lundi 15 octobre 2012

Buenos Aires, le roman national argentin et la culture populaire, jours 8 et 9 [Agenda Barrio de Tango]


Un frutero du marché de San Telmo (à la fin du mois d'août, avec les premières fraises, en bas à gauche)

Nouvel épisode de ma série d'articles hebdomadaires où je décris, depuis le 18 septembre, le programme du séjour culturel à Buenos Aires que je vous propose pour le printemps prochain, qui sera aussi l'automne portègne (donc avec une faible différence de température).

Résumé des épisodes précédents (pour lire les articles concernés, cliquez sur le lien) :
La synthèse initiale du programme des 14 jours (article du 18 septembre)
le programme des jours 2 et 3 (le jour 1 est celui du vol aller)
Tous ces articles sont rassemblés sous le mot-clé Viaje, sur lequel vous pouvez cliquez dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

Aujourd'hui, je vous présente le programme des jours 8 et 9, conçus sur un samedi et un dimanche (on pourrait penser à modifier certains détails sur des jours de semaine en tenant compte du calendrier variable de musées cités ci-dessous).

Une grande partie de ces deux jours sera occupée par de longues promenades à pied, où nous irons à notre rythme, tranquillement, sans rechercher le record de kilomètres parcourus mais en prenant le temps de savourer visites et parcours, avec, le cas échéant, quelques pauses dans tel ou tel café que nous trouverons sur notre chemin...

Le 8ème jour du séjour sera consacré à découvrir la vie quotidienne d'hier et d'aujourd'hui.
Nous commencerons donc par une visite du musée de la Ville de Buenos Aires, Museo de la Ciudad, en fonction des expositions qui s'y tiendront à ce moment-là, le musée disposant de plusieurs locaux, tous dans le même bloc architectural, situé à l'angle des rues Alsina et Defensa. Ce musée est installé dans un ancien hôtel particulier, transformé ensuite en plusieurs appartements L'actrice et comédienne argentine Niní Marshall (1903-1996) y passa une partie de son enfance (elle était née dans le quartier de Caballito) et le musée lui rend d'ailleurs un discret hommage. Elle fut surtout une interprète comique, d'un talent qui a marqué plusieurs générations, une sorte d'Arletty argentine, pour vous donner une idée de la manière dont ce nom résonne dans la mémoire nationale...

Sur le site Internet du musée, hébergé par le portail de la Ville de Buenos Aires, vous trouverez un "tour virtuel" (recorrido virtual) au contenu très "touristique" au sens grassement commercial du terme. C'est passablement décevant à regarder mais ça vous permettra de reconnaître et repérer un peu les lieux une fois sur place (tout est photographié un dimanche d'été, pendant la feria de San Telmo, laquelle est en train de perdre son caractère convivial et authentiquement populaire pour devenir un centre commercial à ciel ouvert pour gadgets internationaux.... Préférez donc et de loin les pages consacrées aux collections, aux expositions temporaires, à l'histoire du quartier et du musée, si toutefois vous lisez l'espagnol car le site est unilingue).

Dans les alentours immédiats, on trouve encore pas mal de bâtiments d'un grand intérêt historique. Nous verrons, à quelques mètres de là, la façade de la maison de María Josefa de Ezcurra, la belle-sœur de Juan Manuel de Rosas (voir le programme des jours 6 et 7 consacrés aux quartiers de Palermo et de Recoleta) et la supposée et sans doute éphémère maîtresse de Manuel Belgrano. Cette vieille demeure cossue du 19ème siècle est en cours de restauration, elle n'est donc pas encore ouverte au public. Croisons les doigts : si elle l'est enfin en mai prochain, on la visitera !

A quelques centaines de mètres de là, se dresse le mausolée du général Belgrano (1770-1820), l'autre grand héros de l'indépendance avec José de San Martín. Il repose dans un tombeau monumental, veillé par deux flammes éternelles, dans le patio du couvent Santo Domingo, toujours occupé par une communauté dominicaine, le long de Avenida Belgrano.

Fils d'un couple d'Italiens ayant immigré (déjà !) à Buenos Ayres comme on écrivait alors, Don Manuel fut un juriste, un économiste, un homme de lettres, un traducteur, un fondateur d'écoles primaires et d'écoles techniques. Il se transforma en chef d'armée pour reprendre Buenos Aires aux Anglais en 1806 main dans la main avec Santiago de Liniers, ce Français qui s'était mis au service du roi d'Espagne et que l'administration coloniale de Buenos Aires allait nommer elle-même vice-roi en 1807 (nous aurons visité ce qu'il reste de la maison de Liniers au jour 2 de notre séjour).
En mai 1810, Belgrano fut l'un des membres de la Junta de Mayo (collège gouvernemental) qui remplaça le vice-roi Cisneros, déposé la veille (voir mes articles de mai 2010 sur cette Semana de Mayo). Par la suite, il se battit dans le Haut-Pérou (1), qu'il chercha à maintenir dans la juridiction de Buenos Aires de 1811 à 1820. En 1812, Belgrano fut le créateur du drapeau national (dont on a fêté au début de cette année les 200 ans).
De sa vie privée, à part des ragots destinés à le déconsidérer aux yeux du peuple qui ne cessa de l'admirer et de l'apprécier, on sait peu de choses mais il a eu une relation amoureuse avec María Josefa de Ezcurra et il en a eu un fils, que ce catholique dévot et pratiquant n'aurait jamais reconnu. A ce que l'on peut reconstituer, il fut éduqué par Juan Manuel de Rosas qui lui donna son nom en premier patronyme, accolé à celui de Belgrano, qui apparaissait ainsi comme le nom de la mère, ce qui avait sans doute pour objectif de préserver l'honneur de María Josefa.
Belgrano mourut chez lui, à Buenos Aires, des suites du paludisme contracté en 1812 à Tucumán, épuisé par la maladie et tant d'années de lutte dans des conditions matérielles et politiques épouvantables. Pour autant qu'on puisse le savoir aujourd'hui, la cause immédiate de sa mort fut un œdème (le diagnostic de l'époque est celui d'une hydropisie).
Dans un premier temps, il fut enterré comme un miséreux, qu'il était devenu en ayant tout sacrifié à sa patrie, et son corps échappa de peu à la fosse commune. La Gaceta de Buenos Aires, l'organe officiel du gouvernement, qui, l'année précédente, avait salué, comme il convenait, la mémoire d'un autre général émérite mort dans la fleur de l'âge, Antonio González Balcarce, ne mentionna même pas la mort de Belgrano. Plus tard, sa mémoire fut même roulée dans la boue par l'oligarchie des années 1860 et suivantes (Sarmiento, Mitre, Avellaneda, Roca, etc..), ce qui fut le cas pour tous les révolutionnaires de la tendance sociale (Moreno, San Martín, Castelli, French, Berutti, Monteagudo, etc...). Et de manière très ambiguë pour lui comme pour San Martín, on lui rendit aussi des honneurs dithyrambiques, en le limitant étroitement à son rôle militaire, avec l'installation de sa très martiale statue équestre devant la Casa Rosada, sur Plaza de Mayo (programme du jour 2) et celle de ce tombeau aussi pompeux que celui de San Martín dans la cathédrale (jour 2).

Une galerie marchande dans une vieille casona du 19ème siècle,
à l'emplacement supposé de la maison de French,
l'un des leaders du soutien populaire à la révolution de Mai :
el solar de French. Rue Defensa, à la hauteur de Plaza Dorrego (San Telmo)

Après le déjeuner, qui est libre et que nous prendrons à notre guise, ensemble ou non, comme chacun le souhaitera, nous passerons cet après-midi à nous promener dans le quartier, qui fourmille de petites rues très caractéristiques, de vieilles casonas patriciennes qui connurent des fortunes diverses à partir de 1871, quand elles furent abandonnés par leurs propriétaires qui fuyaient dans leurs chacras de Recoleta la contagion de la fièvre jaune (voir notre programme du 7ème jour). Après le luxe que nous aurons pu apprécier les deux jours précédents, à Palermo et à Recoleta, nous découvrirons ce quartier de classe moyenne, donc encore populaire. Le contraste sera saisissant. Deux pays différents en une seule ville !

Après avoir la plupart du temps servi de conventillo (2) jusqu'à l'orée des années 1930, ces vieilles casonas abritent maintenant des studios d'artistes ou des galeries d'artisans, des restaurants au cachet inimitable, pas toujours bon marché, ou des brocantes (les fameux cambalaches portègnes), parfois mêmes des hostels (sorte de maison d'hôtes où chaque client dispose d'une chambre et partage le reste des installations avec les autres, cuisines, salles de bain, salles de séjour et à manger, patios...).

Nous visiterons à coup sûr le marché de San Telmo, un marché couvert tout ce qu'il y a de plus quotidien à Buenos Aires, à ceci près qu'il dispose aussi d'une très belle partie brocante que les autres n'ont pas. Ce marché a été fondé en 1887, lorsque l'immigration qui déferlait sur Buenos Aires a obligé la ville a aménagé des lieux d'approvisionnement un peu partout dans le sud où s'amassait cette population pauvre. Elle le fit en 1893 dans l'actuel quartier de l'Abasto (les Halles), et dans les mêmes années sur Avenida San Juan, avec le Mercado San Juan, qui existe toujours lui aussi (mais il est moins vivant et moins achalandé que le Mercado  San Telmo). Je vous montrerai quelques secrets des bouchers, des charcutiers (ceux dont je suis cliente quand je suis à Buenos Aires), des boulangers-pâtissiers et des fromagers de là-bas, très différents de leurs homologues d'ici. Nous admirerons les compositions magiques des marchands de fruits et légumes, avec sans doute, en mai, pas mal de prunes, de raisins, de figues, de poires d'automne (à Buenos Aires, en fruits et légumes, on ne trouve guère que des produits de saison car le pays importe très peu dans ce domaine, à part les bananes et les ananas, qui viennent du Costa Rica, comme pour nous). C'est là que vous pourrez, si vous le voulez, acheter mate (3) et bombilla à prix local ou trouver des vieux vinyles de tango dans leurs pochettes originales, des vielles cartes postales, des vieux bouquins (y compris des éditions françaises !)...

L'autre must du quartier, c'est la très fameuse Plaza Dorrego, centre névralgique de la Feria de San Telmo le dimanche (mieux vaut la visiter un samedi quand elle est vide, on la voit mieux). Et si nous avons assez de jambes pour cela, nous pousserons jusqu'à Parque Lezama, un très bel espace vert devant le Centro Cultural Torquato Tasso dont je vous parle fréquemment pour ses très belles soirées musicales. Au Parque Lezama, se trouve aussi le Museo Histórico Nacional, le MHN de son petit nom. Ce musée n'est pas inclus dans le parcours déjà fixé mais il fait partie de ceux que vous pourrez ajouter à votre parcours personnel, soit ce jour-là, avec ou sans moi, soit un autre jour, à votre guise. Le MHN raconte la création de l'imagerie nationale, aux environs du premier centenaire du pays, lorsqu'il fallait faire feu de tout bois pour intégrer cette énorme masse d'immigrants qui affluaient de toute l'Europe. On le fit à travers l'école obligatoire pour leurs enfants et on le fit aussi en créant de toutes pièces des images, devenues depuis autant de stéréotypes, pour fédérer dans les mêmes représentations ce qui devenait l'histoire commune à tous. Inutile de vous dire que ce musée nous montre aussi combien cette imagerie est éloignée de la la réalité historique qu'elle prétend raconter...

Le dîner est libre. La soirée aussi. Milonga pour ceux qui brûlent de "raboter (4) la piste" (vous disposez dans la Colonne de droite, dans la rubrique Eh bien ! Dansez maintenant, de liens actifs et permanents vers plusieurs magazines de la communauté portègne des danseurs, où vous avez toutes les annonces des milongas jour par jour, quartier par quartier). Ce sera un bon jour pour aller danser car, à Buenos Aires aussi, les milongas du samedi sont favorisées par la grasse matinée du lendemain dimanche. Concert (en fonction de l'affiche pour ceux qui le souhaiteront, ils pourront m'en parler la veille pour que je consulte mes sources, celles-là même avec lesquelles je construis ce blog jour après jour). Ou dodo !

Le lendemain, après le petit-déjeuner dominical, dans la salle de réunion de l'hôtel, je vous dresserai un tableau succinct de ce phénomène historique, politique, démographique, économique, linguistique et culturel tout-à-fait capitale dans la constitution de ce pays et singulièrement de sa capitale que fut l'immigration massive des années 1880-1930.
Pour vous en donner simplement une petite idée, imaginez qu'entre 1870 et 1895, soit en un quart de siècle sur un phénomène qui s'attela sur 50 ans, la population de Buenos Aires, au sens strict, a augmenté de 370%, alors même que l'épidémie de fièvre jaune avait tué 7,3% des habitants à l'été 1871. Seule la première guerre mondiale parvint à interrompre quelque temps ce flot d'immigrants qui débarquaient jour après jour, par navire de 1000 passagers à la fois au bas mot, sur le port, dans sa partie aujourd'hui transformée en port de plaisance de Puerto Madero.

Comme vous pouvez l'imaginer, il reste peu de témoignages urbains de ce phénomène qui ne fut pas, bien au contraire, ce qu'attendait ses initiateurs, les gros propriétaires terriens qui s'emparèrent du pouvoir en 1880 à l'occasion d'élections grossièrement truquées, ce qu'on appelle la Generación del 80, l'un des gouvernements les plus corrompus de l'histoire argentine, qui se maintint à la tête de l'Etat, dans le népotisme, les prévarications et la persécution forcenée de toute forme d'opposition démocratique ou anarchiste, jusqu'en 1916. Ils voulaient attirer des capitaines d'industrie et des professionnels libéraux anglosaxons et virent débouler des Galiciens sans terre, des révolutionnaires italiens, des anarchistes russes, des juifs d'Europe de l'Est et des Libanais maronites qui fuyaient la politique turquisante de l'Empire Ottoman...

Après ma conférence, une bonne partie de notre journée se passera donc dans ce qui est aujourd'hui le Vieux Port et constitue désormais le quartier ultra-moderne et ultra-chic de Puerto Madero. Ce qui est tout compte fait une victoire posthume de la Generación del 80 ! Nous nous rendrons d'abord au Museo de la Inmigración, qui est actuellement en travaux. S'il est ouvert en mai, on le visitera. Sinon, on pourra voir le bâtiment de l'extérieur (en tout cas, je l'espère) car il s'agit d'une institution très particulière, el Hotel de los Inmigrantes, établissement sinistre où les nouveaux arrivants, qui n'avaient personne pour les accueillir à leur descente du bateau (5), étaient parqués, quelques jours seulement et dans le plus absolu dénuement, histoire de ne pas les habituer à être assistés, ce qui (l'oligarchie le croyait et le croit toujours fermement) rend les pauvres encore plus paresseux qu'ils ne le sont naturellement (6).
Aujourd'hui, le port populeux, boueux, avec ses dockers en sueur et ces flots incessants d'immigrants épuisés par le voyage en troisième classe, a fait place à un élégant quartier insouciant, qui a réhabilité pour son agrément les quais, les hangars en briquettes rouge-sang et les grues jaune-orangé, y installant de fastueux cafés, restaurants, hôtels et commerces de luxe, avec vue imprenable sur la blancheur immaculée d'un spectaculaire pont suspendu (Puente de la Mujer). La promenade est somptueuse et il faut faire un gros effort d'imagination pour se représenter le phénomène qui se produisit là pendant 50 ans...

Le long des quais, deux bâtiments de la Marine Nationale ont été amarrés définitivement pour être transformés en musée : la frégate Sarmiento, le plus gros des deux, et la corvette Uruguay, magnifiques voiliers qui furent, l'un, un navire-école qui sillonna le monde (et vint longtemps rendre les honneurs à San Martín le 17 août, dans le port de Boulogne-sur-Mer) (7), l'autre, un bâtiment d'exploration qui fit plusieurs missions scientifiques dans les eaux du pôle sud. Très impressionnants l'un et l'autre. La visite n'a pas été intégrée au programme fixé sur le papier pour dégager des marges de manœuvre sur place mais si le groupe le souhaite, on pourra mettre le pied à bord. En août, la visite s'élevait à 1 peso (ce qui fait quelque chose comme 20 centimes d'euro). Je n'ai donc pas jugé utile de faire inclure cette éventualité dans l'établissement du devis qu'Intermèdes a calculé et vous propose (2 785 € par personne, hors taxes aéroportuaires).

Si le temps le permet (c'est-à-dire s'il ne pleut pas), nous irons nous promener aussi sur la Costanera Sur ou dans la Réserve écologique, deux bandes de terre qui ont été gagnées sur le fleuve avec la technique des polders hollandais pour abriter flore et faune, en particulier une riche biodiversité d'oiseaux de toutes tailles...

Dans la soirée, nous partagerons une nouvelle soirée musicale, dans un lieu et avec des artistes qui dépendront de ce que l'affiche nous offrira ce jour-là. Un mini-bus est prévu pour nous emmener sur place et nous raccompagner à l'hôtel en toute fin de soirée...

Et le lendemain, nous aborderons enfin le sujet mythique de tout voyage à Buenos Aires : le tango.
Nous y consacrerons deux journées complètes pour pouvoir l'examiner sous toutes ses coutures, musique instrumentale, chant, fileteado, danse, histoire et mémoire, et même une conférence en français d'un académicien qui ne sera pas moi (ça changera), un Argentin...

Suite au prochain numéro !

Pour aller plus loin :
visiter la page Internet du Museo Histórico Nacional sur le site du Secrétariat d'Etat à la Culture
visiter la page Internet de la frégate Sarmiento sur le portail de la Marine Argentine
visiter la page Internet de la corvette Uruguay sur ce même portail


(1) Le Haut-Pérou, attaché au vice-royaume du Río de la Plata en 1776 lors de la scission en deux du vice-royaume du Pérou, est devenu aujourd'hui la Bolivie.
(2) conventillo (ou petit couvent) : nom dérisoire donné par les immigrants aux logements délabrés, humides et insalubres qu'ils s'organisèrent comme ils le purent pendant la grande vague migratoire qui sera le sujet de notre 9ème jour. Donc dans la suite de ce même article.
(3) le récipient qui sert à confectionner le breuvage et non pas la plante (yerba mate) qui s'achète au supermarché. Je vous emmènerai si vous voulez. Ce n'est pas très compliqué. Il y en a à tous les coins de rue.
(4) sacar viruta al piso : littéralement "enlever un copeau au plancher", est une expression qui s'applique aux danseurs, si passionnés qu'ils usent le plancher de la piste à force de danser... C'est pour cette raison qu'une des milongas les plus connues de Buenos Aires s'appelle la Viruta.
(5) Berthe Gardes, par exemple, lors qu'elle arriva en mars 1893 avec son bébé de deux ans dans les bras, un petit garçon qui allait donner quelques lettres de noblesse à la musique populaire du lieu sous le nom de Carlos Gardel, fut accueillie tout de suite par une de ses amies françaises, Anaïs Beau, qui l'avait fait venir en lui offrant un emploi de repasseuse dans sa blanchisserie. Elle échappa donc à l'enfer de cet Hotel de los Inmigrantes. Mais pour une Berthe Gardes, combien de pauvres hères s'entassèrent là pour passer deux nuits à même le sol, avec à peine un drap pour se couvrir et un bagage en guise d'oreiller, paysans sans terre, artisans chassés de leur métier par la révolution industrielle désormais terminée, révolutionnaires interdits de séjour dans leur pays de naissance ou famille ashkénaze fuyant les pogroms de l'Empire russe qui ne connaissaient personne à destination et n'avaient pas la moindre idée réaliste du pays dans lequel ils débarquaient, croyant encore pour quelques heures qu'ils allaient y faire une fortune rapide...
(6) Cet hôtel imitait les homes de charité qui accueillaient les miséreux de Londres et où Chaplin enfant avait vécu à plusieurs reprises. Et l'idée que l'assistanat invite à la paresse, qui traînent dans le discours des démagogues en Europe, est encore très, très forte en Argentine, et l'actuelle politique de redistribution sociale de Cristina Fernández de Kirchner fait ressortir ces vieilles lunes un peu partout au café du commerce...
(7) Actuellement, ce rôle de navire-école a été repris par la frégate Libertad, qui se trouve depuis plusieurs jours saisie dans un port du Ghana par des fonds financiers privés créanciers d'une partie de la dette contractée par l'Argentine avant la faillite de décembre 2001. Le gouvernement argentin s'efforce de faire libérer le navire mais l'opération juridique a été admirablement bien montée par le fonds créancier et la frégate semble au mouillage africain pour un bon moment...