lundi 16 février 2009

Week-end faste pour les Droits de l’Homme à Buenos Aires [Actu]

Photo publiée par Página/12

C’est alors qu’elle inaugurait, aux côtés du Directeur Général de l’UNESCO, le premier Centre International pour la Promotion des Droits de l’Homme dans ce qui fut l’une des plus sinistres geôles de la dernière dictature argentine, que la Présidente Cristina Fernández de Kirchner a annoncé l’identification du 97ème petit-enfant recherché par l’association Abuelas de Plaza de Mayo (Grands-mères de la Place de Mai).

Cette jeune femme de 32 ans, restée anonyme à la demande express de sa soeur aînée, est la fille cadette de Antonio García et Beatriz Recchia et la soeur cadette de Juliana García Recchia (photo), qui est aussi la secrétaire de Estela de Carlotto, la Présidente de Abuelas. Pour préserver l’intimité de leur rencontre fraternelle, le nom actuel de la jeune femme et celui de ses parents adoptifs ont été gardés secrets. L’association Abuelas parlant à leur sujet d’"apropiadores" (et non de "padres adoptivos"), nous avons sans doute affaire à l’un de ces couples complices de la Dictature et ayant agi avec ce bébé en toute connaissance de cause (contrairement à l'identification de décembre dernier). Il est donc probable que ces gens auront très bientôt à répondre d’un rapt de bébé et d’une dissimulation d’identité devant la justice. L’annonce faite par la Présidente de la République à l’ESMA fut en effet suivie d’une conférence de presse au siège de Abuelas, en présence de doña Estela et de sa secrétaire, qui de joie ne touchait plus terre (1) et qui a déclaré : "Ma soeur est née aujourd’hui, quand elle a appris qui étaient ses parents. Ce fut une grossesse de 32 ans pour ma mère et nous avons été nombreux à l’accoucher [...] Personne ne m’a dit que j’avais une soeur mais j’ai touché le ventre de ma mère (2). [...] Je me souviens du ventre de maman. Je touchais ma soeur à travers son ventre. Ce contact physique-là... il n’y a pas de mots. Je n’arrive pas à croire qu’on a pu nous voler ça, qu’on nous ait volé 32 années."

Le 12 janvier 1977, une trentaine de militaires en civil ont fait irruption au domicile bonaerense d’Antonio García et Beatriz Recchia, respectivement professeur d’histoire-géo dans le secondaire et institutrice de maternelle. Tous deux étaient des militants catholiques et ils avaient rejoints les rangs Montoneros (la gauche révolutionnaire péroniste). Il y eut une fusillade dans la maison, Antonio fut tué et enterré ensuite de manière anonyme dans le cimetière de la ville de Boulogne, dans la banlieue de Buenos Aires (3). Beatriz, enceinte de cinq mois, fut emmenée. D’elle, on sait juste par des survivant qu’elle fut un temps détenue à el Campito de Campo de Mayo (un centre de détention clandestin comme il y en avait beaucoup dans tout le pays et notamment en Province de Buenos Aires) La petite Juliana, trois ans, qui était présente dans la maison au moment des faits, fut confiée à sa grand-mère maternelle. Aucun des quatre grands-parents n’aura vécu assez longtemps pour connaître leur deuxième petite-fille, née en mai 1977 dans la maternité clandestine du camp de Campo de Mayo. On sait que si ce bébé avait été un garçon (le couple avait déjà une petite fille), ses parents l’auraient appelé Ignacio. Il semble qu’on ignore le prénom choisi pour une fille. En 1978, les pouvoirs publics ont indiqué à la famille l’emplacement de la tombe d’Antonio. C’est tout ce que ces parents ont pu savoir de leur vivant.

Antonio Domingo García était né le 15 mars 1947 à Buenos Aires. Beatriz Recchia était née le 17 mai 1949, dans la ville de Florida, dans la banlieue nord de la capitale. Ils s’étaient rencontrés dans un TD d’histoire à la fac et s’étaient mariés en janvier 1972. Leur première fille était née deux ans plus tard, le 30 décembre 1973. Pour rendre hommage à ses parents et que tout le monde sache qui ils étaient, elle a publié ce samedi une lettre que son père lui avait écrite avant sa naissance, lorsqu’il avait appris qu’ils allaient être parents. Une très belle lettre dont Página/12 donne le texte dans son édition du 14 février 2009 :

Querida Juliana o querido Ezequiel,
Hace unos pocos días que sabemos, mamá (¡qué lindo que suena mamá!) y yo de tu existencia, de que estás entre nosotros. Sos muy poca cosa; tan poca, que todavía ni tenés cerebro. Sin embargo, no te imaginás todo el bien que nos traés, todo lo que ya te queremos. Hoy estoy en una jornada con chicos y chicas de 3º comercial del Pío XII. Uno de los pocos momentos tranquilos que hay, y por eso estoy escribiendo. Un poco para pensar mientras corre la lapicera. Quiero contarte un poco de tus padres. De cómo somos, qué sentimos. [...]

Chère Juliana ou cher Ezéquiel,

Cela fait quelques tout petits jours que nous savons, Maman (comme ça sonne bien, Maman !) et moi que tu existes, que tu es parmi nous. Tu es bien peu de chose, si peu que tu n’as même pas encore un cerveau. Pourtant, tu ne t’imagines pas tout le bien que tu nous fais, tout l’amour dont nous t’aimons déjà. Aujourd’hui j’ai une journée avec des jeunes de 3ème commerciale du lycée Pie XII. C’est un des petits moments de répit que j’ai, alors j’écris. Un peu pour penser au fil du stylo. Je veux te parler un peu de tes parents. De qui nous sommes, de ce que nous sentons. [...]

Si vivimos, vivimos para los demás, para el hermano. Pese al egoísmo que tenemos adentro y que nos jode y no nos deja ser todo lo entregados que quisiéramos. En esa vida hacia fuera se conjuga todo nuestro ideal, aquello por lo que nos sentimos mutuamente atraídos, y que hizo que comenzáramos a caminar juntos. Ese amor hacia el otro, un amor-teórico en un principio, cuando los dos lo canalizábamos dentro de la Iglesia se fue transformando en algo más concreto: el amor al otro hoy y aquí pasa por al amor político, por el compromiso con el pueblo, con el explotado, con el pobrerío, con esos millones de hombres que sufren por un mundo mejor aquí, en la Argentina y en esta querida América latina, la Patria Grande. Ese amor concreto al pueblo se hace real en el peronismo, que abrazamos al principio con muchas dudas, y del que ahora, por suerte, es imposible salir, porque es parte de nosotros.
Antonio García (15 mars 1947-12 janvier 1977)

Si nous vivons, nous vivons pour les autres, pour notre frère. Malgré l’égoïsme que nous portons en dedans et qui nous enquiquine et ne nous permet pas d’être aussi donnés aux autres que nous le souhaiterions. Dans cette vie tournée vers l’extérieur (4), se conjugue tout notre idéal, cela même pour quoi nous nous sommes sentis mutuellement attirés et qui fit que nous avons commencé à cheminer ensemble. Cet amour pour l’autre, un amour théorique au début, quand tous les deux nous l’avons canalisé dans l’Eglise s’est peu à peu transformé en quelque chose de plus concret : l’amour de l’autre aujourd’hui et ici passe par l’amour politique, par l’engagement avec le peuple, avec l’exploité, avec le miséreux, avec ces millions d’hommes qui souffrent pour un monde meilleur ici, en Argentine et dans notre chère Amérique Latine, la Grande Patrie. Cet amour concret pour le peuple s’est fait réalité dans le péronisme, que nous avons embrassé au début avec beaucoup d’hésitations et dont aujourd’hui, c’est heureux, il nous est impossible de sortir, parce qu’il est une part de nous [...]
(Traduction Denise Anne Clavilier)


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Le jour même, à l’ESMA (Escuela Superior de Mecánica de la Armada, Ecole supérieure de mécanique de la Marine), la Présidente Cristina Fernández signait un accord avec l’UNESCO qui établit un Centre de promotion des droits de l’homme géré par l’UNESCO dans les locaux de l’ESMA, cette institution militaire qui pendant la dernière dictature servit de centre de torture pour de très nombreux opposants dont plusieurs parents des enfants recherchés par l’Association Abuelas de Plaza de Mayo (voir à ce sujet tous les articles de Barrio de Tango relatifs au combat de cette association en cliquant sur le mot-clé Abuelas, sous le titre du présent papier). C’est le premier centre de ce type que l’UNESCO met en place et c’est une fierté légitime pour l’actuel gouvernement argentin que ce pays ait été choisi, 25 ans seulement après la fin d’une des plus redoutables dictatures militaires du 20ème siècle, qui aura tout connu en la matière, depuis les régimes autoritaires et policiers jusqu’aux plus terroristes des totalitarismes d’Etat, en URSS, en Allemagne, en Italie, en Chine, au Cambodge, et aux différents racismes institutionnalisés (Apartheid et autres Racial Segregation). La Présidente argentine a profité de l’événement pour exiger dans son discours que la justice de son pays fasse son travail et mène jusqu’au bout les procès en cours ou à venir contre tous les criminels d’Etat (5). Le cours de la justice formait déjà une partie de son discours d’investiture du 10 décembre 2007.

Et soit dit en passant, pour qui aime l’éloquence politique, Cristina Fernández est une remarquable oratrice. Vous pouvez pendre connaissance de l’intégralité de son discours à l’ESMA samedi, comme de tous ceux qu’elle a prononcés depuis son accession à la Casa Rosada, sur le site de la Présidence de la Nation (uniquement en espagnol, la mention "inglés" dans le bandeau supérieur du site ne concerne en fait que la traduction des têtes de chapitre de la colonne de gauche).
Dans la colonne de droite, les raccourcis vous permettent de trouver les autres articles par thème. Ici Actu (pour actualité politique et société en Argentine et en Uruguay), Histoire et Jactance & Pinta pour ce qui est de la langue orale (à Buenos Aires comme en Europe francophone).



(1) "No caigo, no caigo", répétait-elle pendant la conférence de presse ("je ne tombe pas", au sens "je reste en lévitation", "je reste sur mon petit nuage"). D’où "je ne touche pas terre" en français, qui se dit autant pour un débordement de joie que pour une surcharge d’activité. En français, pour une grande joie, on peut dire aussi qu'on ne redescend pas sur terre.
(2) En fait Juliana García a dit : "yo toque la panza de mi vieja". Panza, c’est le mot couramment utilisé en Argentine pour désigner le ventre (de préférence à vientre, qui est plus commun en Espagne, où panza sonne contre un archaïsme). Vieja en lunfardo, c’est la vieille, et donc la mère, el viejo, c’est le père et los viejos, la plupart du temps ça veut dire les parents (pour les vieux, on dit los ancianos ou la gente mayor). A l’inverse de la formule "le vieux", "la vieille" (au sens de père et mère) qui est très insolente en français et ou constitue un manque de respect ou d’éducation incontestable ou traduit un violent contentieux, viejo, vieja, à Buenos Aires c’est une expression pleine de tendresse et même de vénération.
(3) Boulogne a été baptisée ainsi en hommage à Boulogne s/ Mer (qui a aussi une rue à Buenos Aires, non loin de l’Abasto) : Boulogne sur Mer en France, où en 1850 mourut le général José San Martín, el Padre de la Patria (le fondateur de l’Argentine indépendante). Dans la banlieue de Buenos Aires, il y a aussi une ville qui porte le nom de Grand-Bourg, aujourd’hui un quartier d’Evry en Ile-de-France (Gran París), où San Martín a vécu jusqu’en 1848, date à laquelle il a préféré s’éloigner d’un Paris insurgé contre la Monarchie de Juillet.
(4) Antonio García vient d’expliquer que lui et sa femme n’ont guère le temps de profiter de leur petit chez eux à se regarder en amoureux les yeux dans les yeux, qu’ils sont pris par l’action et ne profitent pas l’un de l’autre autant qu’ils le désireraient.
(5) L’Argentine n’en finit pas de ne pas arriver à panser ses plaies parce que la complexité du Code de procédure pénale permet aux défendeurs de faire jouer des tas d’articles et d’alinéas pour gagner du temps. On voit ainsi des bourreaux avérés sortir à l’air libre parce que les délais légaux de préventive sont dépassés ou parce que leurs avocats ont pu faire jouer une disposition de clémence pour des maladies plus ou moins simulées. Voir sur ce point les articles de Barrio de Tango consacrés au
jubilé de la démocratie en octobre-décembre 2008 et notamment la note sur la loi de Punto final (loi du point final) dans un article du 10 décembre 2008, 25 ans après le retour de la démocratie, une découverte macabre.