samedi 6 avril 2013

Plan d'aide économique aux sinistrés [Actu]



Hier, depuis ce qui me semble bien être son bureau officiel à la Casa Rosada, la Présidente Cristina de Kirchner, profondément affectée par la tragédie des inondations du 2 et 3 avril dernier, parfois au bord des larmes, a annoncé une série de mesures économiques destinées à aider les sinistrés à reconstruire leur vie et leurs biens perdus dans la catastrophe.

Elle a été touchée, à titre personnel, par au moins un décès parmi les voisins, qu'elle connaît bien, de sa propre mère, à La Plata, et par la terreur de celle-ci au souvenir de ce torrent d'eau qui envahit d'un coup la rue puis les maisons du quartier. Plus que l'habileté politique, elle a eu l'honnêteté (en tout cas, c'est le sentiment que j'ai retiré de ce discours de 30 minutes et 48 secondes) de changer complètement sa manière habituelle de s'exprimer (1). Ce n'était plus la Chef d'Etat très sûre d'elle, parlant admirablement et sans note, un brin autoritaire ou péremptoire, quelque peu vindicative et incisive contre son opposition et donnant l'impression d'avoir le plein contrôle de la situation. Pas non plus d'invective ni même de petite pique contre les opposants (Macri la plupart du temps) mais une tentative très sincère, m'a-t-il semblé, de réunir toutes les bonnes volontés autour d'un même objectif : rétablir au plus vite une situation viable pour tout le monde. Autre nouveauté, elle a mentionné, sans jamais la nommer ainsi, la plaie de la corruption qui entrave l'économie nationale et elle a prié avec instance et à plusieurs reprises ses compatriotes de ne pas détourner un seul centime de l'argent que l'Etat va faire parvenir aux sinistrés. Et elle en a parlé avec une transparence qui est tout à fait inédite chez elle, rappelant que les Argentins (et non plus la droite) étaient accoutumés à se livrer les uns au détriment des autres à ces larcins, plus ou moins importants, mais qui seraient dans le cas présent particulièrement abjects.

Sa rhétorique était aussi différente de l'ordinaire : elle improvise comme toujours, mais cette fois-ci à partir d'un document Powerpoint qu'on la voit détacher feuille à feuille au fur et à mesure qu'elle déroule son allocution, elle s'interrompt, fait une digression, s'excuse de se répéter (2) lorsqu'elle tourne et retourne autour d'une question qu'elle estime significative, cherche ses mots, se corrige, reprend sa phrase là où elle en était. Elle a des gestes naturels, simples, comme si elle vous parlait en tête à tête. Bref, elle est méconnaissable, sans avoir rien perdu de cet art de bien parler qu'elle maîtrise à la perfection (elle est avocate de profession).

Dans cette métamorphose, quelle est la part de l'émotion personnelle, qui est manifeste et ne peut être contestée, et celle de la leçon qu'elle a de toute évidence retenue de son séjour à Rome les 18 et 19 mars dernier ? Bien malin qui pourrait le dire. Toutefois, il semble assez clair que l'entretien si chaleureux et si inattendu qu'elle a eu avec le Pape le 18 (3) n'a pas fait qu'entrer par une oreille et ressortir par l'autre. Avec bon sens, elle a appelé tout le monde à la solidarité avec "les plus vulnérables" (un adjectif et donc une réalité sociale assez nouveaux dans sa bouche). Quant aux journalistes, elle leur a demandé de faire preuve de  retenue, de décence et d'un peu de délicatesse pour que les reportages n'exhibent pas la misère des gens en ajoutant au malheur d'avoir tout perdu l'humiliation de repaître un petit écran nourri de compassionnel poisseux. Ce bon sens-là est trop inhabituel chez elle pour qu'on ne le relie pas au choc d'une élection qui l'a sidérée (jusqu'à présent, elle était incapable de prendre quelque exemple que ce soit sur un membre du clergé, fût-il brillant, sincère, cultivé, charismatique ou toute autre qualité que vous voudrez citer...). Et comme cela arrive lorsqu'elle est très émue après un événement douloureux, elle a pris congé des téléspectateurs et des auditeurs en souhaitant que Dieu les bénisse.

En Argentine, prendre une assurance pour ses biens reste un luxe que tout le monde ne peut pas se payer, à fortiori les plus pauvres, qui sont la majorité des victimes de la catastrophe. Ainsi donc le Gouvernement n'a pas à déclarer une zone en état de catastrophe naturelle, comme cela se pratique en France ou ailleurs en Europe, ce qui déclenche chez les assureurs, qui gèrent un système auquel les habitants adhérent obligatoirement, une procédure accélérée de versements contractuels sur des polices que la loi encadre étroitement. Là-bas, c'est l'Etat qui ouvre des lignes budgétaires pour distribuer aux sinistrés les moyens de se relever.

Quelles sont donc les mesures prises ?

- Les retraités percevant le minimum vieillesse recevront en une seule fois deux mois de pension (donc un mois supplémentaire), soit un total de 4 330 pesos par personne. On estime à 70 099 le nombre de bénéficiaires concernés (le chiffre est impressionnant de précision si vite après la catastrophe. Je doute un peu qu'il soit déjà connu à l'unité près).

- Les parents qui reçoivent les allocations familiales dite Asignación Universal por Hijo (c'est-à-dire celle qui est versée aux gens employés au noir, aux chômeurs, aux travailleurs qui ne sont pas couverts par l'équivalent argentin de nos conventions collectives, qui furent tous longtemps exclus de la protection sociale...) recevront un double montant d'allocation pendant 3 mois, soit 680 pesos mensuels par enfant. Ceci concerne 34 050 enfants appartenant à 16 500 familles. Les travailleurs déclarés verront eux aussi le doublement de leurs allocations. Ce sera vrai également pour les femmes enceintes.

- Les chômeurs recevront une indemnité supplémentaire d'un montant moyen de 1 065 pesos.

- Les modalités pratiques de ces mesures seront annoncées et présentées lundi matin par le Directeur de l'ANSeS, l'administration de la sécurité sociale en Argentine, organisme qui dépend directement du budget de l'Etat (et non pas, comme dans la plupart des pays européens, un organisme paritaire ou syndical).

Pour les personnes qui devront reconstruire leur logement ou y effectuer des réparations conséquentes, un programme de crédit hypothécaire conduit par la puissance publique, Pro.Cre.Ar Bicentenario, répartira un montant de 1 400 millions de pesos aux sinistrés, sans qu'on les assomme de procédure. La Présidente a expliqué qu'ils avaient suffisamment été éprouvés par la tempête, que le prêt leur serait donc accordé automatiquement et un délai de 3 mois attribué à tous avant l'échéance du premier remboursement (ce qui équivaut donc à 3 mensualités offertes). Le prêt pourra s'étaler sur 48 mensualités payantes et sera assorti d'un taux fixe de 7% l'an (ce qui est un taux très bas pour une Argentine ravagée par une inflation d'environ 25% l'an).

Et pour les personnes âgées, Argenta, programme du Banco Nación, la banque de dépôt dépendant de l'autorité bancaire nationale (car tout ce qui touche le crédit dans un pays en convalescence post-surendettement est à la main des pouvoirs publics), des prêts pourront être accordés à hauteur de 15 000 pesos par personne, un tiers en numéraire et les deux autres tiers directement en achat de biens d'équipement ou d'équipement à la personne de première nécessité (habillement notamment), pour éviter (sans qu'elle l'ait dit aussi brutalement) l'irrésistible tentation de l'habituel coulage habituel (4). Le taux applicable sera de 9% l'an, ce qui reste très raisonnable.

Pour financer tout ça, l'Argentine compte sur un système de sécurité sociale tout neuf encore largement excédentaire (la Présidente l'a refondu au cours de son premier mandat, en éliminant un certain nombre de dispositions ultra-libérales qui avaient conduit le système menemiste à la faillite sociale – voir mes articles sur la suppression des systèmes de retraite par capitalisation de base). Elle compte aussi sur des aides provenant des systèmes financiers régionaux comme la Banque Interaméricaine de Développement, qui a accordé au pays une donation (le terme exact étant "prêt non remboursable") de 200 000 dollars et un prêt de 20 millions de la même devise pour la réalisation d'infrastructures, et la Communauté Andine, qui, par la Banque de Développement de l'Amérique, verse une donation de 50 000 dollars (la même somme que celle que Cor Unum, fonds de bienfaisance du Vatican, envoie à l'archevêché de La Plata, via le nonce apostolique) et un prêt de 100 millions de dollars pour des infrastructures sociales et des travaux de restauration du parc d'habitation.

Au-delà de ces mesures essentiellement financières, la Présidente a aussi annoncé l'envoi d'un camion du Ministère de l'Intérieur qui sillonnera les quartiers sinistrés pour refaire gratuitement les papiers d'identité que l'eau a emportés.

Dans le chaos considérable qui se prolonge, avec un réseau électrique qui n'est toujours pas rétabli dans plusieurs zones de La Plata, le nombre de morts semble s'être stabilisé sur le chiffre de 51 victimes pour la Province de Buenos Aires et de 8 pour la Capitale et le Gran Buenos Aires. Mais tous les disparus n'ont pas encore été retrouvés. Six corps n'ont toujours pas pu être identifiés. Dans cette situation critique, le Gouverneur de la Province de Buenos Aires, Daniel Scioli, un kirchneriste de la première heure malgré ses mésententes chroniques avec la Présidente, a appelé les commerçants à ne pas relever les prix des produits de première nécessité pour profiter de la pénurie (n'oublions pas qu'on est en plus dans une phase de gel des prix jusqu'à la fin mai – voir mon article du 27 mars 2013 à ce sujet). Tandis que Clarín tire à vue sur Scioli et lui fait porter la responsabilité de tout le drame (5), Página/12 répercute (pour les démolir) les critiques de Mauricio Macri qui continue à accuser le Gouvernement national du désastre.

Pour en savoir plus :
lire l'article de une de Página/12 sur les mesures annoncées par la Présidente
lire sur le même sujet l'article de Clarín qui estime que la Présidente a profité du drame pour tirer la couverture à elle
lire l'article de Página/12 sur l'appel de Scioli à la modération commerciale
lire l'article de Página/12 sur le discours de Macri pour tenter d'impliquer Cristina dans le drame
voir le discours de la Présidente sur le site Internet de la Casa Rosada (communiqué de presse, texte intégrale du discours, photo et vidéo sur la même page)

Et à titre optionnel :
Communiqué de Radio Vatican sur le don de Cor Unum (un seul cœur) en français
Communiqué de Radio Vatican sur le même don en espagnol (attention, les deux textes donnent bien la même info, mais sous des formes sensiblement différentes, ce qui est très éclairant sur la réalité de cette supposée grosse bureaucratie centraliste qui a la réputation d'être atrocement monolithique et on s'aperçoit ainsi que pas du tout... C'est plein de nuances, ce petit Etat de 44 hectares).


(1) Le début du discours est assez traditionnel, lorsqu'elle énumère les moyens mis en œuvre. Cela a gardé un soupçon du  plaidoyer pro domo coutumier en période de campagne électorale, quand il faut vanter l'efficacité de l'action accomplie mais en fait, la tonalité, la voix et la gestuelle (regardez la manipulation des lunettes) sont tellement différentes de l'ordinaire que cela s'oublie très vite.
(2) Le Pape emploie beaucoup cette technique rhétorique qui consiste à répéter, sous des formes variées, les points importants d'un discours ou d'un raisonnement pour que le public ait le temps de se les approprier et puisse les retenir. Mais chez elle, c'est nouveau. Et ce qui est plus étonnant encore, c'est qu'il s'agit d'une technique d'humilité, c'est fait pour se mettre au niveau de tout le monde, quelles que soient la formation intellectuelle et la capacité d'attention et de concentration. Or on ne peut pas dire que l'humilité ait jamais été son point fort (même si, pour ma part, je l'ai jamais sentie vaniteuse ou orgueilleuse, juste un tout petit peu trop coquette, un peu séductrice mais un politique qui ne tombe jamais dans des pratiques de séduction, c'est rare.)
(3) Voir mon article du 19 mars 2013 à ce sujet.
(4) Et dont le gouvernement national et les gouvernements provinciaux, toutes couleurs politiques confondues, ne sont jamais totalement indemnes.
(5) Dans son discours d'hier, la Présidente a annoncé qu'elle allait se mettre autour de la table avec Macri et le patron d'un centre commercial à l'ouest de Buenos Aires ("éclairé comme un arbre de Noël [indécent] au milieu de toute cette désolation") pour enclencher des actions concertées. Elle a ajouté : "Il ne s'agit pas de montrer du doigt ni de faire le procès de personne mais de travailler ensemble". Encore faudra-t-il que l'opposition fasse preuve de la même retenue et ça n'en prend pas le chemin.