche de notre conception de la démocratie. Musicien, poète et écrivain, Alberdi fut un partisan en son temps des droits de l'homme (ce que les deux autres n'étaient pas vraiment), il ne fut pas raciste (ce qui était exceptionnel pour un homme blanc de sa génération, en Amérique comme en Europe), il sut respecter l'existence de courants antagonistes dans la révolution et se garda de travestir, comme les deux autres, les grands héros de cette période fondatrice. Pour toutes ces raisons, il eut souvent maille à partir avec les deux autres et mourut en France, exilé pour cette raison.

Le Museo Mitre restitue ce qu'était une maison patricienne dans la deuxième moitié du 19ème siècle. On y voit clairement la fascination qu'exerçait sur cette classe sociale le mode de vie victorien. Le musée expose une partie de la collection de documents historiques constituée par Mitre, notamment plusieurs pièces très émouvantes touchant José de San Martín, qui lui furent données par son gendre, Mariano Balcarce, dans les années 1860. D'autres concernent  Manuel Belgrano (voir le programme du jour 8), d'autres viennent de Juan Martín Pueyrredón - les trois révolutionnaires dont Mitre écrivit la biographie (très partisane et dont hautement contestable selon nos paramètres actuels, surtout pour les deux premiers). D'autres enfin retracent l'action politique et militaire de Mitre lui-même, dont on perçoit, à travers ces vitrines, l'exceptionnelle puissance intellectuelle (même si l'on conteste la manière dont il l'a mise en œuvre, mais attention aux anachronismes !). Il y a aussi des expositions temporaires, parfois en contradiction avec ce que fut la politique de Mitre (j'ai ainsi vu l'année dernière une exposition sur les Indiens de Terre-de-Feu). Sa bibliothèque personnelle est devenue une bibliothèque académique qui accueille des chercheurs de tout le pays et même des pays étrangers. Comme bibliothèque d'un particulier, elle est plus qu'imposante.

Après cette visite, nous prendrons avec notre mini-bus la direction de Palermo où nous visiterons le musée qui représente l'axe antagoniste de l'histoire et de la politique argentine : le Museo Evita, consacré à l'action politique et sociale de Eva Duarte de Perón, qui mit en place un embryon d'Etat-Providence dans les années de la guerre froide, avant sa mort très précoce en 1952, à l'âge de 32 ans. On quittera ce musée en ayant définitivement rayé de nos tablettes le stéréotype qu'une comédie musicale nous a mis en tête à propos de cette femme, qui, loin du personnage de la revue nord-américaine, était une militante révolutionnaire passionnée à laquelle l'historien (sympathisant péroniste) Felipe Pigna vient de consacrer une épaisse biographie (voir l'ensemble de mes articles sur elle en cliquant sur le mot-clé Evita dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus). Très beau musée, à la pointe des technologies nouvelles, consacré à la femme, à l'actrice, à l'épouse, à la militante, installé dans un ancien foyer social dont le luxe vous surprendra. Et ce luxe dans lequel elle faisait installer les plus nécessiteux a beaucoup fait et pour sa légende et pour la haine que continue de lui vouer la droite argentine.

Nous déjeunerons à notre guise dans le quartier, du côté de la toute proche Plaza Italia ou, pourquoi pas, au restaurant magnifique du musée. Splendide décor mais les prix ne sont pas donnés au regard du niveau de vie local (ceci dit, rien de bien nouveau sous le soleil. Si vous allez déjeuner ou dîner dans un musée ou un théâtre du 8ème ou du 16ème arrondissement de Paris, le phénomène est le même).


Dans l'après-midi, nous nous rendrons en mini-bus dans un autre coin de ce même quartier de Palermo (ce sera donc notre troisième journée passée dans ce quartier immense) : l'ex-ESMA, un ancien campus de formation et d'instruction de mécanique de la Marine qui fut converti en camp de détention clandestin, en centre de torture et d'exécution, pendant la Dictature (1973-1983) et est devenu aujourd'hui un vaste ensemble de centres culturels qui cultivent ensemble les arts et les droits de l'homme. La visite de l'ex-ESMA en elle-même dure trois heures. Nous nous contenterons donc de voir l'un des centres, celui dédié à l'écrivain Haroldo Conti, qui est l'un des 30 000 disparus de la Dictature. Nous pourrons nous entretenir avec les responsables de ce centre qui participent à célébrer la vie là où a régné la mort. Nous profiterons de la lumière du jour pour apprécier l'exposition du moment à la lumière naturelle qui tombent des immenses verrières donnant sur un parc magnifique.

La nuit tombante, nous finirons notre journée à l'église San Carlos y Santa María Auxiliadora au cœur du quartier de Almagro, là où Carlos Gardel (journée 10) chanta souvent dans le chœur scolaire qui lui offrit son premier apprentissage vocal et où Ceferino Namuncurá fit sa première communion.
Ceferino est le premier béatifié argentin (novembre 2007). Dans cette église, son autel occupe une petite chapelle latérale, avec deux images contradictoires, l'une qui en fait un étudiant oxfordien (alors qu'il étudiait à Rome lorsque la tuberculose a eu raison de sa vie) (3), l'autre qui le montre en prince mapuche qu'il était aussi. Je vous raconterai son histoire et celle de sa famille, qui s'opposa avec courage à Roca et ses troupes sanguinaires, et vous verrez combien, aujourd'hui encore, il s'avère compliqué pour les Argentins, ici les catholiques (mais c'est la même chose avec les libre-penseurs), d'intégrer cette population précolombienne dans le grand roman national argentin que le pays élabore depuis les années 1850.... (sur cette difficulté, voir mon article du 12 octobre 2012 sur la réédition de Taki Ongoy de Víctor Heredia)

Le dîner et la soirée seront libres (une dernière milonga ?) et toute la journée du lendemain également. Comme ce sera un jeudi, vous pourrez, si vous le souhaitez, aller vous régaler d'un dernier concert gratuit, au Teatro Presidente Alvear, sur Avenida Corrientes : à l'heure du déjeuner, la Gran Orquesta del Tango de la Ciudad de Buenos Aires y donne un concert avec au moins deux de ses trois chefs, Raúl Garello (le fondateur de la formation), Néstor Marconi et Juan Carlos Cuaccci...

Pour aller plus loin :
Visitez le site Internet de la paroisse San Carlos Borromeo (actuellement en construction)
Sur Ceferino Namuncurá, voir mon article du 21 août 2008 sur la vénération dont il fait l'objet et les contradictions qui la sous-tendent.


(1) On n'avait pas encore découvert les gisements pétroliers. Sinon, ça aurait été encore pire, encore plus sanglant, encore plus inhumain.
(2) Ce n'était pas un génie militaire. L'historien Felipe Pigna, qui le méprise, dit de lui, non sans humour, qu'il est un "général mythique qui n'a jamais gagné une seule bataille". Il l'oppose en cela à San Martín, général victorieux s'il en est, qu'il accuse volontiers Mitre de l'avoir maltraité dans ses travaux. Mais Mitre n'a rien d'un mythe, contrairement à San Martín, il est juste une figure historique ultra-valorisée par la droite argentine, et donc par l'école, depuis plus d'un siècle.
(3) Les intellectuels de droite ont martelé dans la pensée argentine une référence omniprésente à la supposée suprématie de l'Angleterre dans tous les domaines, y compris universitaire, comme nous l'aurons vu dans l'histoire de l'immigration. Voir mon article sur les jours 8 et 9.