Il était sorti à Buenos Aires en 1998, avec un petit tirage, et avait alors reçu un accueil plutôt frais de la part des historiens du tango. Or les éditions Abrazo Books l’ont réédité à la fin 2008. Les deux auteurs, Hugo Lamas (décédé il y a 10 ans) et Enrique Binda, ingénieur doublé d’un collectionneur de disques anciens, disent que ce livre de 453 pages répartis en 22 chapitres thématiques, El Tango en la sociedad porteña (1880-1920), estime être le premier à casser quelques idées fausses sur la naissance du tango à Buenos Aires. Du fait de la mort de son compagnon d’écriture, Enrique Binda se retrouve seul à assurer la promotion de cette réédition, ce qu'il fait avec des propos manquant manifestement de modestie, en tout cas si l'on en croit ce qu’en rapporte Carlos Bevilacqua dans les colonnes du quotidien argentin Página/12 en date du 7 février 2009. Vous pouvez lire cet article, Una revisión de los mitos tangueros (une révision des mythes du tango), sous ce lien.
Le caractère novateur du livre reposerait, selon l’auteur, sur la thèse défendue, à savoir que le tango ne serait pas né dans les bordels mais aurait été une expression artistique générale vue comme parfaitement honorable, très vite et très largement répandue sans aucune censure dans toute la population de Buenos Aires ("dans toutes les couches de la société") (1), avec une abondante activité d’édition de disques et de partitions et force musiciens de conservatoire interprétant couramment cette musique dans les cafés et les restaurants. Le tango ne serait donc pas l’apanage des seuls lieux interlopes. Il aurait toujours joui d’un bon accueil partout et n’aurait jamais souffert l'opprobre que de vaines légendes lui prêtent sans fondement historique. Toutefois, les auteurs reconnaissent que l’élite sociale de l’époque rejeta le genre. La raison en serait que l’étreinte trop serrée des deux danseurs offensait la pudibonderie de ce milieu patricien très inspiré par l’Angleterre victorienne. Ce en quoi je ne vois guère de monde pour leur donner tort : la haute société portègne était alors incontestablement victorienne. Sous des dehors de respectabilité prude, comme la même haute société européenne, les messieurs ne dédaignaient pas aller s'encanailler dans des lieux réputés mal famés, où se dansaient des choses pas convenables, la java dans le Paris de Toulouse-Lautrec ou le tango dans la Buenos Aires de Carriego.
Le raisonnement que tiennent les auteurs est étrange.
Que le tango fût en effet mal vu par la bonne société portègne, à une époque où cette bonne société, richissime, exerçait sans partage l’ensemble des pouvoirs, le pouvoir économique sans le frein de la moindre législation sociale, et le pouvoir politique à coup de corruption et de népotisme, n’est-ce pas justement là ce qui fait dire aujourd’hui que le genre est né dans l'opprobre et la marginalité parce qu'expression spécifique d’une plèbe abondamment méprisée et exploitée par les élites mais bien peu soumise ? Que cette plèbe ait pris les choses en main, ait produit beaucoup et avec qualité (disques, partitions, morceaux et interprètes) et ait assuré le succès de cet art, prouve surtout une chose : les manoeuvres ("los de abajo", comme on dit là-bas) étaient très nombreux (c’est une évidence), formaient donc un public important (dans lequel il est attesté et nullement contesté qu’il y avait effectivement des artistes bien formés, soit en Europe avant leur immigration, soit sur place, grâce aux précédents) et que cette main d’oeuvre méprisée prit très vite conscience d’elle-même et s’organisa (ce que montre sans contredit possible l’histoire de la gauche, de l’anarchisme et du syndicalisme comme celle de la législation et de la répression en Argentine dans le même laps de temps).
Partant de là, la révolution copernicienne, elle est où là-dedans ?
Enrique Binda, cité par Carlos Bevilacqua, (2) a beau suggérer qu’il est venu révéler une vérité historique occultée par le manque de sérieux des autres auteurs, cela fait belle lurette que des spécialistes autrement plus autorisés, comme Horacio Salas, Roberto Selles, Luis Alposta, José Gobello, Horacio Ferrer, León Benarós, disent à qui veut bien se donner la peine de les lire que le tango est né non pas dans les bordels mais dans une société où le bordel (puis le cabaret dans les années 20 et 30) était une réalité prégnante que personne ne pouvait ignorer et que personne n’a jamais ignorée, même si ça n’allait pas au teint d’une certaine Buenos Aires possédante se croyant plus européenne que sud-américaine. Et leurs recherches sont très solidement documentées elles aussi et appuyées, elles aussi, sur une méthodologie historique (3) des plus fiables. Les six auteurs que je viens d’énumérer ont tous une double, voire une triple, expérience d’artiste, d’essayiste et d’historien (4), une formation académique plutôt poussée et tous ont connu -et de près- un grand nombre d’acteurs majeurs de l’histoire du genre quand il n’en sont pas eux-mêmes un... Certes, cela les rend acteurs et analystes. Et alors ? En quoi cela invaliderait-il leur honnêteté intellectuelle et la rigueur de leur pensée ?
Citons, juste pour l’exemple, la gigantesque récollection critique des souvenirs de tous les artistes encore en vie menée par Horacio Ferrer dès le début des années 50 qui aboutit à la première édition de El Libro del Tango (1970, réédité et augmenté en 1980, épuisé aujourd’hui) ou les amitiés fécondes qui ont lié Luis Alposta à des gens comme Rosita Quiroga, Enrique Cadícamo, Cesar Tiempo, Edmundo Rivero... Il suffit de les lire, dans la collection Historia del Tango, des éditions Corregidor, par exemple, ou, dans leurs articles moins développés mais tout aussi solides, sur l’encyclopédie en ligne (bilingue espagnol-anglais) http://www.todotango.com/, pour constater qu’ils disent depuis longtemps que :
- le tango est une expression artistique populaire, qui s’est très vite consolidée et répandue largement dans la classe laborieuse et l’a dépassée, de manière fort ambiguë, jusqu’à séduire un public de notables dans les restaurants chics (El Choclo en 1903 dans un grand restaurant de la calle Cangallo, El Americano) et sous les lambris dorés des beaux salons où cette aristocratie faisait vivre les musiciens ;
- la société portègne de la Belle Epoque (puis des Années Folles) était caractérisée d’une part par une immigration pan-européenne, multilingue à une échelle inouïe (entre 1870 et 1895, la population de la capitale intra-muros a augmenté de 370%, malgré la disparition de 7,3% des habitants à cause de la fièvre jaune de l’été 1871) et d’autre part par un grand déséquilibre démographique (1 femme pour 7 hommes vers 1880 dans la capitale argentine).
Conséquence logique : la prostitution féminine y fut florissante et elle le resta jusqu’à la fin des années 40 avant de se résorber peu à peu au fil des fermetures des cabarets dans les années 50 (5).
Et il est vrai que l’idée que le tango est une "danse de bordel de naissance" est bien ancrée un peu partout, y compris dans la tête du grand public portègne, a fortiori à l’étranger (6) et que cette idée est fausse, ou plus exactement, terriblement réductrice et simpliste. Et parce qu'elle est réductrice et simpliste, elle est entretenue (comme une cocotte) par l’industrie touristique du tango, que les artistes de Buenos Aires appellent avec agacement "Tango for Export" et dont Tanguera, la comédie musicale qui tourne actuellement dans l’hémisphère nord (7) est une illustration assez réussie : tout y est faux, depuis le contenu historique du livret jusqu’à cette chorégraphie et ces costumes tape-à-l'oeil peu en rapport avec le caractère faubourien du tango.
Sur la fin de son article, Carlos Bevilacqua rappelle qu'à sa première sortie, le livre fut mal reçu par le milieu autorisé. Enrique Binda attribue cela à une "réaction corporatiste typique" (ben voyons !). Le journaliste conclut que le ton donneur de leçon de l’ouvrage peut agacer, d'autant que, s'il démolit les théories des autres, historiens comme musicologues, il se garde bien de donner une autre version des faits. L’auteur s’en sort avec une pirouette : "Nous avons préféré ne pas inventer".
Pour situer le contexte dans lequel ce livre estime apporter du nouveau et servir la vérité :
Les artistes et les experts faisant autorité aujourd'hui en matière de tango argentin s'accordent dans leur ensemble pour reconnaître que, pour l’histoire du tango, la rigueur méthodologique a été appliquée pour la première fois dans un livre d'une centaine de pages, publié en 1960 à Montevideo. En pleine période d'intervention (violente) des Etats-Unis sur tout ce continent de l'hémisphère sud. Ce livre, réédité à Buenos Aires en 1999, par les Editions Continente (qui ont absorbé Peña Lillo, le premier éditeur), s'intitule El Tango su historia y evolución. L'auteur était alors journaliste et animateur de radio et avait derrière lui une formation universitaire solide (il avait quitté les bancs de la fac pour raisons politiques, juste avant l’obtention de son diplôme d'architecte). Cet essayiste, fils de professeur d’histoire, présidait (déjà à l’époque) une association dont l’objet était la promotion, en Uruguay, du tango d'avant-garde (Troilo, Piazzolla, Salgán...). Depuis, il a fait un petit bout de chemin comme artiste (poète et comédien) et est désormais connu et honoré en Argentine, en Uruguay, sur tout le continent américain et dans le monde entier. Le public international aurait-il lui aussi des "réactions corporatistes" ? Depuis juin 1990, à ses moments perdus, cet auteur préside même la Academia Nacional del Tango de la República Argentina. Une rigolade ! Il s'agit bien sûr de Horacio Ferrer. Quelques années auparavant, José Gobello, actuel Président de la Academia Porteña del Lunfardo (c’est pas mal non plus), avait publié un premier essai linguistique sur le lunfardo et son histoire comme langue de la marginalité et de la clandestinité, devenue par la suite langue populaire commune. Cet ouvrage, qui constitue un repère épistémologique majeur, s'intitule Lunfardía, il est sorti en 1953, juste quatre ans après la levée d’une très sévère et implacable censure officielle qui avait interdit l’emploi du lunfardo et des argentinismes sur les ondes, les planches, dans la presse et l’édition, de 1944 à 1949, sous prétexte de défendre les bonnes moeurs.
Pour l’heure, je n’ai pas pu lire l’ouvrage de Lamas et Binda. Mais il me tarde de le faire. Je ne serais pas plus étonnée que, derrière ce mépris pour les historiens et essayistes engagés dans la culture tanguera, se cache quelque chose de cette tendance, jamais clairement assumée, de "droitiser" le tango, c'est-à-dire de le dépolitiser, de lui dénier son caractère de revendication politique et sociale, sa substantielle dénonciation du monde tel qu'il est, sa dimension de résistance morale, psychique et intellectuelle à l’ordre dominant, que les 6 auteurs que j’ai cités (sans oublier les deux autres, nommés dans la note 4) se sont acharnés à démontrer, au milieu des soubresauts de l’histoire et malgré une censure vigilante pendant toutes les années qui ont précédé le retour de la démocratie en 1983 (Argentine) et 1985 (Uruguay).
Tous mes articles (y compris celui-ci) sur les livres à lire, récemment parus ou non, sont regroupés sous le raccourci Disques & Livres dans la rubrique Les avenues - Las avenidas de la colonne de droite.
D’autres raccourcis mènent à divers sujets connexes : Les Troesmas et Les poètes (rubrique Les artistes), Histoire (rubrique Quelques rubriques thématiques).
Academia Nacional del Tango, Academia Porteña del Lunfardo et Todo Tango : vous trouverez les liens vers leur site dans la colonne de droite, dont la partie inférieure est consacrée aux liens extérieurs (rubrique Les institutions).
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(1) A cette époque-là, la société à Buenos Aires ne se compose pas de beaucoup de couches distinctes. Il y a essentiellement deux classes sociales : d’une part une très nombreuse main d’oeuvre, qui connaît un chômage endémique et d’assez faibles écarts de niveau de vie en son sein (ouvriers, artisans, domestiques qui vivent tous dans la capitale et gauchos qui s’y arrêtent une nuit, dans les quartiers périphériques du sud, pour conduire les troupeaux au port, pour l’exportation, ou aux abattoirs) et une toute petite, puissante et richissime élite patricienne. Entre les deux, il y a alors un fossé économique d’une ampleur sans doute inconnue à la même époque en Europe. En 1891, une classe moyenne de professions libérales et intellectuelles (professeurs, médecins, architectes, juristes...), fruit des réformes entamées par un Domingo Sarmiento dans les années 1868-1874, se fait péniblement jour en s’opposant au régime oligarchique et corrompu de la Generación del 80 alors au pouvoir et fonde, pour ce faire, l’UCR (Unión Cívica Radical). Ce parti se nait dans la violence comme celle qui existe au même moment dans le monde ouvrier lorsqu’il revendique.
Voir à ce sujet le Vade mecum historique, sous la rubrique Petites chronologies, dans la colonne de droite.
(2) "Ce qui nous a le plus motivé pour écrire ce livre a été le désir d’éclaircir, après avoir entendu pendant des années la même version erronée de l’histoire, fondée sur des anecdotes. Notre reconstitution historique suit une méthode scientifique. Le tango méritait que quelqu’un dise la vérité."
(3) et non pas "scientifique". En matière d’histoire, c’est un adjectif quelque peu discutable.
(4) Je n’en cite que six mais il y en a beaucoup plus. Les raccourcis Disques et Livres (rubrique Les avenues - Las avenidas) et Conférences (rubrique Tangoscope) de la colonne de droite, pourront vous en présenter d’autres. Il faudrait aussi citer ici l’excellent livre de Ricardo Horvath, Esos malditos tangos, editorial Biblos, BsAs, 2006, et El Tango, una historia con judíos, par José Judkovski, ed. Fundación IWO, BsAs, 1998.
(5) Aujourd’hui, à Buenos Aires, la prostitution est ce qu’elle est dans n’importe quel pays d’Europe occidentale. Il semble bien que la situation ne soit pas celle qu’on connaît dans d’autres pays sud-américains comme le Brésil, la Colombie, le Pérou ou le Venezuela, où l’indigence des bidonvilles fait le lit de la prostitution en même temps que des trafics de drogue en tout genre.
(6) C’est aussi ce que racontent non pas tous, beaucoup d’Argentins vivant à l’étranger, notamment de nombreux professeurs de danse et des musiciens.
(7) Tanguera, qui était à Paris en septembre 2008, y a fondé sa publicité sur le soi disant triomphe que le spectacle venait de connaître à Buenos Aires pendant deux ans. En août dernier, j’ai parlé de ce blog à mes amis portègnes (j’avais fait un petit article assez réservé sur cette grosse machine que je redoutais de voir débouler à Paris six semaines plus tard) et tous me faisaient répéter "¿qué? ¿cómo se llama el show? ¿quien es el director?" (hein ? quoi ? comment il s’appellen ce spectacle ? qui est le metteur en scène ?). Ils m’ouvraient des yeux ronds comme des soucoupes. Et ça finissait invariablement par quelque chose du genre "Jamais entendu parler de ce truc !" En fait, les producteurs de Tanguera ne mentaient pas, ils abusaient juste de l’expression "succès à Buenos Aires" : là bas aussi, Tanguera est un spectacle (sûrement très cher) pour touristes qui n’a jamais intéressé ni même cherché à attirer le public autochtone.
Voir à ce sujet le Vade mecum historique, sous la rubrique Petites chronologies, dans la colonne de droite.
(2) "Ce qui nous a le plus motivé pour écrire ce livre a été le désir d’éclaircir, après avoir entendu pendant des années la même version erronée de l’histoire, fondée sur des anecdotes. Notre reconstitution historique suit une méthode scientifique. Le tango méritait que quelqu’un dise la vérité."
(3) et non pas "scientifique". En matière d’histoire, c’est un adjectif quelque peu discutable.
(4) Je n’en cite que six mais il y en a beaucoup plus. Les raccourcis Disques et Livres (rubrique Les avenues - Las avenidas) et Conférences (rubrique Tangoscope) de la colonne de droite, pourront vous en présenter d’autres. Il faudrait aussi citer ici l’excellent livre de Ricardo Horvath, Esos malditos tangos, editorial Biblos, BsAs, 2006, et El Tango, una historia con judíos, par José Judkovski, ed. Fundación IWO, BsAs, 1998.
(5) Aujourd’hui, à Buenos Aires, la prostitution est ce qu’elle est dans n’importe quel pays d’Europe occidentale. Il semble bien que la situation ne soit pas celle qu’on connaît dans d’autres pays sud-américains comme le Brésil, la Colombie, le Pérou ou le Venezuela, où l’indigence des bidonvilles fait le lit de la prostitution en même temps que des trafics de drogue en tout genre.
(6) C’est aussi ce que racontent non pas tous, beaucoup d’Argentins vivant à l’étranger, notamment de nombreux professeurs de danse et des musiciens.
(7) Tanguera, qui était à Paris en septembre 2008, y a fondé sa publicité sur le soi disant triomphe que le spectacle venait de connaître à Buenos Aires pendant deux ans. En août dernier, j’ai parlé de ce blog à mes amis portègnes (j’avais fait un petit article assez réservé sur cette grosse machine que je redoutais de voir débouler à Paris six semaines plus tard) et tous me faisaient répéter "¿qué? ¿cómo se llama el show? ¿quien es el director?" (hein ? quoi ? comment il s’appellen ce spectacle ? qui est le metteur en scène ?). Ils m’ouvraient des yeux ronds comme des soucoupes. Et ça finissait invariablement par quelque chose du genre "Jamais entendu parler de ce truc !" En fait, les producteurs de Tanguera ne mentaient pas, ils abusaient juste de l’expression "succès à Buenos Aires" : là bas aussi, Tanguera est un spectacle (sûrement très cher) pour touristes qui n’a jamais intéressé ni même cherché à attirer le public autochtone.