C’est une anecdote assez célèbre parmi les
sanmartiniens argentins. Nous la devons à un ami intime du général José de San Martín, Manuel de Olazabal (1800-1873), jeune officier qu’il considérait comme son
fils, depuis qu'il l'avait vu arriver comme cadet au
sein de son régiment des Grenadiers à cheval, la plus fameuse de
ses formations militaires en Amérique du Sud. Le jeune homme avait épousé la meilleure amie mendocine de Remedios de Escalada, l'épouse de San Martín.
Nous sommes en 1823 à Mendoza. San Martín vient de rentrer du Chili après avoir libéré le Pérou qui l’a titré Fondateur de sa liberté. Il vit sous le toit d’une amie, doña Josefa Huidobro (1), le temps que sa maison de campagne, sa chacra, soit remise en état pour qu’il s’y installe, tandis que la guerre civile fait rage dans tout ce qui est aujourd’hui l’Argentine. Olazabal lui sert alors d’officier d’ordonnance. Quarante ans plus tard, il se souvient :
Durante
su permanencia en Mendoza, llegó allí desde Chile, y de transito
para Buenos Aires, un señor Mosquera, colombiano, y D. Antonio
Arcos, antiguo Jefe de Ingenieros en el ejército de los Andes.
Uno
de los muchos días que comía con el general, lo halle en su
dormitorio con una pequeña imprenta sobre la mesa y cuatro botellas
de vino, timbrando unos papelitos como los que traen los licores. En
el momento que entré, me preguntó:
-
¿A que no adivina usted lo qué estoy haciendo?
-
No señor, le respondí.
Pendant
son séjour à Mendoza, arriva du Chili pour passer à Buenos Aires
un certain monsieur Mosquera, de Colombie, et don Antonio Arcos,
ancien chef du génie de l’armée des Andes (2).
Un
de ces nombreux jours où je prenais mon repas avec le général, je
le trouvais dans sa chambre avec une petite presse sur la table et
quatre bouteilles de vin, en train d’imprimer des petits papiers
comme ceux que portent les liqueurs. Au moment où je suis entré, il
m’a demandé :
-
Petite devinette : que suis-je en train de faire, à votre
avis ?
-
Je ne sais pas, monsieur.
(Traduction
@ Denise Anne Clavilier)
-
Pues vea usted: Cuando invadimos a Chile en 1817, dejé en mi chacra
unas cincuenta botellas de vino moscatel, de uno riquísimo que me
había regalado D. José Godoy. Por supuesto que lo que menos
recordaba era esto, pero ahora ha días, D. Pedro Alvíncula Moyano,
que, como usted sabe, corre con la chacra, me trajo una docena de
estas botellas (refiriéndose al depósito que su honradez le había
conservado). Hoy tendré a la mesa a Mosquera, Arcos y a Vd., y a los
postres pediré estas botellas y usted verá lo que somos los
americanos, que en todo damos la preferencia al extranjero. A estas
botellas de vino de Málaga, les he puesto de Mendoza, y a las de
aquí, de Málaga.
-
Eh bien, voyez vous-même. Quand nous avons pris possession du
Chili en 1817, j’ai laissé dans ma maison de campagne quelque
cinquante bouteilles de vin de Moscatel (3), un vin excellent que
m’avait offert don José Godoy. Evidemment, je n’en avais plus le
moindre souvenir mais il y a maintenant quelques jours, don Pedro
Alvincula Moyano, qui, comme vous le savez, est le régisseur de ma
chacra (4), m’a apporté une douzaine de ces bouteilles [il se
référait ici au dépôt que sa droiture lui avait conservé].
Aujourd’hui, à table j’aurai Mosquera, Arcos et vous et au
dessert, je demanderai ces bouteilles et vous verrez comme nous
sommes, nous les Américains, qui en tout donnons la préférence à
ce qui est étranger. A ces bouteilles de Málaga, j’ai mis
des étiquettes de Mendoza et à celles d’ici, des étiquettes de
Málaga.
(Traduction
@ Denise Anne Clavilier)
Efectivamente,
después de la comida, San Martín pidió los vinos diciendo:
“Vamos a ver si están Vds. conformes conmigo sobre la supremacía
de mi Mendocino”. Se sirvió primero el de Málaga con el rótulo
Mendoza. Los convidados, dijeron a lo más, que era un rico vino pero
que le faltaba fragancia. En seguida, se llenaron nuevas copas con el
del letrero Málaga, pero que era de Mendoza. Al momento
prorrumpieron los dos diciendo: - ¡Oh! hay una inmensa diferencia,
esto es exquisito, no hay punto de comparación.
El
general soltó la risa, y les lanzó: - Ustedes son unos pillos que
se alucinan con el timbre, y en seguida les contó la trampa que
había hecho.
Effectivement,
après le repas, San Martín demanda les vins en disant :
« Nous allons voir si vous êtes d’accord avec moi sur la
suprématie de mon Mendoza. » On servit d’abord le Málaga
avec l’étiquette Mendoza. Les convives dirent qu’il fallait bien
reconnaître que c’était un bon vin mais qu’il lui manquait du
bouquet. Aussitôt, on remplit de nouveaux verres avec le vin
étiqueté Málaga mais qui était de Mendoza. Sur le champ, les deux
hommes s’exclamèrent : « Oh, il y a une immense
différence, celui-ci est exquis, il n’y a pas de point de
comparaison. »
Le
général éclata de rire et leur lança : « Vous ne
manquez pas de culot, vous. L’étiquette vous fait divaguer ».
Et il leur raconta aussitôt le piège qu’il leur avait tendu.
(Traduction
@ Denise Anne Clavilier)
Les
mémoires du colonel Olazabal, titrée Episodios de la Guerra de
Independencia, ont été rééditées par l’Instituto Nacional
Sanmartiniano en 1942 (avant la nationalisation de l’institut, dans
ses toutes premières années d’existence).
(1)
Il ne s’agit pas d’une maîtresse, comme certains auteurs
l’affirment sans preuve,
mais d’une patriote qui a beaucoup fait pour la cause de
l’indépendance. C’est à cette
riche patricienne que San Martín
confiera ses armes au moment de quitter Mendoza pour Buenos Aires à
la fin de cette même année et c’est chez elle aussi que sa fille
Mercedes viendra les rechercher en 1833 pour les lui rapporter à
Paris trois ans plus tard.
Ces mêmes armes qui ont été léguées à
l’Argentine par la petite-fille, Josefa
Balcarce San Martín,
à la fin de sa longue vie,
dans les années 1920, et qui sont aujourd’hui réparties entre le
Museo Histórico Nacional, à San Telmo, et le Museo del Regimiento
de Granaderos a Caballo, à Palermo, tous les deux à Buenos Aires.
(2)
L’armée des Andes est celle constituée par San Martín à
Mendoza, San Juan et San Luis de 1814 à
1816 pour traverser la cordillère et libérer le Chili en
janvier-février 1817.
(3)
Célèbre vin espagnol produit à partir du cépage homonyme. Le
raisin moscatel peut donner un vin sec très aromatique et
un vin liquoreux. Il est probable qu’ici
il s’agit de la version liquoreuse si les
pratiques de table ne sont pas très éloignées des nôtres.
Ce qui nous permet de tirer de la suite du récit une information
fort intéressante
sur le savoir-faire
des vignerons mendocins dès cette époque :
ils produisaient eux aussi des vins liquoreux, ce qui est normal
puisqu’ils faisaient sûrement le vin de messe, dont la bouteille
doit pouvoir rester ouverte pendant plusieurs jours sans que le vin
tourne, et ils étaient déjà de qualité.
A
Mendoza, la viticulture a beaucoup évolué
dans la deuxième moitié du 19e
siècle, lorsque de nouveaux cépages ont été importés depuis
l’Europe, surtout depuis la France, comme le célèbre Malbec qui
est l’emblème
des vins argentins, et que les différentes régions composant
l’Argentine se sont peu à peu spécialisées : vigne et
maraîchage à Mendoza, vigne à San Juan, blé et élevage bovin à
Buenos Aires et Santa Fe, yerba mate et agrumes à Corrientes, yerba
mate et goyave à Misiones, maïs et pommes de terre à Salta et
Jujuy, élevage ovin dans les provinces du
sud de la Patagonie, etc.
(4)
Cette incise montre le cours du temps. Il est fort peu probable que
San Martín ait rappelé
ce détail puisque Olazabal faisait la navette entre la chacra et la
maison de Josefa Huidobro où résidait San Martín. Il
savait donc parfaitement qui était cet homme mais
quarante ans plus tard, il a besoin d’informer son lecteur et il le
fait à l’ancienne, en complétant la
citation plutôt qu’en faisant une note en bas de page, comme
l’homme né en 1800 qu’il est.
Alvincula
Moyano est resté le régisseur de la chacra de Mendoza jusqu’à sa
mort, intervenue pendant que
San Martín vivait en exil à
Paris. Il nous reste une partie de leur
correspondance et j’en ai présenté une
lettre dans San Martín par lui-même et par ses contemporains, publié aux Éditions du Jasmin.