samedi 28 février 2009

Ce qui s'est passé mercredi au Parlement uruguayen [actu]

La séance du 26 février 2009, désertée par la droite.

Mercredi dernier, le Parlement uruguayen était convoqué au grand complet, deux chambres jointes, donc en congrès (Asemblea General, dit-on à Montevideo), à la demande de la majorité de gauche (Frente Amplio, qui fédère depuis 1971 l'ensemble des partis de gauche, communistes, socialistes et autres tendances), pour déclarer anticonstitutionnelles la loi dite de Caducité (Ley de Caducidad) prise par la majorité de droite au retour de la démocratie en 1985 et validé par un référendum national.

L'idée à ce moment-là avait été d'empêcher la justice d'inquiéter tous ceux qui avaient du sang sur les mains du fait de la longue dictature militaire qui venait de tomber (1973-1985). Ainsi la ley de Caducidad protégeait ceux qu'on appelle les terroristes d'Etat (policiers et militaires ayant agi pour raisons politiques sur le sol national) et la ley de Amnistia protégeait les guerrilleros, qui avaient eux aussi commis des crimes de sang, des attentats notamment, en prenant les armes contre la Dictature.

En 2005, pour la première fois dans l'histoire de l'Uruguay, est arrivé au pouvoir un président de gauche, en l'occurence socialiste, candidat du Frente Amplio, Tabaré Vázquez, qui avait promis pendant sa campagne électorale de ne pas toucher à la Ley de Caducidad, qui apparaissait encore, 20 ans après les faits, comme une sorte de garantie de la paix civile (selon le modèle qu'avait d'ailleurs suivi l'Espagne au sortir de la dictature de Franco en 1975). Cependant, depuis qu'il a pris ses fonctions, Tabaré Vázquez n'a pas manqué une seule occasion de faire poursuivre par la Justice de son pays tous les criminels dont les actes ne sont pas non couverts par cette loi, en particulier tous ceux qui ont commis des crimes contre des Uruguayens sur des territoires étrangers, l'Argentine par exemple, ou le Brésil, ou le Chili, et ceux qui ont commis leurs crimes par crapulerie (pour s'emparer des biens des victimes ou régler des comptes personnels sous prétexte de préserver le pays de la suppposée subversion gauchiste). Il y a quelques jours, alors qu'il entame la dernière année de son mandat présidentiel et qu'il ne se représentera pas à la magistrature suprême (1), Tabaré Vázquez a déclaré que la Ley de Caducidad était anticonstitutionnelle. Ce qui n'est qu'un avis politique. Seule la Cour Suprême a la capacité juridique de prononcer un tel jugement. Et mercredi, c'était la Chambre des Députés et le Sénat rassemblés qui devaient se prononcer.

La droite dans son ensemble, constituée par deux partis, l'un très conservateur (pas d'Etat providence), l'autre plus centriste (libéral mais avec des préoccupations sociales), était opposée à ce débat. Pour beaucoup de raisons. L'ancien Président de la République, qui était au pouvoir lorsque la ley de Caducidad a été votée, aujourd'hui sénateur, voulait défendre ce qui avait été sa politique, dont il estime qu'elle a fait l'admiration du monde entier puisqu'elle a garanti une transition heureuse vers la démocratie. Beaucoup de ses collègues élus invoquaient quant à eux, non sans raison, l'incompétence de la représentation nationale sur cette question : si une loi est anticonstitutionnelle, la déclarer telle est l'apanage d'un tribunal. Pour eux, le débat législatif sapait les fondements mêmes de la démocratie uruguayenne, en mettant en cause une loi votée par la représentation démocratiquement élue puis confirmée par le peuple souverain. D'autres parce qu'ils estimaient, on est en année électorale, que la majorité ("el oficialismo") cherchait avec ce débat oiseux à détourner l'attention des citoyens des vrais problèmes du moment (la sécheresse dans le nord du pays, comme dans le nord de l'Argentine, une catastrophe pour des pays aussi agricoles que ceux-là, le chômage et l'insécurité régnant dans le pays, deux thèmes bien porteurs électoralement là-bas aussi).

Tout a été déclenché par la volonté d'une Procureure ("la fiscal"), Mirta Guianze, qui souhaite poursuivre les assassins (un bataillon militaire) d'une jeune professeure de littérature, fille d'ouvriers et militante communiste, arrêtée en 1974 et dont le corps fut rendu le jour même de son arrestation chez elle, à sa famille, à laquelle on expliqua qu'elle s'était suicidée. Cette jeune femme s'appellait Nibia Sabalsagaray.

Une partie de la droite a tout simplement boycotté la séance. Une autre est venue, le temps de lire une déclaration de principe et de se retirer, en laissant des coussins derrière soi en guise de représentants de la nation... Puisqu'il ne restait plus guère que les élus de la majorité et un senateur de droite, demeuré tout seul dans les travées de la droite, (2) le vote fut positif et la loi de caducité déclarée anticonstitutionnelle...


Le Sénateur Rafael Michelini pendant les débats du 26 février 2009

Les débats ont permis à un jeune et fougueux sénateur de faire résonner son combat dans le haut-lieu de la démocratie retrouvée : Rafael Michelini, fils d'un sénateur, Zelmar Michelini, qui s'opposa à la Dictature militaire et fut assassiné à Buenos Aires, donc à l'étranger, dans le cadre de l'opération Condor (une opération conjointe de toutes les dictatures de la région pour combattre ensemble leurs opposants et empêcher ainsi les militants de la démocratie de trouver refuge dans un pays voisin pour échapper à la répression dans leur propre pays). Ce jeune élu a même porté plainte, en dépit de la Ley de Caducidad qu'il combat de toutes ses forces depuis des années, contre un chef d'Etat du temps de la Dictature, Juan María Bordaberry, pour qu'il réponde un jour du meurtre de son père (dont il se dit innocent bien sûr).

C'est la première fois que la classe politique uruguayenne parvient à débattre démocratiquement de cet épineux problème qu'est la légitimité ou non de l'impunité pour les criminels de la dictature, puisque même ceux qui ont boycotté le débat se sont amplement exprimés sur le pourquoi du comment de leur position. Le Frente Amplio salue cet événement comme un triomphe. Parmi les candidats à la candidature présidentielle au nom du FA, le parti socialiste a d'ailleurs désigné, en lieu et place de Tabaré Vázquez, un ancien guerrillero... Les militants des droits de l'homme, Rafael Michelini en tête, estime que ce débat et ce vote sont une victoire historique, même si tout le monde, y compris Michelini, reconnaît que ce vote n'a pas force de loi et que pour lever la Ley de Caducidad, il faudra un arrêt de la Cour Suprême, ce qui arrivera peut-être.

En tout cas, l'événement a offert bien des tribunes sur Internet au Sénateur Rafael Michelini et son interview sur Diarioperfil, un site argentin, veut le coup d'être lu.

On peut consulter aussi les articles de deux quotidiens uruguayens dans leur édition du 26 février 2006 : El País et La República.



(1) La Constitution ne le lui permet pas et il vient de refuser avec la dernière énergie que ses compagnons du Frente Amplio fassent modifier la loi fondamentale pour permettre sa réélection. Seul président de gauche de l'histoire nationale, il semble pourtant jouir de la plus grande popularité qu'ait jamais connu un chef d'Etat dans ce pays.
(2) Il s'agit du sénateur Luis Alberto Heber, qu'on voit perdu au milieu des coussins et plongé dans sa lecture sur la photo noir et blanc.