En 1810 est un spectacle de marionnettes conçu et interprété par Eva Halac. Il se donne à 18h les samedis et dimanches de février dans le patio de la Manzana de las Luces, le domaine historique des Jésuites à Buenos Aires, rue Perú au numéro 272 (après l’expulsion des Jésuites hors de l’empire espagnol, le domaine est passé à de nombreux propriétaires privé jusqu’à être transformé finalement en un vaste centre culturel public, dont la programmation reste très fidèle à la tradition instituée en Argentine par les Pères de la Compagnie).
Le spectacle de marionnettes est un art très développé en Argentine. La capitale compte plusieurs théâtres de marionnettes (à fils ou à gaine), de grands artistes dans ce domaine et même un musée, qui, en 2008, avait accueilli un concert de la chanteuse Lucrecia Merico pendant La Noche de los Museos en octobre (voir mes articles sur cette manifestation annuelle en cliquant sur le raccourci portant cet intitulé, dans la rubrique Les grands rendez-vous du tango, dans la partie haute de la Colonne de droite).
En 1810 raconte donc la période historique qui s’étend des invasions anglaises en 1806 aux journées de mai 1810 qui virent les Portègnes déclarer l’indépendance des Provinces du Río de la Plata contre la puissance coloniale espagnole, alors que l’Europe était ravagée par les guerres napoléoniennes et que les Français venaient de déposer le roi Ferdinand pour installer sur le trône d’Espagne un des frères de Napoléon, que les Espagnols eurent vite fait de surnommer Pepe Borracho (Pepe l’ivrogne). La pièce, destinée à un public familial, avait été conçue initialement en 2006 pour le patio du Cabildo, mais celui-ci étant actuellement en travaux, c’est donc dans le cloître de la Manzana de las luces (le pâté de maisons des Lumières) que la pièce peut-être vue (ceci dit, c’est dommage : c’est au Cabildo que fut prononcée la déclaration d’indépendance, le Cabildo qui abrite aujourd’hui le musée de la Revolución de Mayo !).
A l’occasion de cette série de représentations, Página/12 publie une interview de la marionnettiste et dramaturge dont voici quelques extraits :
“Qué le pasó a la gente en ese momento y cómo lo vivían. Con eso armo una historia con personajes que atraviesan su aventura junto a todos los próceres en esta estructura teatral de encuentros personales, que se suceden a la manera de los títeres, con la irreverencia que sólo pueden tener los títeres”
Eva Halac, citée par Página/12
"Qu’est-ce qui est arrivé aux gens à ce moment-là et comme l’ont-ils vécu... A partir de ça, je monte une histoire avec des personnages qui traversent leur aventure à côté de tous les grands de la terre dans cette structure théâtrale de rencontres personnelles, qui se passe à la mode des marionnettes, avec l’irrévérence que seules peuvent avoir les marionnettes".
(Traduction Denise Anne Clavilier)
"Hay personajes que a mí me fascinan en la historia como Liniers, sobre el cual escribí una obra (Español para extranjeros), y ese interregno entre lo que fue España y lo que llegó a ser después las Provincias Unidas me parece una época fabulosa, donde todo era posible. Donde se imaginaba el país. A mí siempre me pareció que las épocas de imaginación son fabulosas. Esos personajes me fascinan. Esos hombres y mujeres que vivieron en aquel momento e imaginaban el futuro, donde no todo era presente" [...]
"Il y a des personnages qui me fascinent dans l’histoire comme Liniers (1), sur lequel j’ai écrit une pièce (Espagnol pour les étrangers), et cet interrègne entre ce qui fut l’Espagne et ce qui est devenu ensuite les Provinces Unies me semble une époque fabuleuse, où tout était possible. Où l’on imaginait le pays. Il m’a toujours semblé que les époques d’imagination étaient fabuleuses. Ces personnages me fascinent. Ces hommes et ces femmes qui ont vécu à ce moment-là et imaginaient le futur, où tout n’était pas encore là" [...]
(Traduction Denise Anne Clavilier)
"Me parece que algo de eso quizá se perdió, sin duda porque los tiempos cambiaron, pero aquel espíritu romántico e idealista me parece que siempre va a quedar y es redentor. Y es bueno saber que existió no hace mucho. Hay algo en esa genealogía que habla de nosotros, y a mí me resulta sumamente divertido. Y hago esto para sumar a esas historias que cuentan las maestras, porque de alguna manera la patria quedó en el ámbito escolar, en la primaria (risas), con esos próceres de papel crêpé. Y si yo les rindo homenaje a algunos, ¡es a esos personajes de papel crêpé! Al cruce de los Andes dibujado en una cartulina, a ese Cabildo recortado del papel glacé..."
"Il me semble que quelque chose de cela peut-être s’est perdu, sans doute parce que les temps ont changé mais l’esprit romantique et idéaliste de ce temps-là, il me semble qu’il demeurera toujours et qu’il est salvateur. Et c’est bon de savoir qu’il a existé il n’y a pas longtemps. Il y a quelque chose dans cette généalogie qui parle de nous, et moi je trouve ça extrêmement drôle. Je fais ça pour rassembler toutes ces histoires que racontent les institutrices, parce que, d’une certaine manière, la patrie est restée sur les bancs de l’école, de l’école primaire (rires), avec ces héros en papier crépon. Et si je rends hommage à quelques uns, c’est à ces personnages de papier crépon ! A cette traversée des Andes (2) dessinée sur une carte de géographie, à ce Cabildo découpé dans du papier glacé..."
(Traduction Denise Anne Clavilier)
“Mi intención era rescatar los mitos, que los tuvimos que levantar del piso, limpiarlos y volverlos a colocar [...] Porque los mitos son los que hacen a la identidad, son una ficción necesaria. La patria misma es una ficción necesaria. Es una necesidad de comunión con el pasado para tener una historia en común. Tenemos derecho a tener una historia en común. No importa si es verdad o no, porque la verdad es imposible. Me parece que en los mitos hay mucha verdad, pero una verdad de comunidad, una verdad social. Son un resabio de muchas historias”
"Mon intention, c’était de sauvegarder les mythes, ceux qu’il fallait ramasser par terre, nettoyer et remettre en place [...] Parce que les mythes sont ce qui forge notre identité, ils sont une fiction nécessaire. La patrie elle-même est une fiction nécessaire. C’est une nécessité de communion avec le passé pour avoir une histoire en commun. Nous avons le droit d’avoir une histoire en commun. Peu importe que ce soit la vérité ou pas, de toute façon, la vérité est impossible. Il me semble que dans les mythes, il y a beaucoup de vérité, mais une vérité de communauté, une vérité sociale. Ils sont la longueur en bouche de nombreuses histoires.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
"El títere siempre fue un pregonero de historias, siempre cumplió ese rol, un rol social: de pueblo en pueblo ir contando los acontecimientos históricos, cómo era la mirada popular sobre esos acontecimientos. El guiñol (tipo de títere) es característico de este tipo de retablos de historia. Contó la Revolución Francesa, por ejemplo. Además, es un género que amo desde hace mucho tiempo. Mi madre era titiritera, en mi casa se hacían títeres. En casa había un retablo y venían a casa Javier Villafañe, Sergio De Cecco, Ariel Bufano, y para mí siempre fue un género no específicamente infantil, sino popular, como el circo. Son, como decía De Cecco, las malas artes. Toda la vida hice títeres para adultos, y éste es uno de los pocos espectáculos que hice para toda la familia. La idea es que lo puedan entender y disfrutar los chicos porque estoy hablando de la Revolución de Mayo, que es una de las cosas más complejas de entender porque estamos hablando de la Independencia de nuestro país" (risas)
"La marionnette a toujours été un(e) crieur(se) d’histoires (3), elle a toujours tenu ce rôle, un rôle social : aller de village en village en racontant les événements historiques, selon ce qu’était le regard du peuple sur ces événements. Guignol (un type de marionnettes) est caractéristique de ce type de scène historique. Il racontait la Révolution française par exemple. Qui plus est, c’est un genre que j’aime depuis très longtemps. Ma mère était marionnettiste, à la maison, on fabriquait des marionnettes. A la maison, il y avait un théâtre de marionnettes et [des marionnettistes] comme Javier Villafañe, Sergio De Cecco, Ariel Bugano venaient à la maison. Et pour moi ça a toujours été un genre pas spécialement enfantin mais plutôt un genre populaire, comme le cirque. Ce sont, comme disait De Cecco, les arts mal famés. Toute ma vie, j’ai fait des marionnettes pour les adultes et celui-ci est l’un des mes rares spectacles que j’ai faits pour toute la famille. L’idée est que les enfants puissent comprendre et s’amuser parce que c’est de la Révolution de Mai que je parle et que c’est une des choses les plus complexes à comprendre parce que nous parlons là de l’Indépendance de notre pays" (rires). (4)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
A une question du journaliste sur son engagement auprès du public scolaire et de l’enfance défavorisée (5), l’artiste répond :
"Creo que la cultura es fundamental en esos términos, donde hay un disfrute, donde aparece todo: lo didáctico sumado a lo divertido, a algo nuevo, a una imaginación distinta. Sobre todo porque es raro creer que hay una realidad y una ficción. Es ingenuo. El hecho de poder ver teatro, poder acercarse a su mundo, te permite darte cuenta de que es más amplio el campo de posibilidades que tenés, y que la imaginación es poderosa [....] Me parece que si nunca te acercás a la idea del juego, a la ficción, a una ventana que te muestre un mundo distinto nunca vas a creer que esto es posible. La libertad es ésa, es tener abierta una ventana. El arte te permite necesitar menos cosas, y tener un mundo espiritual mucho más amplio para poder disfrutar de la vida. Vivir es una gran aventura y un gran misterio, que no tiene una explicación real. Entonces, cuánto más vale la ficción, si es casi un misterio igual a la vida."
"Je crois que la culture est fondamentale en ce sens qu’il y a là un profit d’où tout surgit : ce qui s’apprend joint à ce qui divertit, quelque chose de nouveau, une imagination différente. Surtout parce que c’est bizarre de croire qu’il y a la réalité d’une part et la fiction de l’autre. C’est naïf. Le fait de pouvoir voir du théâtre, de pouvoir aller vers son monde, te permet de te rendre compte de ce que le champ des possibilités que tu as est plus vaste et que l’imagination est puissante [...]. Il me semble que si tu ne tournes jamais autour de l’idée du jeu, de la fiction, d’une fenêtre qui te montre un monde différent, tu ne pourras jamais croire que c’est possible. La liberté, c’est cela : avoir une fenêtre ouverte. L’art te permet d’avoir besoin de moins de choses et d’avoir un monde intérieur (6) beaucoup plus vaste pour pouvoir savourer la vie. Vivre est une grande aventure et un grand mystère qui n’a pas d’explication réaliste. Alors, meilleure est la fiction, plus elle est un mystère qui vaut bien la vie."
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Pour en savoir plus : lire l’article de Página/12
Sur les grandes dates de l'histoire dans la région, voir mon article Vademecum historique, dans la rubrique Petites chronologies, en partie centrale de la Colonne de droite (au dessus de la Trousse lexicale d'urgence).
(1) Liniers, dit Santiago de Liniers y Brémond, né Jacques Antoine Marie Liniers-Brémond le 25 juillet 1753, à Niort (France), aristocrate et officier français qui fut élu par le Conseil de la Couronne de Buenos Aires Vice Roi des Provinces du Río de la Plata, un libéral qui exerça cette fonction de 1806 à 1809, date à laquelle il fut révoqué par Madrid, assailli par l’armée française et où l’on croyait voir en lui un espion au service de Napoléon. Liniers a laissé le souvenir d’un très grand Vice-roi, parce qu’il a joué un rôle actif lors des deux tentatives d’invasion par les Anglais et parce qu’il a mené une politique libérale, qui répondait aux voeux de l’élite de la société coloniale, cette élite qui allait déclarer l’indépendance le 25 mai 1810, en profitant de l’usurpation du trône d’Espagne par Joseph Bonaparte pour refuser d’obéir plus longtemps à la Péninsule. Liniers est mort le 28 août 1810 à Córdoba en Argentine, fusillé par les contre-révolutionnaires de cette ville. Un quartier de Buenos Aires porte son nom (à l'ouest de la ville).
(2) La Traversée des Andes, épisode particulièrement glorieux des guerres d’indépendance et de la geste du libérateur de la patrie, le Général San Martín, le grand héros national de cette période.
(3) Titere est du masculin en espagnol, marionnette du féminin en français. Voir ma traduction du tango Pregonera sur le site de Gisela Passi et Rodrigo Rufino en ce moment.
(4) Le rire souligne peut-être que l’indépendance du pays est toujours à conquérir à l’heure qu’il est, puisque le droit international n’a pas réglé la question de la dépendance économique.
(5) L’interviewer parle de comedores. Les comedores sont les cantines, générament scolaires (mais il en existe aussi pour les adultes dans certains quartiers de Buenos Aires). En Argentine seuls les enfants pauvres fréquentent les cantines, qui pour cette raison continuent à fonctionner pendant les vacances scolaires, même lorsque les écoles sont fermées. Elles ont fonctionné même pendant la fermeture des écoles pour cause de grippe A en juillet dernier. En fait, les comedores sont des restaurants sociaux où les enfants peuvent avoir au moins un repas complet par jour. En 2008, le gouvernement de la Ville de Buenos Aires avait suscité la colère des travailleurs sociaux et des enseignants en remplaçant, sous des arguments pseudo-diététiques, la viande du déjeuner des gamins par une préparation de soja que les écoliers refusaient d’ingurgiter (voir mon article du 27 septembre 2008 à ce propos). En 2008, le conflit était profond entre les producteurs de soja et le Gouvernement national auquel celui de Buenos Aires est opposé. Le soja, à la rentabilité gigantesque à l’exportation, occupe désormais plus de 50% des terres arables en Argentine. L’expansion de sa culture a poussé des éleveurs de plus en plus nombreux à abandonner l’élevage extensif traditionnel pour un élevage intensif qui donne une viande moins goûteuse et plus grasse mais ne fait en aucun cas diminuer à l’achat les prix de la viande ni celui, terriblement élevés, des produits laitiers. L’expansion du soja pousse à la déforestation dans le nord du pays (forêt subtropicale) et se fait au détriment des populations locales et en particulier des Indiens Guaranis qui vivent toujours, en petits groupes, dans la forêt. Cette évolution du monde agricole est une catastrophe écologique qui livre des territoires entiers à des sécheresses jamais connues suivies d’inondations dévastatrices et diminue la diversité biologique. Elle provoque un grave déséquilibre de l’économie et des capacités d’autosuffisance alimentaire du pays au détriment des plus défavorisés bien entendu.
(6) En Argentine, l’adjectif espiritual ne comporte dans des contextes très particuliers la dimension religieuse que l’adjectif spirituel a toujours en français. Il s’applique la vie de l’intellect et du coeur, de l’intelligence et des émotions tout ensemble et ne prend sa dimension religieuse que dans des contextes techniques (homélies, exégèse, théologie).