jeudi 18 février 2010

Adieu au Maestro Chula Clausi [Actu]


Le grand bandonéoniste, qui fut aussi un compositeur, un chef d’orchestre et même un letrista, Gabriel Clausi, surnommé Chula par ses amis, est décédé hier matin, mercredi 17 février, à la Clinique Güemes, d’une soudaine pneumonie. Il avait 98 ans passés. Il avait assisté en août dernier à la remise du bandonéon de Pedro Maffia au Museo Mundial del Tango (photo ci-dessus avec, à sa droite Cholo Mamone et Gabriel Soria, de profil, et à sa gauche Raúl Garello). Au cours de cette soirée, il avait joué sur son propre instrument, qui était comme le frère de celui de Maffia : les deux bandonéons avaient été marqués chacun du nom de son propriétaire.

Mon émotion est grande aujourd’hui de découvrir cette nouvelle dans la presse... Pour illustrer un des tangos que je présente dans mon prochain livre, il se trouve que je viens d’intégrer, il y a de cela à peine 10 jours, une photo de lui, que j'ai prise pendant ce Plenario bandonéonant, selon le titre que j’avais alors donné à l’article de ce blog, publié en août dernier pour annoncer cette soirée académique.

Je me souviens qu’il avait ce soir-là joué avec une sûreté d’interprétation vraiment surprenante chez un monsieur de son âge et il avait laissé la petite salle de conférence de la Academia muette d’attention et d’émotion. Je me souviens aussi que, dans une discussion avec Gabriel Soria, à côté de Raúl Garello, de Cholo Mamone, de Horacio Ferrer et de Julio Maffia (le fils du compositeur), il avait prononcé des paroles d’hommage ému à la mémoire de Pedro Maffia, l’un des tout premiers grands bandonéonistes de l’histoire du tango, l’un des maîtres du fueye, comme on appelle cet instrument à Buenos Aires (le soufflet).

Gabriel Clausi avait participé au film documentaire, Café de los Maestros, dont je vous avais parlé dans l’un de mes premiers articles en 2008 (voir raccourci Cinéma, dans la rubrique Tangoscope, de la Colonne de droite).

Le Maestro Clausi sera inhumé dans les prochaines heures au cimetière de la Chacarita où il rejoindra d’autres grands maîtres qu’il a côtoyés et avec lesquels il a travaillé...

C’est le chroniqueur et DJ de tango Gabriel Plaza qui signe l’article nécrologique que publie La Nación de ce matin. Il y rappelle la très longue vie du musicien et la litanie de ceux avec lesquels il a fait vivre le tango : ce n’est pas un article, c’est un panthéon. Je vous traduits ci-après les quelques paroles du maestro disparu que Gabriel Plaza cite dans son papier :

"Con Pracánico llegué a grabar para el sello Electra, de pantalones cortos; no figuro en los créditos porque era menor de edad. Ojo, no figuro pero era yo el que tocaba, eh. También Maffia me hizo llamar después por su hermano para que tocáramos en dúo de bandoneón. Yo estaba en el Armenonville y me iba muy bien, pero tocar con Maffia era estar como con Maradona. Tenía una gran admiración por él, porque era muy completo para tocar. Fue un ejemplo de instrumentista. Todos los que salieron tocando bien en el tango vienen de su escuela".
Gabriel Chula Clausi, cité par Gabriel Plaza (La Nación)

Avec Pracánico (1), j’ai réussi à enregistrer pour le label Electra, en culotte courte, je ne figure pas dans les crédits parce que j’étais encore mineur. Mais attention : je ne figure pas mais c’est bien moi, celui qui jouait, hein ! Maffia aussi m’a fait appeler plus tard par son frère pour qu’on joue en duo de deux bandonéons. J’ai été à l’Armenonville, moi (2), et ça marchait plutôt bien mais jouer avec Maffia, c’était comme d’être avec un Maradona. J’avais une grande admiration pour lui, parce qu’il avait vraiment tout quand il jouait. Il a été un instrumentiste exemplaire. Tous ceux qu’on a vu bien jouer dans le tango, ils sortent de son école. (3)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

"El tango floreció con grandes compositores sobre todo entre el veinte y el cuarenta, y tuve la suerte de conocerlos a muchos de ellos: De Caro, Firpo, Minotto, Pedro Maffia, Pedro Laurenz y Pacho Maglio y su maestro Domingo Santacruz, que aportaron cosas muy buenas y eran todos los de la primera horneada del tango"
Gabriel Chula Clausi, cité par Gabriel Plaza (La Nación)

Le tango s’est épanoui avec de grands compositeurs surtout entre les années 20 et les années 40 et j’ai eu la chance de connaître beaucoup d’entre eux : De Caro, Firpo, Minotto, Pedro Maffia, Pedro Laurenz et [Juan] Pacho Maglio et son maître Domingo Santacruz, qui ont apporté des contributions très bonnes et tous, ils formaient la première fournée du tango.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

"Yo que conozco el asunto, le digo que Gardel le mataba el hambre a varias familias. No se negaba a grabar ningún tema. Mi hermano le llevó un tango y se lo grabó dos veces para acá y para España. Muchos de los tangos que cantaba no eran tan lindos pero él era un gran melodista y los inventaba de nuevo. Por eso, era algo increíble"
Gabriel Chula Clausi, cité par Gabriel Plaza (La Nación)

Moi qui connais le fond des choses, Gardel, je vous le dis, il a épargné la faim à plusieurs familles (4) . Il n’y avait pas de morceau qu’il refusait d’enregistrer. Mon frère lui a apporté un tango et il le lui a enregistré deux fois, pour ici et pour l’Espagne. Beaucoup de tangos qu’il chantait n’étaient pas terribles mais lui, il était le chanteur le plus mélodique et il en faisait quelque chose d’autre. Là-dessus, c’était un truc incroyable.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

"El artista no está en el virtuosismo, está en la expresión. Nunca toqué con los dedos, ni con el cerebro, sino con el corazón".
Gabriel Chula Clausi, cité par Gabriel Plaza (La Nación)

L’artiste il n’est pas dans la virtuosité, il est dans l’expression. Je n’ai jamais joué avec les doigts, ni avec ma cervelle, mais avec mon coeur.
(Traduction Denise Anne Clavilier)


A lire :
L’article de Gabriel Plaza dans La NaciónL’article de Karina Micheletto dans Página/12


(1) Francisco Pracánico, grand compositeur, en particulier de Corrientes y Esmeralda, dont la letra est du poète Celedonio Flores.
(2) El Armenonville : un très chic restaurant qui exista dans le quartier de Palermo entre 1910 et 1920, où Gardel se fit connaître du Tout Buenos Aires, où joua Eduardo Arolas. Qu’il ait joué à l’Armenonville est donc très étonnant parce qu’il n’avait guère que 12 ans lorsque le restaurant a fermé. Il a d’ailleurs rendu hommage à Eduardo Arolas en écrivant un jour une letra sur le célèbre tango Comme il faut, en 1951, lorsque les cendres du Tigre del Bandonéon (la bête du bandonéon) furent rapatriées de Paris, où il est mort en 1924, de tuberculose et d’alcoolisme, à Buenos Aires. Cette letra figurera dans mon recueil à paraître prochainement.
(3) Escuela est à entendre ici plus comme exemple et comme style que comme école au sens institutionnel du terme. Maffia a eu des élèves mais il n’a pas fondé d’école à proprement parler. Pedro Maffia était de ces musiciens dont le père de Piazzolla donnait en exemple à son fils dans sa tendre enfance, espérant voir un jour son petit Astor être aussi grand artiste que lui. Et la tactique paternelle a fini par marcher.
(4) La générosité de Carlos Gardel, sa capacité à aider économiquement les autres, est un trait légendaire de sa personnalité et tous les témoins qui l’ont connu de son vivant répètent ces anecdotes-là à satiété. Ils en ont tous.