lundi 2 février 2009

Joyeux anniversaire, Baires ! [actu]

473 ans aujourd'hui, en ce 2 février 2009. Un bel âge ! Et le jour où l'Eglise catholique fête, depuis des temps immémoriaux, la Présentation du Seigneur au Temple et par conséquent les relevailles de la Vierge Marie.

L’événement a sans doute eu lieu au confluent du Riachuelo et du Río de la Plata. Ce jour-là, le 2 février 1536 (on pense parfois qu’en fait ce fut le 3), un officier andalou, né à Cadix probablement en 1487, vient d’arriver là à la tête d’une flottille de 11 navires, mandaté par Charles Quint, petit-fils des rois catholiques Ferdinand et Isabelle, vainqueurs de Grenade et commanditaires des voyages de Christophe Colomb (Cristobal Colón, célèbre... Italien), Charles Quint que Victor Hugo saluait du titre d'"Empereur d'Allemagne" et que les Hispaniques connaissent sous son titre ibérique, Carlos I (Carlos Ier). Cet officier royal, Pedro de Mendoza y Luján fonde, au nom du roi d'Espagne, un poste avancé qu’il fait baptiser fort chrétiennement Puerto de Nuestra Señora Santa María del Buen Aire, du nom de la sainte patronne de sa confrérie, la Madona di Bonaria, une Vierge de Cagliari en Sardaigne (1).

Tous les marins, surtout les officiers, tous issus de la noblesse, appartenaient alors à une confrérie religieuse. Pedro de Mendoza appartenait à celle qu'avait fondée un chevalier espagnol en 1218 en action de grâce à Notre Dame (Nuestra Señora en espagnol) pour la libération de chrétiens prisonniers des Sarrazins qui tiennent la Terre Sainte, à une époque où la Sardaigne et la Sicile servaient d'escale aux croisés et recevaient les prisonniers à leur sortie des geôles orientales.

C'est au nom de cette toute première et minuscule bourgade portuaire exclusivement masculine que les Portègnes doivent leur étrange gentilé : ils sont porteños parce qu'ils habitent le Port...
En 1536, le Río de la Plata était une mer connue des Espagnols depuis 20 ans. C'est Juan Díaz de Solis qui découvrit en 1516 cette immense quantité d'eau douce en contact direct avec l'Océan. Intrigué par ce phénomène, il entreprit de l’explorer et engagea son bateau dans ces eaux à la couleur jaunâtre. Mal lui en prit. Les Européens furent attaqués par des autochtones et les survivants (dont ne fut pas Díaz de Solis) rapportèrent ensuite avoir découvert, le long des côtes des Indes Occidentales, un Mar Dulce (une mer d'eau douce). Il y a, aujourd'hui encore, une calle Mar Dulce dans le quartier de Nueva Pompeya, pas très loin de Puente Alsina, ce pont qui enjambe le Riachuelo et dont la photo du bâtiment nord (sur la rive portègne) sert de bannière-titre à Barrio de Tango.

En fait, le Río est un estuaire deltaïque dans lequel confluent plusieurs cours d'eau dont les deux plus importants sont le sur-puissant Uruguay qui descend du nord et sert de frontière entre l'Argentine et l'Uruguay (República Oriental del Uruguay) et le Paraná qui vient du nord-ouest, plus grêle (encore que !) et qui, avant de se jeter dans le Río de la Plata, s'est déjà divisé en plusieurs bras ouverts en delta. Géographiquement et en terminologie française, le Río, c'est l'estuaire du fleuve Uruguay dans lequel se jette la rivière Paraná (mais l'espagnol ne fait pas de différence entre rivière et fleuve). Uruguay et Paraná confondent leurs eaux limoneuses à quelques dizaines de kilomètres au nord de Buenos Aires et le Río de la Plata s'écoule ensuite vers le sud sur 300 km d’un cours très accidenté (des grands fleuves terrestres, c'est donc le plus court). A son embouchure dans l'Atlantique, il est large de 220 km (c'est donc le fleuve le plus large de la planète, ce dont les Argentins sont très, très fiers... Ils n'y sont pour rien, mais ce n'est pas une raison pour ne pas être fiers !)

En 1536, Pedro de Mendoza débarqua donc avec une armada de 11 navires (on avait appris la leçon de la mésaventure de Solis) et des équipages estimés à 1 500 hommes, qui n'étaient pas des enfants de choeur mais des aventuriers madrés et roués.

Les indiens querandi installés dans la région n'apprécièrent guère l'arrivée des Européens et pendant quatre ans ménèrent contre le comptoir une guerre de razzia incessante et éreintante. Ce furent les premiers malones de l'histoire portègne (2). Tant et si bien qu’ils finirent par chasser les intrus : en 1641, les Espagnols plièrent bagage et abandonnèrent le bourg fondé quatre ans plus tôt et que les Indiens rasèrent aussitôt.

Il fallut attendre le 11 juin 1580, à la fête de la Trinité, et l’arrivée sur ces rivages de Juan de Garay pour refonder Buenos Aires, sous le nom, encore plus compliqué, de Ciudad de la Santa Trinidad y Puerto Santa María del Buen Ayre, qui devint Buenos Aires lorsqu'on ne comprit plus grand-chose au lien entre Buen Ayre et la Madonne sarde protectrice de Mendoza. On commença d'y voir certains "bons vents" qui auraient conduit les navires espagnols jusqu'au fin fond de l'estuaire. Le nom de la nouvelle fondation, qui mettait au second plan son caractère de port, le plan de la ville qui s'éloigne du fleuve au lieu d'y conduire, beaucoup d'éléments symboliques plaident en faveur d’une fondation un peu plus au nord que la première, dans ce qui est aujourd'hui el Centro. Cette histoire compliquée, relativement mal documentée, donna à Jorge Luis Borges matière à écrire sa Fondación mítica de Buenos Aires, façon épique et poétique de revisiter l'histoire et de la reconstituer (en l'imposant à l'imagination des lecteurs) comme Victor Hugo réinventa à sa manière, grandiose et géniale mais historiquement fausse, l'Ile de la Cité médiévale dans son roman, Notre Dame de Paris.

On ne sait pas exactement où Mendoza avait fait bâtir son comptoir colonial.
Une hypothèse, qui a la préférence d’une majorité d’historiens, veut qu'il l'ait fait dans l'actuel quartier de La Boca. Cette hypothèse a l'avantage d'être logique. La Boca est un port naturel sur le Riachuelo, rivière qui présente (en tout cas aujourd'hui) des méandres naturels, à cet endroit et aussi un peu plus en amont, à Nueva Pompeya. La rivière est très capricieuse mais il faut passer là plusieurs mois pour le savoir et parfois quelques années même. Le Riachuelo peut faire plusieurs crues dans la même année... Ces méandres, s'ils existaient déjà tels quels en 1536, ont pu offrir des abris et la possibilité de creuser rapidement un port pour la petite flotte espagnole. De plus la toponymie actuelle de cette zone urbaine renforce cette hypothèse : la rue Pedro de Luján (quartier de Barracas) longe le Riachuelo, la rue Mar Dulce et la rue Santa María del Buen Ayre se situent toutes les deux à Nueva Pompeya (donc du côté Riachuelo et non du côté du Río, qui est ce Mar dulce qui a donné son nom à la rue).
L'autre hypothèse est la fondation plus à l'intérieur des terres, dans ce qui est aujourd'hui ce qu’on appelle el Centro, à savoir les quartiers de Monserrat et de San Nicolás, qui représentent en effet le coeur du bâti urbain historique mais qui pour antant peut n'être pas celui de Mendoza (car la ville fondée par Mendoza a été bel et bien été détruite). C'est à Monserrat, sur la Plaza de Mayo, que se trouve le Cabildo (siège du pouvoir colonial). C’est dans ce quartier qu'a été construite l'église très ancienne qui lui donne son nom (celui d’une Vierge catalane). C’est là que se dresse aujourd’hui la cathédrale métropolitaine bâtie au 18ème siècle quand Buenos Aires fut élevée au rang de capitale du Vice Royaume du Río de la Plata en 1776. Et là encore la toponymie appuie cette hypothèse : la rue Solis par exemple, l’explorateur que la première Buenos Aires n'a pas dû avoir le temps d'honorer au cours de ses 4 pauvres petites années d'existence plutôt mouvementée, relie le quartier de Monserrat à celui de Constitución, lequel ne touche même pas le Riachuelo...
Jusqu'à ce jour, on n'a pas de trace archéologique de la première fondation de Buenos Aires (songez qu'il y a seulement quelques semaines qu'on a découvert pour la première fois des restes d'un gallion coulé en 1750 dans le port de Buenos Aires, en faisant des fouilles de sauvegarde dans le quartier de Puerto Madero, cf. cet article de ce blog). L'histoire de la première fondation reposent sur quelques rares écrits : rapports militaires à la Couronne d'Espagne, récits de témoins, cartes, comme celle qui donne, en tête de cet article, cette si séduisante image de la civilisation chrétienne avec ses petits pendus très décoratifs. De quoi même se demander pourquoi les Indiens ont tant détesté ces envahisseurs, lesquels ont bien dû au passage leur violer quelques femmes (il faut bien vivre !)

On sent bien là comment le mythe de Carlos Gardel, ce flou autour de sa naissance (voir l’article en date du 31 janvier), cette polémique qui ne s’éteint pas (alors que les Argentins pourraient laisser parler les voisins uruguayens sans rajouter de l’huile sur le feu en répliquant à chaque nouvelle thèse) : le mythe de Gardel est à l'image de la ville, comme le Nil des anciens Egyptiens qui n'en connaissaient pas la source. Les origines se perdent dans l'obscurité des temps et des terrae incognitae.

En 1936, pour les 400 ans de la première fondation de la capitale argentine, un gouvernement de fait, durant ce qu'on a appelé la Década Infame (1930-1943), un gouvernement vassalisé par les grandes puissances commerciales qu'étaient alors la Grande-Bretagne et déjà les Etats-Unis (alors en pleine politique du Gros Bâton, s'efforçant de faire de toute l'Amérique du Sud leur arrière-cour politique et économique), ce gouvernement anticonstitutionnel a donc fait élargir la Avenida 9 de Julio (3) et ériger au carrefour entre 9 de Julio et Corrientes un obélisque de 30 mètres de haut qui porte sur ses quatre faces les 4 dates fondatrices : les deux fondations de Buenos Aires et les deux déclarations d'indépendance, correspondant aux deux fêtes nationales. Cette obélisque est une réplique, non pas de celui de la place de la Concorde comme se l’imaginent les Français, non sans un brin de fatuité, mais de celui du Mail de Washington, celui de la perspective du Capitole, celui qu'on vient de voir et de revoir au fond des images de foule lors de la prestation de serment de Barack Obama... Et comme souvent dans la culture populaire à Buenos Aires, le peuple a bien vite oublié cet acte d’allégeance à l’Oncle Sam, a adopté le monument, en a détourné le sens politique officiel pour le charger d'une valeur affective nationale et en faire un symbole de la capitale argentine...
Pour les autres articles sur l'histoire de Buenos Aires et de l'Argentine, vous trouverez aussi raccourci dans la colonne de droite (partie supérieure).



(1) La Madona di Bonaria devait son nom à un phénomène local d'accumulation des fumées (en ce temps-là ceux des foyers environnants) qui stagnaient au-dessus de Cagliari, faute de vent pour les disperser, et gênaient la respiration et la vue. Le nom de la Vierge lui a été donné pour servir de protection contre ce désagrément que les modernes que nous sommes ont baptisé nuage de pollution. Et vu ce qu'il y a de nos jours comme nuage de pollution au-dessus de Buenos Aires, il faut croire que c’était prophétique ! Bonaria est d'ailleurs le nom de Buenos Aires en cocoliche, ce langage à moitié espagnol et à moitié italien que baragouinaient les immigrants italiens à leur arrivée...
Pedro de Mendoza ne vit pas la destruction de son comptoir, il mourut lors d'un naufrage quelque part dans l'océan Atlantique, en 1637, sur le chemin du retour vers Cadix.
(2) Le malon, à Buenos Aires, c'est une attaque soudaine, sauvage, conduite par surprise et en groupe. Au début du 20ème siècle, le terme désigne les embuscades avec lesquelles les bandes de hors-la-loi règlaient leur compte entre elles, en faisant parfois des victimes latérales. Aujourd'hui, on l'emploie pour désigner les comportements violents des groupes de hooligans qui gâchent là-bas aussi la fête pourtant très populaire et quasi-rituelle qu'est un match de foot.
(3) 9 juillet 1816 : deuxième déclaration d'indépendance, faite à Tucumán et où se dessine l'Argentine dans ses frontières plus ou moins actuelles, en tout cas pour ce qui est du nord du pays (le sud reste encore à conquérir et cette conquête durera jusqu'aux années 1870 et ce n'est pas terminé en ce qui concerne les îles Malouines que l'Argentine entend toujours récupérer). Le 25 mai 1810, la déclaration d'indépendance, qui va être fêtée par le Bicentenaire de l'année prochaine, concerne un territoire plus vaste et plus flou et s’est essentiellement traduite par le refus d’obéir au Vice-Roi et le renvoi en Espagne du Grand-Inquisiteur.
A Buenos Aires, il est presque possible de repérer à l’oeil nu comment ces répétitions fondatrices récurrentes ont laissé leur marque dans l’identité locale : c’est une ville remplie de doublons. Le métro compte quelques couples de stations, sur des lignes différentes, qui portent le même nom. Carlos Gardel a au moins deux lieux de naissance (sans parler des dates qui sont encore plus nombreuses, les partisans de la naissance de Gardel à Tacuarembo débordant d'hypothèses diverses et variées pour faire coller les différents morceaux du puzzle) et le Día Nacional del Tango fête l’anniversaire de naissance (le 11 décembre mais en deux années différentes) de deux artistes, Carlos Gardel et Julio de Caro...