lundi 1 octobre 2012

Buenos Aires, le roman national argentin et la culture populaire : jours 4 et 5 [Agenda de Barrio de Tango]


Plaza Grand-Bourg, quartier de Palermo
Monumento al Abuelo Eterno (monument à l'éternel grand-père)

Troisième de mes articles sur le programme du voyage que je vous propose, en partenariat avec une agence de voyage (chacun son métier sur cette terre), à l'automne austral, notre printemps... Pour lire l'ensemble des articles, cliquez sur le mot-clé Viaje dans le bloc  Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

Après le dimanche de l'arrivée et le lundi (décrits lundi dernier, voir mon article sous le lien), voici les mardi et mercredi de la première semaine

Aujourd'hui, à tout seigneur, tout honneur !

La journée sera consacrée au Prócer Máximo (le plus grand héros) de l'histoire argentine, au Padre de la Patria : le général José de San Martín (1778-1850) qui est présent partout dans la ville et dans tout le pays.
Rien qu'à Buenos Aires, deux places, une avenue et une rue lui sont consacrées, trois statues en pied, un buste, un théâtre, trois institutions mémorielles (et même quatre à la vérité, si l'on veut bien compter la tombe de sa femme et celle de ses parents tout à côté...). Et dans chacune des Provinces qui constituent la République Argentine, il y a au moins une commune baptisée de son nom, parfois un département tout entier, comme c'est le cas notamment dans la Province de Buenos Aires, dans celle de Corrientes où il est né, dans celle de Santa Fe où il a remporté une victoire magistrale dont on a fait des chansons patriotiques (la victoire de San Lorenzo), et dans la Province de Mendoza qu'il a gouvernée de 1814 à 1816, y laissant un souvenir inoubliable.

La journée s'ouvrira donc sur ma première conférence du voyage, dans une salle qui, en lieu et place de celle que l'hôtel mettra à notre disposition (fort adaptée au demeurant), pourrait bien être un endroit très particulier de Palermo (top secret - je suis encore en train d'en discuter avec qui de droit).
Au cours de cette première charla (conférence en argentin, conversation en espagnol péninsulaire), je vous présenterai donc un personnage singulier, officier brillant de l'armée espagnole d'un côté et fils de la Révolution française de l'autre, général victorieux mais qui refusa de profiter de son prestige militaire pour exercer le pouvoir politique auquel il alla jusqu'à renoncer à la stupéfaction de ses contemporains, à l'inverse de ce que firent ses pairs de la même époque charnière entre Ancien Régime et Occident contemporain (George Washington, Napoléon Bonaparte, Simón Bolívar...).
En français, sur San Martín, les ouvrages manquent cruellement et pourtant ce héros, qui vécut 20 ans en France, a beaucoup à dire à notre temps. Il y a toutefois quelques livres en anglais (et leur petit nombre est largement compensé par leur qualité) et trop d'ouvrages en espagnol d'Argentine, pleins de querelles spécieuses (1) mais qui nous en apprennent long sur la postérité politique de son action jusqu'à aujourd'hui dans un pays (et un continent) où l'implantation des Droits de l'Homme est encore et toujours un combat quotidien...

Après cet exposé-débat qui suivra notre petit-déjeuner, nous prendrons le chemin du quartier de Palermo pour visiter le Museo del Regimiento de los Granaderos a Caballo, un régiment d'élite que San Martín fonda en 1812, qui fut dissout par son adversaire politique, Bernardino Rivadavia, en 1826, alors que le général vivait à Bruxelles avec sa fille unique qu'il avait mis en pension pour lui donner la meilleure éducation possible (2), un régiment qui fut enfin ré-institué comme symbole d'unité nationale et escorte présidentielle en 1903, par un chef d'Etat très contesté (et très contestable), le général Argentino Justo Roca, grand massacreur d'Indiens (San Martín, l'anti-raciste par excellence, a dû se retourner dans sa tombe). Aujourd'hui, ce régiment, qui ne vient donc pas en ligne directe de San Martín, n'en est pas moins l'un des gardiens les plus fidèles de sa mémoire et l'honore, aujourd'hui encore, comme son fondateur (3). Un accueil impressionnant nous attend au pied du grand escalier de la caserne, avec des soldats d'élite en tenue d'apparat (4).
Le petit musée, installé dans le premier corps de bâtiment, tout en haut de ces trois puissantes volées d'escalier, possède quelques uns des documents originaux et des objets personnels les plus précieux de San Martín, placés sous la garde d'une jeune conservatrice très moderne et soucieuse d'éclairer le contexte historique, si mal connu des Argentins eux-mêmes....

Nous continuerons notre journée en visitant les alentours, à l'aspect très français, de l'Instituto Nacional Sanmartiniano, installé dans le même quartier de Palermo, sur plaza Grand-Bourg, dans une réplique de la maison que San Martín acheta près de Paris, à Evry, qui est aujourd'hui une grosse préfecture mais était à cette époque un tout petit village maraîcher de 500 âmes (San Martín aimait par-dessus tout vivre à la campagne ou au bord de la mer, loin de l'agitation de la grande ville).
La photo ci-dessus a été prise sur cette place et nous montre un visage "différent" de San Martín, dans une tentative honorable (mais politiquement ratée) du fondateur de l'Institut (5) d'humaniser le héros "pétrifié" dans le bronze depuis 1880.
Nous poursuivrons notre périple sur les traces de San Martín dans le quartier de Retiro où se trouve la place qui porte son nom et où il est bel et bien coulé dans le bronze (6), sur l'un des plus beaux espaces verts de Buenos Aires, avec des arbres aussi somptueux que des cathédrales.
Nous achèverons ce parcours thématique à la Basilique Nuestra Señora de la Merced qui accueillit probablement (7) la messe de mariage de San Martín et Remedios de Escalada le 19 septembre 1812 (voir mon article du 19 septembre 2012 à ce sujet).

Le programme de la journée se clôturera sur un "espace artistique", comme on dit dans les Plenarios de la Academia Nacional del Tango : une visite, en français s'il vous plaît, du très intime Museo Argentino del Titere (musée de la Marionnette), fondé par la marionnettiste Sarah Bianchi (voir mon article du 9 juillet 2010 à l'occasion du décès de l'artiste), suivie d'un spectacle (muet et musicalisé) sur des thèmes très tangueros. Un espace artistique rien que pour nous, en plein San Telmo... Les marionnettes sont une des grandes traditions artistiques de Buenos Aires, comme c'est le cas aussi à Lyon et à Bruxelles...

La journée s'achèvera tôt, vers 20h30, pour laisser un ample temps au repos, puisque le lendemain, nous ferons une excursion hors de la capitale...

5ème jour : Luján, à 70 km à l'ouest de Buenos Aires, la première ville qui se rallia à la Junta révolutionnaire de mai 1810.

Luján n'est pas seulement une ville révolutionnaire. C'est aussi la cité mariale la plus importante d'Amérique du Sud. Sa basilique, qui vous rappellera, en rose, la cathédrale de Chartes (ville avec laquelle Luján est jumelée), abrite la statue, réputée miraculeuse, d'une Vierge devenue patronne majeure du pays (8).
Très bel objet cultuel de facture brésilienne, datant du 17ème siècle, cette petite image vêtue de blanc et de bleu (les couleurs nationales) est nimbée d'une histoire merveilleuse, où se mêlent histoire et légende qui nous parlent d'un saint esclave noir, thème clé des dits et non-dits de l'élaboration de l'identité nationale : dans l'Argentine indépendante, que sont donc devenus les noirs qui y furent déportés au 17e et 18e siècles ?
Et Luján a aussi une vie très intense en dehors des pèlerinages (en cela, ce n'est ni Lourdes, ni Banneux, ni Knock...). Car Luján est une cité typique de la pampa, avec sa rivière homonyme bordée de guinguettes pleines de vie le week-end. Elle possède un beau patrimoine architectural et culturel : la grosse bourgade a en effet conservé l'intégralité de sa plaza mayor, en pur style colonial. Sur cette place qui constitue, comme il est d'usage, le parvis de la basilique, on trouve deux musées que nous visiterons.
En premier lieu (photo ci-dessous), le musée de la Révolution de 1810, dans l'ancien Cabildo mitoyen avec la Maison du Vice-Roi (le vice-roi Santiago de Liniers). On y conserve de nombreux objets et documents liés aux Invasion Anglaises (1806-1807), au vice-règne de Liniers (1807-1809) et à San Martín lui-même, qui y passa plusieurs fois dans ses allées et venues incessantes entre Mendoza ou Santiago du Chili et Buenos Aires (1817-1818). Les jardins sont une petite merveille où il faut prendre le temps de flâner tranquillement...
Sur un autre côté de la place, on trouve le Musée des Transports. Son exposition permanente nous mènera de ce far-west argentin que fut la pampa jusqu'aux premières années du 20e siècle à d'improbables albums de Tintin avec un hydravion, une brouette et deux chevaux empaillés qui nous racontent d'incroyables épopées argentines qu'en Europe nous ignorons totalement.

Ce mercredi sera donc une journée à la campagne, avant que, à la nuit tombée, nous retournions chupar el asfalto, comme disait le chanteur et bandonéoniste Rubén Juárez (reprendre un bon bol d'asphalte, entendez de vie citadine) et passer la nuit dans notre hôtel de la rue Salta, dans le quartier de Monserrat.

Pour aller plus loin (sites en espagnol uniquement) :
Visitez le site Internet de la Ville de Luján (Province de Buenos Aires, il y a d'autres Luján en Argentine)
Voyez aussi mon article Retour sur images du 27 septembre 2009 sur l'excursion que j'y ai faite en compagnie de Luis Alposta, sa femme et leur fille.

Sur José de San Martín :
Reportez-vous à l'ensemble de mes articles le concernant en cliquant sur le mot-clé correspondant dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search ci-dessus (dès la dernière semaine de ce mois d'octobre, cette rubrique s'enrichira de quelques articles sur la biographie que je prépare)
Faites le voyage de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) et visitez la Casa San Martín, où le héros est mort le 17 août 1850, un musée argentin (gratuit) sur la Côte d'Opale, face à l'Angleterre et à quelques dizaines de kilomètres de la frontière belge (voir à ce propos mon article n° 2700 du 10 août 2012)
Ecoutez mes interviews en français et en espagnol données en août dernier au micro de Radio Nacional à Buenos Aires. Magdalena Arnoux, pour les émissions en français, et Leonardo Liberman, pour les émissions en espagnol, m'ont fait rendre compte de mon intérêt pour cette haute figure de leur histoire, chacun sur des thématiques distinctes, celles qui leur sont personnellement chères.
Ajout du 25 octobre 2012 : reportez-vous également à mon article de présentation de ma biographie du général, San Martín, à rebours des conquistadors, à paraître en décembre aux Editions du Jasmin (en souscription jusqu'au 3 décembre 2012).

Luján, le Cabildo et la Casa del Virrey


(1) Jugez-en vous-mêmes : il était franc-maçon ou au contraire, il était un pieux catholique ; il n'était pas le fils de ses parents mais un métisse adopté on ne sait comment par ce couple d'hidalgos léonnais (ben voyons !) ; il était un espion anglais (encore plus fort !) ; il a trompé sa femme avec la future énième maîtresse de Bolívar (tant qu'à faire !) et elle aussi, avec un des collaborateurs de son mari qui devait être assassiné quelques années plus tard et se trouvait à Lima avec San Martín pendant qu'elle était censée faire des galipettes avec lui à Buenos Aires (ça alors !) sans parler de la ribambelle d'enfants illégitimes qui vont avec ces fantaisies sentimentales... Il s'en serait mis plein les poches (ignobles ragots d'un contre-amiral écossais complètement paranoïaque). Essayez de comprendre dès lors pourquoi par ailleurs, on lui fait la réputation d'avoir vécu 25 ans dans la gêne (ce qui est tout aussi faux) et de s'être fait entretenir à Paris par un ancien banquier milliardaire qui devait, après sa mort en 1842, inspirer à Alexandre Dumas le personnage flamboyant de Monte-Cristo ! Et je passe sur sa prétendue addiction à l'opium (plutôt croquignol, non ?) et sur son invraisemblable penchant pour la bouteille, inventé par un pseudo-historien péruvien quelques années après sa mort quand le calomnié ne pouvait même plus se défendre, avec une confusion délibérée avec Joseph Bonaparte, le roi usurpateur de la couronne espagnole de 1808 à 1814, que ses sujets rebelles avaient surnommé Pepe Botella (Jojo La Bouteille). Et dire qu'il faut que certains historiens fassent en Argentine des conférences entières pour démonter une à une chacune de ces insondables idioties...
(2) Il n'y avait pas d'écoles pour les petites filles en Amérique du Sud à cette époque-là alors et de surcroît, il y régnait partout la guerre civile qui avait succédé aux guerres d'indépendance. Une guerre civile à laquelle San Martín s'était juré de ne jamais participer... Il valait donc mieux pour lui, qui avait quitté les affaires publiques en 1822, de confier sa "petiote" à un couvent belge.
(3) Ce qui m'a beaucoup touchée lors de ma récente visite au musée et à la caserne (ça fait tout un) a été de constater que les militaires sont bel et bien fidèles à l'esprit du fondateur : ces hommes utilisent la bibliothèque historique qu'abrite le musée. Or San Martín était aussi un fondateur de bibliothèques (à Mendoza, à Santiago, à Lima...) et un lecteur assidu, qui avait toujours avec lui quelques livres, même en campagne, et qui allait lui-même pendant le bivouac, dans les temps de repos, faire la lecture des classiques à ses soldats, qui étaient souvent illétrés en Espagne et analphabètes en Amérique du Sud, où, sous l'Ancien Régime, la lecture et l'écriture étaient légalement un privilège des blancs. Une situation sociale que San Martín ne supportait pas.
(4) Vous en verrez d'autres allant et venant en battle-dress dans toute la caserne et ses jardins, d'un élégant pavillon à un autre élégant pavillon...
(5) José Pacífico Otero (1874-1937), qui vint faire sa thèse d'histoire à la Sorbonne pendant la première guerre mondiale. Au cours de mes recherches, j'ai retrouvé le texte de cette thèse sur la Révolution de 1810. En la lisant, on reste stupéfait de constater qu'en 1917, un étudiant quarantenaire pouvait encore soutenir à la Sorbonne une thèse d'histoire qui n'était guère mieux que le récit linéaire d'une succession d'événements uniquement attribués à une poignée de grands hommes. Bref, une histoire qui était déjà totalement dépassée par l'Ecole des Annales surgie dans les années 1890, une histoire qui reste encore aujourd'hui, en Argentine, un modèle pour bien des ouvrages à destination du grand public.
(6) Cette statue équestre est visible sur l'une des vignette qui rythment la Colonne de droite de ce blog.
(7) En tout cas, c'est la thèse que je défends dans mon prochain livre, contre la légende généralement admise et qui veut qu'il se soit marié à la cathédrale. Une légende que je crois être une création postérieure pour grandir encore le personnage, en même temps qu'on (l'oligarchie pro-britannique rivadavienne des années 1860 et suivantes) le vide de sa substance politique... Comme ça, ni vu ni connu, je t'embrouille, on fait semblant d'honorer le Padre de la Patria.
(8) Luis Alposta, entre autres poètes, a consacré à cette Vierge des vers, devenus tango grâce à une partition de Juan Tata Cedrón : Virgencita Criolla. Je les ai traduits dans Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers la patrimoine littéraire du tango, Tarabuste Editions, p 32.