samedi 13 avril 2013

Scandale campagnard [Actu]


“Esto no lo vamos a cambiar negociando. En nuestra zona (norte de Santa Fe), los productores están dispuestos a que esta porquería que está en el gobierno se vaya a patadas... Hay muchos métodos psicológicos y de acción que se pueden implementar para destituir y hacer desaparecer a toda esta gente, porque no es una institución el problema, el problema es la gente que está dentro del Gobierno”, exclamó el productor agrícola ganadero Daniel Stechina
Página/12

Tout ça, on ne va pas le faire changer par la négociation. Par chez nous [nord de la Province de Santa Fe], les producteurs [patronat agricole] sont déterminés à ce que cette cochonnerie qui est au sommet de l'Etat s'en aille à coups de pied [où je pense]... Il existe plein de méthodes psychologiques et pratiques qu'on peut utiliser pour destituer et faire disparaître tous ces gens parce que le problème, ce n'est pas l'institution, le problème, ce sont les gens qui sont au Gouvernement, s'est écrié l'éleveur Daniel Stechina.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Cette intervention spontanée s'est produite mercredi, lors d'une réunion publiques des patrons agricoles dans la Province de Santa Fe organisée par la Mesa de Enlace (la Table-Ronde), une institution qui fédère depuis les grandes manifestations de 2008 (voir le mot-clé Campo dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, pour y accéder) toutes les organisations patronales du secteur pour lutter contre la politique de Cristina de Kirchner sur tous les sujets ou peu s'en faut. La Mesa de Enlace fait actuellement le tour des provinces pour recueillir les doléances des responsables du métier, le tout dans le cadre d'une campagne électorale pour les législatives, provinciales et nationales, de mi-mandat en octobre. D'après Página/12, il s'agirait même de raviver l'anti-kirchnerisme et de mettre le plus de bâtons possibles dans les roues du Gouvernement en place. Or dans la salle de réunion où ces propos incendiaires ont été tenus, il se trouve qu'avait pris place dans le public un député national de l'UCR, un parti actuellement en crise doctrinale et stratégique des plus pathétiques mais surtout l'une des forces traditionnelles de l'opposition au péronisme. Et ce monsieur n'a pas ouvert la bouche pour défendre les principes démocratiques et l'inviolabilité de la sanction des urnes.

C'est Página/12 qui a révélé cette violente prise de position d'un professionnel qui s'exprimait à titre particulier (il n'a aucun mandat représentatif dans aucune des organisations rassemblées dans la Mesa de Enlace et semble même n'avoir sa carte dans aucune d'entre elles). Il n'en reste pas moins que les propos étaient pour le moins anti-démocratiques et que malgré cela, ils n'ont donné lieu, sur le coup, à aucune condamnation morale de la part des responsables syndicaux qui animaient la réunion, or en appeler à l'emploi de méthodes de subversion et jouer avec la notion de disparition (1) renvoient là-bas aux pires heures de la Dictature Videla-Galtieri et consorts entre 1976 et 1983.

Après que l'édition santafésienne de Página/12, Página/12 Rosario, ait publié l'information, la Chambre d'Agriculture a émis une condamnation formelle, qui s'est accompagnée sur le terrain par des commentaires ambigus comme celui de Eduardo Buzzi, le patron de la Fédération Agraire (Federación Agraria), qui a cru pouvoir en rire (2) : “se le salió la cadena a ese muchacho y nada más (...), es una expresión minoritaria de la cual no nos hacemos cargo” - Ce garçon, il s'est lâché et voilà tout (....), c'est une expression minoritaire que nous ne reprenons pas à notre compte. (Traduction Denise Anne Clavilier).

Dans le moment tendu que vivent les Argentins, un mois après avoir attiré les regards du monde entier à cause d'une fumée blanche en Europe, un mois après que Videla, depuis sa prison, en ait profité pour inviter les officiers jeunes et robustes à commettre un nouveau coup d'Etat contre le gouvernement en place, en phase ascendante de la campagne électorale et en pleine refonte de leur système judiciaire que la Présidente tente, bien difficilement, d'ouvrir à un peu plus de démocratie (3), cette argumentation furieuse, provenant d'un secteur qui a toujours soutenu la Dictature et tous les coups tordus de l'histoire depuis les années 1820, a de quoi faire trembler...

D'autant que les patrons agricoles réunis dans la Province de Santa Fe ont nommément cité la réforme judiciaire comme motif de rejet du Gouvernement, qui serait prêt à aller toujours plus loin, jusqu'à tout leur prendre. Et ils ont aussi évoqué, l'air de rien, les ravages que causeraient à l'économie nationale et donc au Gouvernement l'arrêt qu'ils pourraient décider, comme mesure de rétorsion, de toute exportation du soja et la grève des impôts qu'ils pourraient mettre en œuvre pour assécher les moyens de l'Etat, qui ne pourrait plus fonctionner (ils envisagent de mettre en danger l'école, les hôpitaux, la défense, la police, les tribunaux, les théâtres, les musées...). Ce serait un véritable attentat contre leur propre pays et sa balance commerciale douze ans après le krach financier national de Noël 2001. Or on sait que traditionnellement ce secteur n'a jamais hésité à jouer contre le pays pour préserver ses intérêts particuliers.

L'incident donnait ce matin un dossier très nourri et particulièrement intéressant dans Página/12 sur les deux sujets : l'éventuelle déloyauté du secteur agricole (el campo) envers la bonne marche démocratique du pays et le tir de barrage que rencontre la réforme judiciaire. Soit une dizaine d'articles qui couvrent presque toute la palette des enjeux.
Parmi ces articles, Página/12 publie l'interview d'un autre participant à la même réunion de Santa Fe, un éleveur qui commercialise aussi des machines agricoles.
Depuis tant d'années que je parcours ce journal presque tous les jours, c'est la première fois que je vois s'y exprimer un représentant de la droite ! Et l'interview est instructive : le type réussit à ne répondre à peu près à aucune question et emploie tout du long une langue de bois 100% ébène (ou quebracho pour le dire à l'argentine). Il faut le lire pour le croire. Il parle même du patronat agricole comme de malheureux travailleurs en train de tout perdre parce que le Gouvernement les plume (on croirait entendre un syndicaliste de la FNSEA en France, où le paysage socio-économique de l'agriculture n'a strictement rien à voir avec le tableau que présente le même secteur en Argentine, au Brésil ou aux Etats-Unis).

Alors le sang de Daniel Paz et Rudy n'a fait qu'un tour et ils se sont surpassés avec cette une en couleur et la traditionnelle vignette de la manchette en haut à gauche. Dans les deux cas, ils nous montrent la même caricature du représentant du campo dont vous connaissez bien désormais les gros sourcils, la moustache de sapeur et le raisonnement bas de plafond...

Dessin en couleur :

Sincericidas (traduction impossible : il s'agit d'un néologisme qui mêle l'adjectif sincero – sincère ou simple, sans ostentation- et genocidas -génocidaire, le terme qui est employé pour désigner les bourreaux de la Dictature et les responsables de la répression pendant ces années de plomb. Les sincères en question sont sans doute les membres de la majorité. Mais on peut encore entendre sin sinceridad – sans sincérité... Et vous pouvez empiler ainsi les manières de lire ce jeu de mots).

Le journaliste : Vous avez proposé de flanquer dehors à coup de pied [où je pense] le Gouvernement et de le faire disparaître ?
Le représentant du Campo : Oui, comme ça, ils ne pourront plus dire qu'on a aucune proposition à faire.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ce dessin est à rapprocher de celui qu'ont publié les deux mêmes auteurs le 3 octobre 2012...

Quant à la vignette, la voici en plus gros :

Le jeune type : Ils veulent démocratiser la justice.
Notre patibulaire moustachu : Compte dessus et bois de l'eau fraîche. Pas question de partager mes juges avec personne (4).
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :
lire l'interview de l'éleveur qui ne sait même pas combien d'hectares il possède ("oh très peu, très peu !").
En Argentine, on évalue les propriétés agricoles au kilomètre carré, jamais à l'hectare (l'hectare est réservé à la mesure des jardins des particuliers riches).
lire l'article sur les condamnations des propos tenus (essentiellement en provenance de la majorité aux affaires)
lire l'interview du député Héctor Recalde, du Frente para la Victoria (Cristina de Kirchner), avocat spécialisé dans la défense des syndicats et des salariés de son état et partisan de la réforme de la justice
lire l'article sur la première réunion de débat public tenue hors de Buenos Aires par le mouvement Justicia Legitima, un groupe de professionnels de la justice qui a inspiré la réforme en cours d'examen parlementaire
lire l'article détaillant les arguments des opposants à la réforme
lire l'article sur le caractère corporatiste de la Justice argentine


(1) Les victimes de la Dictature sont désignées comme les "disparus" (on ne dit pas "les morts", "les tués" ou "les assassinés", ni même "les victimes" ou "les martyrs", on dit les disparus : desaparecidos. Et quelques amis de jeunesse des Kirchner sont au nombre des 30 000 disparus de la Dictature).
(2) En pays latin, nos politiques, issus de nos vieilles démocraties, tentent eux aussi de traiter par la dérision les saillies imbéciles de leurs partisans ou de leurs compagnons de parti pour en dissimuler le caractère parfois insupportable (on a en mémoire en France des propos racistes sortis de la bouche d'un ministre de l'Intérieur de Nicolas Sarkozy ou des propos presque séditieux dans celle d'un ministre du redressement industriel de François Hollande).
(3) Le Congrès discute en ce moment un train de nouvelles lois dont les plus polémiques sont une professionnalisation de la formation de avocats et l'ajout de quelques membres au Conseil de la Magistrature qui devraient désormais être désignés par le suffrage universel alors que ce Conseil est élu par un corps électoral composé uniquement de magistrats et d'avocats, ce qui, joint à l'extrême endogamie sociale qui caractérise le monde judiciaire, soutient l'existence d'une sorte d'Etat dans l'Etat et une magistrature très corporatiste, machiste, parfois plus sensible aux intérêts et aux préjugés de classe qu'à l'équité et à l'esprit de la loi. L'opposition politique et celle qui existe parmi les juges en viennent à prétendre que la séparation des pouvoirs serait mise en danger par l'introduction de cette part de suffrage universel dans le processus, que l'on ne peut pas faire élire des magistrats par le citoyen tout-venant qui n'a pas de compétences professionnelles en droit, que ces dispositions contreviennent à l'esprit de la Constitution, c'est-à-dire à l'esprit de Juan Bautista Alberdi, le génial intellectuel qui l'a conçue en 1853, et que la Présidente cherche par là à s'organiser un régime d'impunité (on se demande comment, mais il y a des gens pour l'affirmer avec aplomb). Il faut aussi ajouter que la réforme prévoit de soumettre les juges à l'impôt sur le revenu, dont ils ont toujours été exemptés jusqu'à ce jour... Chaque métier a ses avantages !
(4) Allusion directe à une vieille croyance qui veut que les juges soient cul et chemise avec le patronat, surtout dans les régions rurales, où les uns et les autres étaient et restent en partie issus du même milieu social et ont donc tendance à se ménager les uns les autres. Même quelqu'un d'aussi peu politisé que le poète de tango Enrique Cadícamo (1900-1999) y fait allusion dans ses mémoires au sujet d'un conflit qui opposa peu après sa naissance son père, intendant d'un domaine agricole, à son patron, qui refusait de le payer et de la corruption du juge, qui était l'un des affidés du patron malhonnête.