Comment
fêter dignement le trois millième article que je publie
dans ce blog, lancé le 19 juillet 2008 ? Comme d'habitude, il
fallait que je trouve un sujet qui soit en résonance avec l'heure et qui s'articule avec le corps et l'objectif de ce
blog, l'étude de la manière dont se déploie
l'actuelle et passionnante élaboration de la culture nationale
en Argentine, le tout dans la torpeur qui suit les fêtes de
Pâques, point culminant du calendrier chrétien mais
aussi de cette immense vague de papamania qui a submergé
l'Argentine depuis la fin du conclave (et pas seulement
l'Argentine)...
Pour
une fois, je fais donc pour cet article numéroté un
retour en arrière et, en ce lundi de Pâques, alors qu'un hincha du San Lorenzo ultra-déterminé a réussi à remettre una camiseta azulgrana au Pape (quelque peu réticent) hier, sur Piazza San Pietro (pour comprendre le langage footeux, voir mon article du 19 mars 2013), voici
l'homélie, tirée au cordeau comme d'habitude, que le
Cardinal Jorge Bergoglio, qui vient d'accéder au trône
de Saint-Pierre (ceci dit en passant pour ceux que les cloches
auraient ramenés non pas de Rome mais de la planète
Mars hier matin), a donnée à Luján, dans la
Province de Buenos Aires, le 8 mai 2010, en une double occasion, le début des célébrations du Bicentenaire du
pays et le grand pèlerinage qui fait converger de nombreux
Argentins dans cette cité mariale populaire et rurale, où
l'on vénère une Vierge bien particulière, qui a
été choisie comme sainte Patronne du pays. Ceux qui ont
suivi de près les différentes célébrations
qui se sont tenues à Rome depuis la fin du conclave
reconnaîtront, malgré le passage de l'italien pontifical
à l'espagnol rioplantense, le style clair, très oral
(donc un brin répétitif), accessible à tous et
pourtant très élaboré de l'actuel Pape, formé
à l'école très structurante de la tradition
jésuite.
En
l'occurrence, j'ai conservé la typographie de la source (site Internet de l'Archevêché de Buenos Aires), avec ces
phrases en gras, qui facilite encore plus la lisibilité du
texte, retranscrit à partir de l'enregistrement audio réalisé
pendant la messe (1)
Aquí
en Luján hubo un gesto de la Virgen y
nos hace bien recordarlo: en 1630 una pequeña imagen
de la Pura y Limpia Concepción,
se quedó. Iba a otra parte la caravana, pero la Virgen provocó
la parada.
Desde
ese momento en este lugar hubo visitas, peregrinaciones, encuentros
con la Virgen. Desde ese momento la Patria tuvo madre. La imagen, al
principio, estaba en una taperita, después una iglesia... y
hoy la Basílica tan linda y tan cuidada.
Mgr
Jorge Bergoglio, sj
Ici,
à Luján, il y a eu un geste de la Vierge et c'est bon
pour nous de nous en souvenir : en 1630, une figurine de la Pure et
Immaculée Conception a refusé de bouger. La caravane
allait ailleurs mais la Vierge força l'arrêt [ici].
Depuis
cette date, à cet endroit, il y a eu des visites, des
pèlerinages, des rencontres avec la Vierge. Depuis cette date,
la Patrie a eu une mère. La figurine, au début, se
trouvait dans une petite niche, plus tard dans une église et
aujourd'hui, dans cette Basilique si belle et dont on prend tant soin.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Aquí
aprendimos a detenernos y recibir vida.
Aquí junto a la Madre de Jesús venimos a descansar, a
confiarle la vida de otros, la vida que muchos fueron cargando en la
peregrinación, en el silencio y la oración por el
camino. Aquí el pueblo sencillo y creyente de nuestra patria
fue creciendo también en algo tan característico del
lugar: la solidaridad y la fraternidad. Y con este modo
simple, de encuentro y silencio armó nuestra Madre el
santuario: esta es la Casa de los argentinos.
La Patria, aquí, creció con la Virgen; la Patria aquí
tiene a su madre.
Mgr
Jorge Bergoglio, sj
Ici,
nous avons appris à faire halte et à recevoir la vie.
Ici, à côté de la Mère de Jésus,
nous sommes venus nous reposer, lui confier la vie d'autres
personnes, la vie dont beaucoup se sont chargés en chemin
pendant le pèlerinage, dans le silence et la prière.
Ici, le peuple simple et croyant de notre patrie a grandi aussi dans
quelque chose qui est très caractéristique de ce lieu :
la solidarité et la fraternité. Et c'est de cette façon
simple, faite de rencontre et de silence, que notre Mère a
monté le sanctuaire. C'est ici la Maison des Argentins. La
Patrie, ici, a grandi avec la Vierge. La Patrie ici a sa mère.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
¡En
esta su Casa de Luján cuántos vinieron
a recibir la fe en el
bautismo, a cumplirle promesas
o a confiarle su necesidad, sus dolores o sus problemas! Por el
templo anterior a esta Basílica, cuando la Patria empezaba,
pasaron San Martín y Belgrano al principio y al final de sus
campañas. Pasaron ellos, como muchos, en medio de la gloria, y
cuando quedaron solos y olvidados, le confiaron su tristeza. Sabían
que la Patria tenía Madre.
Hoy
es su fiesta, al celebrarla a
Ella que recoge las visitas y las oraciones de los hijos, le pedimos
aprender a ser como el Negro Manuel, silenciosos observadores de la
vida y el camino de esta Patria, y a rezar por ella con la fidelidad
del pueblo que intuye esta presencia de madre y por eso confía.
Somos parte de esta historia del milagro que continúa y se
sigue escribiendo. A ella también le pedimos la gracia de
saber trabajar por la Patria, hacerla crecer en la paz y concordia
que nos da el sentirnos hermanos, desterrando todo odio y rencor
entre nosotros.
Mgr
Jorge Bergoglio, sj
Dans cette Maison de Luján, qui est la sienne, on est venu recevoir
la foi dans le baptême, tenir des promesses, lui
confier nos besoins, nos douleurs ou nos soucis ! Dans le sanctuaire
antérieur à cette Basilique, quand la Patrie commençait
tout juste, San Martín et Belgrano (2) sont passés, au
début et à la fin de leurs campagnes. Ils sont passés,
eux comme beaucoup [d'autres], au milieu de la gloire et quand ils se
sont retrouvés seuls et oubliés, ils lui ont confié
leur tristesse. Ils savaient que la Patrie avait une Mère.
Aujourd'hui,
c'est sa fête. En la célébrant, Elle qui
accueille les visites et les prières de ses enfants, nous lui
demandons d'apprendre à être comme le Noir Manuel (3),
de silencieux observateurs de la vie et du cheminement de notre
Patrie, et à prier pour elle [la Patrie] avec la fidélité
du peuple qui a l'intuition de cette présence maternelle et
s'abîme pour cela dans la confiance. Nous sommes une partie de
cette histoire du miracle qui continue et que nous écrivons
toujours. Nous lui demandons aussi la grâce de savoir
travailler pour la Patrie, de la faire grandir dans la paix et la
concorde que nous donne le fait de nous sentir frères,
extirpant d'au milieu de nous toute haine et toute rancœur (4).
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
En
este lugar tan santo, lleno de
fe y esperanza, pedimos hoy a la Madre que cuide a nuestra Patria. En
particular a aquellos que son los más olvidados, pero que
saben que aquí siempre hay lugar para ellos. Así fue
desde el principio: la Virgen cuidó desde muy
adentro del corazón a esta Patria, comenzando desde los más
pobres, los que para los
suficientes no cuentan... pero aquí sí que son tenidos
en cuenta. Por ello a los hijos de la Virgen de estas tierras nunca
les falta la protección de nuestra Madre.
En
Luján hay un signo para nuestra Patria:
todos tienen lugar, todos comparten la esperanza y todos son
reconocidos hijos. Hoy vinimos a rezar en esta fiesta de la Virgen,
en este año Bicentenario, porque aquí crecimos y aquí
nuestra Patria siempre tuvo una bendición, porque tiene una
madre. No tenemos derecho a aguacharnos, a bajar los brazos llevados
por la desesperanza. Recuperemos la memoria de esta Patria que tiene
madre, recuperemos la memoria de nuestra Madre. Miremos a la Virgen y
pidámosle que no nos suelte de su mano. Gracias Madre por
quedarte con nosotros.
Mgr
Jorge Bergoglio, sj
Dans
cet lieu si saint, plein de foi et d'espérance, nous
demandons aujourd'hui à notre Mère qu'elle prenne soin
de notre Patrie. En particulier [de ] ceux qui sont les plus oubliés,
mais qui savent qu'ici il y a toujours de la place pour eux. C'est
ainsi depuis le commencement : La Vierge a pris soin de cette Patrie
du plus profond de son cœur, en commençant par les plus
pauvres, ceux qui ne comptent pas pour ceux qui ont assez... mais
ici, c'est un fait qu'il sont pris en compte. C'est pourquoi en ces
terres, la protection de notre Mère ne fait jamais défaut
aux enfants de la Vierge.
A
Luján, il y a un signe pour notre Patrie : vous avez tous
votre place, vous partagez tous l'espérance et vous êtes
reconnus comme des enfants (5). Aujourd'hui, nous sommes venus pour
prier en cette fête de la Vierge, en cette année du
Bicentenaire, parce que ici nous avons grandi et ici notre Patrie a
toujours reçu une bénédiction parce qu'elle a
une mère. Nous n'avons pas le droit de nous cabrer, de baisser
les bras emportés par le désespoir. Recouvrons la
mémoire de notre Patrie qui a une mère, recouvrons la
mémoire de notre Mère. Regardons la Vierge et
demandons-lui de nous garder dans sa main sans jamais nous lâcher.
Merci, Mère, de demeurer avec nous.
(Traduction
Denise Anne Clavilier)
Sur
le site internet de l'Archevêché, vous trouverez dans
ces archives de l'année 2010 d'autres textes très
intéressants, à fort contenu culturel, parmi les
homélies et messages de l'ex-archevêque,
en particulier une conférence délivrée à Buenos Aires sur les
dimensions sociales que devaient revêtir les célébrations
du Bicentenaire entre 2010 et 2016, la lettre où il a
argumenté son opposition au "mariage égalitaire" que
toute la gauche argentine a commentée sans l'avoir jamais lue
(6), l'homélie pour le pèlerinage traditionnel à
pied des jeunes à Luján et celle qu'il a prononcée lors de la messe célébrée à la cathédrale après le décès de Néstor Kirchner (où on voit à
l'œuvre son désir d'engager le dialogue avec les militants
kirchneristes, dont un certain nombre s'étaient déplacés
pour venir à la cathédrale, ce qui montre bien que le
dialogue est possible et que ce qui manque pour l'instant c'est le
petit peu de bonne volonté politique de part et d'autre qui
pourrait faire un sort aux hostilités imaginaires que les gens
entretiennent contre le camp d'en face).
Pour en savoir plus sur les dimensions religieuses de Luján :
connectez-vous au site Internet de la Basilique
connectez-vous au site Internet du pèlerinage
Ajout du 2 avril 2013 :
Pour mes lecteurs qui sont hors de France, la chaîne France 5 a diffusé hier une nouvelle édition de C dans l'air consacré au Pape. Elle est disponible en visionnage gratuit jusqu'à dimanche soir.
Pour la voir sur le site Internet de la chaîne, cliquez sur le lien.
Pour mes lecteurs qui sont hors de France, la chaîne France 5 a diffusé hier une nouvelle édition de C dans l'air consacré au Pape. Elle est disponible en visionnage gratuit jusqu'à dimanche soir.
Pour la voir sur le site Internet de la chaîne, cliquez sur le lien.
(1)
C'est quelque chose qui frappe sur ce site : le nombre de fois où
on lit le terme desgrabación dans les pages consacrées
aux homélies et messages de l'ex-archevêque. Comme il le
fait à Rome aujourd'hui, il intervient en improvisant
beaucoup, en bon pédagogue qu'il est. Pourvu qu'il n'y renonce
pas. C'est tout de même plus vivant que les homélies,
puissantes quand on les lit mais soporifiques quand on les écoutait, lues mot à
mot et d'une voix monocorde par son prédécesseur.
(2)
Allusion aux deux héros vertueux de la Révolution et de
l'Indépendance, qui furent aussi deux grands penseurs et deux
hommes d'une profonde culture, tous deux promoteurs des arts, du
savoir et des techniques dans l'Argentine naissante et tous deux
considérés, à juste titre, comme des fondateurs
du pays. San Martín (1778-1850) semble être passé
à Luján sur le chemin qui le conduisait vers l'Armée
du Nord (Tucumán) au début 1814 puis lorsqu'il est
revenu à Buenos Aires à plusieurs reprises après
ses victoires au Chili (Chacabuco en 1817 et Maípu en 1818).
Ayant toujours pris grand soin de respecter scrupuleusement la
religion catholique qui était celle d'une écrasante
majorité des soldats de son armée (il s'était
adjoint quelques protestants en provenance de Grande-Bretagne et même
des Etats-Unis), pour bien se distinguer de la réputation
épouvantable que s'était gagnée la France
révolutionnaire sur ce point (réputation sinistre qui
joua un grand rôle dans la régression politique qui
marqua l'époque des restaurations en Europe), San Martín
a toujours manifesté, en privé, une très nette
distance avec le phénomène spirituel chrétien
dont il était, semble-t-il, fort éloigné. Sur
San Martín, je vous renvoie à mon dernier livre, San
Martín, à rebours des conquistadors (Editions du
Jasmin), et aux articles que j'ai consacrés à cette biographie comme à ceux que j'ai consacrés à la haute figure nationale qu'il est devenu dans la culture argentine.
Manuel Belgrano (1770-1820), juriste et homme de plume, s'est fait
remarquer dès les années 1806 et 1807 en menant la
lutte des Portègnes contre les envahisseurs britanniques, à
deux reprises, aux côtés d'autres héros qui
n'avaient ni son ampleur idéologique et ni sa visionnaire
culture humaniste et religieuse. En 1812, c'est lui qui invente ce
qui allait devenir le drapeau national argentin, et c'est sous ce
jour qu'il a été fêté en Argentine au
cours de l'année 2012. Lui, le juriste et l'économiste
brillant s'est aussi illustré au combat, remportant entre
autres la célèbre bataille de Salta dont on a fêté
le Bicentenaire le 20 février dernier (voir mes articles sur Salta). Habité par une foi profonde, il avait pour la Vierge
Marie une vénération très prononcée et
très hispanique. Il est l'un des rares héros de cette
vaste période révolutionnaire (1773-1830) à
avoir toujours confessé une doctrine orthodoxe dans une
stricte obéissance (au sens religieux du terme) à
l'Eglise catholique alors que la plupart des autres héros
d'envergure ont été soit des protestants, notamment aux
Etats-Unis (ils ne sont donc pas concernés), soit des
catholiques qui, à un moment ou à un autre, sont entrés
en conflit ouvert et quasi-voltairien avec l'Eglise catholique, quand
ils n'ont pas basculé dans le blasphème et le sacrilège
comme ce fut le cas pour Robespierre et Saint-Just. Manuel Belgrano
est mort des suites des maladies tropicales contractées à
Tucumán, dans une grande misère et oublié de
tous, en plein Buenos Aires. Pour en savoir plus sur Belgrano, sur ce
blog, cliquez ici.
(3)
El Negro Manuel (vers 1604-1686) est une des grandes figures
spirituelles de Luján. Cet humble pécheur
africain, né dans l'actuel Cap Vert, fut déporté
vers le Nouveau Monde en 1629 par un navire négrier portugais
et acheté par un capitaine qui s'était établi au
Brésil. C'est lui qui, en compagnie de cet esclave qu'il avait
instruit dans la foi catholique et qui montrait une ferveur
exceptionnelle pour la religion découverte dans des conditions
aussi terrifiantes, conduisit du Brésil où elle avait
été fabriquée la statuette de la Vierge qui
refusa d'aller plus loin une fois arrivée à Luján.
Manuel s'installa lui aussi à Luján et devint un très
fidèle serviteur de la Vierge et un servant du sanctuaire
naissant. Vivant dans une grande austérité, à la
manière d'un ermite, il réalisa quelques signes
miraculeux puis mourut en odeur de sainteté, ce qui lui valut
d'être enterré dans l'église, tout près de
la statue. Avec Falucho, simple soldat de l'armée de
libération du Pérou, qui mourut dans l'action dans la
bataille du Callao, el Negro Manuel est l'une des rares grandes
figures noires de la geste nationale argentine et celui des deux dont
on sait le plus de choses grâce au soin que les chrétiens
locaux ont mis à recueillir et à conserver les
informations le concernant. C'est un très beau personnage...
(4)
Belle suite dans les idées... Voir les paroles du Pape sur Plaza de Mayo, par téléphone, le 19 mars dernier dans
la nuit. Je me demande si je ne vais pas créer un mot-clé
pour relier tous ces articles qui parlent de la même chose : le
besoin de créer le dialogue démocratique et social en
Argentine, pour dépasser les clivages idéologiques
encore marqués par la haine et la détestation entre
camps distincts.
(5)
On peut aussi traduire cette phrase à la troisième
personne du pluriel : tous trouvent etc. Je traduis par une seconde
personne qui a le désavantage en français d'exclure le
locuteur de ce qu'il dit. Et je crois sincèrement qu'il
s'inclue dans le tous en question. Et sur le plan de la stricte
orthodoxie linguistique, je ne peux pas traduire par une première
personne du pluriel, qui n'y est pas.
(6)
Voir mon article du 15 juillet 2010 sur le vote de l'ouverture du
mariage aux homosexuels.