Ce soir, la capitale argentine inaugure une exposition qui présente la plus importante collection jamais montrée au public d’objets et de documents ayant appartenu à Carlos Gardel et à sa mère, Berthe Gardés (appellée là-bas Doña Berta), tels qu’ils ont été transmis et conservé à travers un lignée d’héritiers un peu accidentée.
L’exposition se compose en fait de deux catégories d’objets : d’une part, des documents écrits (correspondance, factures, chèques, télégrammes, contrats, partitions...) et photographiques et, d’autre part, des objets de la vie quotidienne ayant appartenu à la mère et au fils.
A l’issue de l’exposition, les documents écrits seront mis à la disposition des chercheurs pour leurs études historiques et musicologiques.
Les objets, quant à eux, sont, à coup sûr, pour un bon nombre d’entre eux, authentiques et Dieu sait si à Buenos Aires, leur authentification revêt de la signification. Parce qu’il y a beaucoup de faux en circulation et parce que le lien de filiation entre Doña Berta et son rejeton, que plusieurs tribunaux ont pourtant confirmé, reste contesté par une partie des Uruguayens, tenants de la thèse dite uruguayenniste qui fait naître Carlos Gardel, à une date qui demeure mal établie et variable (ça dépend des versions) et au sein d’un arbre généalogique lui aussi sujet à de bien des variations, à Tacuarembo ou dans le département homonyme, situé au nord de l’Uruguay. Ainsi les Argentins portent beaucoup d’attention aux détails qui valident l’authenticité des objets, comme les initiales (BG ou CG) qui furent portées sur eux, ou cette étiquette tragique qui indique "Medellín", sur une boîte en bois où est rangé tout le matériel pédagogique, disques et fiches, qu’utilisait Gardel pour apprendre l’anglais à l’époque de sa mort. En 1935, en effet, une belle carrière musicale et cinématographique de latin lover lui semblait promise à New York (et peut-être à Hollywood). Il travaillait donc son anglais d’arrache-pied, comme on le voit et comme on peut l’entendre dans El Tango en Broadway (tourné en 1934) ou El Día que me quieras et Tango Bar (tous deux tournés en 1935). L’étiquette Medellín a sans nul doute été collée là après l’accident, lorsque les Colombiens ont rassemblé tout ce que l’incendie de cet avion n’avait pas détruit des bagages de Gardel et de son entourage. Au Museo Mundial del Tango (Academia Nacional del Tango, entrée par Rivadavia 833), on peut voir des documents mangés par le feu, retrouvés près du corps de Gardel, lorsque les pompiers ont pu extraire les corps des victimes des décombres fumant des deux avions qui venaient de se percuter...
D’autres objets sont attribués à Gardel ou à sa mère sans qu’on puisse vraiment tracer leur cheminement : on touche là à un "trafic de reliques" digne du meilleur Moyen-Age européen, quand abondaient les échardes de la vraie Croix, les épines de la vraie Couronne et même une ribambelle de crânes de St François d’Assise ou de St Jean-Baptiste... enfants. Parmi ces objets douteux, figure un drapeau français, parce qu’un ami personnel de Gardel, par ailleurs tout à fait fiable, racontait souvent après 1943, après la disparition de Doña Berta, que cette dernière avait l’habitude de mettre le drapeau français à côté de celui de l’Argentine pour les grandes fêtes. Peut-être est-ce vrai après 14-18 mais il y a dans cette histoire des ressemblances frappantes avec ces anecdotes apocryphes avec lesquelles les Argentins narguent leurs voisins Uruguayens et moquent leur attachement indéfectible à la légende de Tacuarembo. Il faut dire aussi que la légende de Tacuarembo, les Argentins, ça les agace !
Dans un article précédent, intitulé Carlos Gardel, plus qu’un chanteur, un mythe, je vous ai un peu raconté l’histoire compliquée de la reconstitution de sa naissance, parce qu’il a utilisé une fausse identité pendant les 10 dernières années de sa vie, pour cacher aux autorités françaises son statut juridique de déserteur (pendant la Grande Guerre). Dans cet article, je vous traduisais quelques paragraphes de son testament autographe où il avait fait de sa mère son unique héritière à la fin 1933, à la veille d’une longue tournée mondiale qui devait durer 2 ans et qui s’interrompit en fait à Medellín, entre Bogotá et Calí, le 24 juin 1935.
Elle même fit de Enrique Delfino son héritier universel. Enrique Delfino avait été le dernier fondé de pouvoir de son fils, c’est lui qui a avait suggéré à Gardel d’établir un testament avant de partir en tournée (on ne sait jamais, 2 ans, c’est long), c’est lui qui était allé la chercher à Toulouse où l’annonce de l’accident l’avait surprise, en juin 35, lui qui l’avait raccompagnée jusqu’à Buenos Aires, lui qui l’avait assistée dans toutes ses démarches administratives après la catastrophe. Enrique Delfino à son tour désigna José Razzano comme héritier d’un certain nombre de droits d’auteur de Gardel, en dépit de l’attitude assez peu franche que l’ex-partenaire de Carlitos avait eu après le décès de celui-ci (1) mais Razzano connaissait alors une mauvaise passe, les droits de Gardel le remontèrent. Ces droits qui passèrent à sa mort en 1960 à ses filles (et qui ont disparu en juin 2005, 70 ans après la mort du compositeur).
Pour ses biens matériels (dont les documents et objets personnels légués par Doña Berta), Enrique Delfino désigna héritière son épouse, Adela Blasco, qui elle-même les légua à une jeune amie qu’elle considérait comme sa fille, Nuria de Fortuny. En 2004, lorsque Nuria de Fortuny résolut de vendre une maison où tout était conservé, ce trésor de souvenirs sortit de l’oubli à l'occasion du déménagement et alla s’entasser dans le petit appartement où la vieille dame vécut ses dernières années. Nuria de Fortuny est elle-même décédée l’année dernière, à l’âge de 93 ans, et c’est la gestion de sa succession qui permet aujourd’hui de réaliser cette exposition.
Le vernissage a lieu ce soir. L’ouverture au public commence le 23 février. L’exposition est à voir au Grand Boulevard Hotel, Bernardo de Irigoyen 432, à Monserrat (à quelques centaines de mètres de l’Obélisque, le long de la avenida 9 de Julio). Les horaires d’ouverture, ce sera le soir de 19h à 22h.
Tous les articles relatifs à Gardel (y compris celui-ci) sont accessibles par le raccourci de la rubrique Les artistes (colonne de droite, partie haute).
Il existe à Buenos Aires un musée consacré à Carlos Gardel, dont la photo ci-jointe montre un des panneaux extérieurs. Tous les articles que j'ai consacré à ce musée sous l'intitulé Museo Casa Carlos Gardel dans la rubrique Quelques quartiers, villes et lieux.
Dans la rubrique Tangoscope, vous pouvez aussi accéder à tous les articles (y compris celui-ci) portant sur les expositions à Buenos Aires, depuis le 19 juillet 2008, date de lancement de Barrio de Tango.
(1) José Razzano a soutenu la thèse de la naissance de Gardel à Tacuarembo pendant toute la durée des procédures judiciaires qui ont précédé le rapatriement du corps de Gardel de Medellín à Buenos Aires, où il repose depuis le 6 février 1936 au cimetière de la Chacarita. L’Uruguay et l’Argentine se disputant la dépouille du chanteur et l’Uruguay contestant la validité des documents présentés par l’Argentine (notamment le testament, où Gardel se reconnaît... français, voir la photo que j’en ai prise au Museo Casa Carlos Gardel, dans l’article déjà cité), il y eut deux jugements, l’un à Montevideo, l’autre à Buenos Aires pour départager les avis et les deux procès aboutirent au même résultat : les documents uruguayens furent déclarés nuls pour vice de forme et les documents autographes de Gardel ainsi que les preuves apportées par sa mère de sa naissance à Toulouse (extrait de naissance, passeport etc, dont certains font partie de cette exposition) furent reconnus authentiques. Les Argentins en veulent un peu à Razzano d’avoir pris le parti qu’il a pris parce que, sa correspondance des années 20 en fait foi, il connaissait pertinemment l’histoire de famille de son compagnon et de sa maman. Il avait lui-même été reçu par la famille Gardés, en 1924, à Toulouse, lorsqu’ils firent tous les deux un arrêt dans la Ville Rose pendant leur première tournée en Europe. Razzano avait donc rencontré la grand-mère de Gardel, ses oncles et tantes et toute cette famille qui avait retrouvé, grandi, adulté et adulé, le petit bâtard qu’elle avait désavoué 34 ans plus tôt.
A la décharge de Razzano, il faut aussi considérer qu’en juin 1935, il lui était difficile de prendre un autre parti. Uruguayen lui-même (il était né à Montevideo), il était l’un des deux témoins qui, un jour de 1920, avaient accompagné Carlos Gardel au Consulat uruguayen à Buenos Aires pour établir cette déclaration sur l’honneur qui faisait naître le chanteur à Tacuarembo le 11 décembre 1887 et allait l’aider à obtenir des papiers uruguayens puis la nationalité argentine sans qu’aucun de ses nouveaux documents d’identité (passeport, livret militaire argentin) ne permettent de soupçonner qu’en 1914, il était français et aurait donc dû répondre à l’ordre de mobilisation générale.