Jeudi dernier, la Cour de Cassation Pénale a rendu un arrêt très étrange, obligeant Marcela et Felipe Noble Herrera, les enfants de la propriétaire du groupe de presse Clarín, adoptés en 1976 dans des conditions plus que douteuses, à se soumettre de gré ou de force à une prise de sang, pour une énième analyse génétique (les précédentes n'ont pas pu aboutir faute de matériel génétique en bon état, soit à cause du refus des deux jeunes gens de se soumettre au prélèvement, soit par les entraves procédurales multipliés par leurs avocats, soit par des téléscopages de procédures dans une sorte de gueguerre des magistrats encouragées, semble-t-il, par la famille Noble Herrera). Mais cet arrêt, en faveur de la résolution de cette affaire qui traîne depuis 10 ans, est assorti d'une restriction à dormir debout : les résultats de l'analyse génétique ne pourront être rapprochés d'un nombre très limité de familles, celles dont on connaît avec certitude la date d'arrestation ou de disparition des membres adultes et ce avant le 13 mai 1976 pour ce qui concerne Marcela et le 7 juillet de la même année, pour son frère. Or il est par définition très difficile d'être sûr que quelqu'un a disparu ou a été arrêté à telle ou telle date puisque ce sont là précisément des données laissées dans la plus grande imprécision par la Junte au pouvoir ! Une manière pour la Cour de limiter la recherche à des familles qui ont eu le courage ou la capacité ou la cécité politique de déposer plainte immédiatement, en ces premiers mois de la Dictature, où personne ne croyait encore qu'il y avait des vraies disparitions ou des arrestations arbitraires durables. On croyait encore à des erreurs judiciaires ou à des excès de zèle imbéciles de forces de police très brutales depuis de nombreuses années et habituées à faire tout et n'importe quoi dans les rues, pour un oui ou pour un non. Ce n'est qu'à la fin de 1976 qu'à Buenos Aires et dans les grandes villes, on a commencé à comprendre qu'il se passait des choses pires encore que tout ce que le pays avait déjà subi en 1930 puis en 1955, les deux coups d'Etat majeurs, l'un pour renverser Hipólito Yrigoyen, l'autre pour renverser Juan Domingo Perón, deux champions de la souveraineté nationale, sur le plan politique comme sur celui de l'économie...
Ce qui a fait dire à la Présidente des Grands-Mères de la Place de Mai, Estella de Carlotto (photo ci-dessus) mercredi dernier, après la lecture de cet arrêt, qu'on avait affaire "à une décision mi-chèvre, mi-choux", "qui ménage la chèvre et le choux" (“Es una de cal y otra de arena, es querer quedar bien con Dios y con el diablo”). Les avocats de l'ONG réfléchissent actuellement à faire casser cet arrêt, puisqu'en Argentine, la cour de Cassation n'est pas le dernier recours juridique. Il y a encore une Cour Suprême par desssus, au niveau fédéral et au niveau de chaque Province.
Les journaux relatent cette décision très surprenante de façon différente selon le bord politique dont ils sont. Página/12, cela ne suprendra aucun de mes lecteurs de longue date, est entièrement derrière Abuelas et soulignent les aberrations de l'arrêt. Clarín prend bien sûr fait et cause pour les deux jeunes gens, dont il épouse complètement le point de vue en rappelant un arrêt de la Cour Suprême qui avait reconnu le caractère illégal du recueil de matériel génétique contre la volonté des intéressés (mais cet arrêt est dépassé aujourd'hui puisque la loi, pour préserver l'intérêt des familles, autorise désormais les prélèvements même en cas d'opposition de la personne suspectée d'avoir été adoptée illégalement). Article très bref dans les colonnes de ce quotidien. Quant à l'article de La Nacion, il est plus neutre et se contente de rappeler les péripéties de l'affaire depuis son début en 2001 et d'annoncer que les deux parties, les enfants Noble et Abuelas (Grands-Mères), vont faire appel.
Pendant ce temps, dans un autre procès (ce ne sont pas les procès sur les événements de la Dictature qui manquent en ce moment en Argentine), le CELS, un autre organisme des droits de l'homme très lié aux disparitions et aux enfants volés, demande à la justice de reconnaître que dans l'ESMA, l'école de mécanique de la Marine, transformée en centre de détention et de torture pendant toute la Dictature, a bel et bien fonctionné une maternité clandestine, en bonne et dûe forme, comme l'ont révélé bien des procès entamés par Abuelas. Beaucoup des enfants identifiés par l'ONG se révèlent être nés dans ce lieu terrible, avant d'avoir été arrachés aux bras de leur mère, quelques jours ou à peine quelques heures après leur venue au monde.
Et pendant ce temps-là, depuis le début de la semaine, un véritable ouragan s'est abattu sur Madres de Plaza de Mayo (Mères de la Place de Mai).
L'un des hommes de confiance de cette ONG historique vient d'être arrêté et a été placé sous contrôle judiciaire. Il était le directeur de la fondation de promotion immobilière qui assure les programmes de construction de logement social lancés par Madres dans les quartiers pauvres, notamment ceux de Buenos Aires et de la Province. Il est aussi actionnaire principale d'une société, Meldorek, aux comptes pas très clairs. Dans son rôle à la tête de la fondation de Madres, il est soupçonné de détournements de fonds publics, blanchiment d'argent et autres turpitudes financières, alors que la majorité actuellement aux affaires est en train d'armer l'Argentine de tout un arsenal législatif et procédural contre ces manipulations crapuleuses très ordinaires en Amérique du Sud.
L'homme est avocat de profession et il a plaidé assez souvent au pénal avant d'occuper ces fonctions, dont il vient d'être relevé. Le quotidien La Nación, connu pour son peu de sympathie pour Madres, trop proche à son goût des péronistes actuellement au pouvoir, est allée fouiller ses archives et en a ressorti une affaire nauséabonde dans laquelle le bonhomme a été impliqué en 1981, sous la Dictature. Un double parricide très trouble dont cet homme et son frère se seraient rendus coupables, ce pourquoi ils ont écopé de la perpétuité. Lui-même a cependant retrouvé la liberté en 1995, après avoir fait en prison ses études d'avocat et il s'est mis à exercer. Au moment du procès, la défense avait soutenu que le double assassinat du couple était en fait un règlement de compte lié aux trafics de l'Armée. Le père travaillait en effet comme ingénieur dans une entreprise anglo-saxonne d'armement et sous la Dictature, il y a eu des trafics en touts genres dans ce domaine, tous les pays d'Amérique Latine servant de plaque tournante à la livraison d'armes aux pays satellisés par les Etats-Unis, dont ils étaient. La Dictature encore au pouvoir aurait donc pu avoir tout intérêt à faire croire en effet à un crime ignoble (l'un des deux frères aurait tué sa mère, alcoolique et incestueuse, puis le père, venu au secours de sa femme, et l'autre frère aurait aidé son aîné à se débarasser des deux corps, en les mettant dans la voiture familiale qu'ils allèrent garer dans une des rues les plus passantes de Buenos Aires, avec un filet de sang s'échappant en continu du coffre !). Rien de mieux que de cacher sous un scandale privé un énième attentat contre les droits de l'homme. Cependant, comme les versions des deux frères ont beaucoup varié dans le temps, il est devenu sans doute impossible de faire la part du mensonge et de la vérité dans cette obscure affaire dans laquelle se plongeraient avec délice Christophe Hondelatte, Karl Zéro ou Pierre Bellemare... Ce qui apparaît comme certain, c'est que le scandale éclate à un moment clé de la campagne électorale et que, s'il a été provoqué, ce qui est loin d'être certain, c'est pour discréditer à travers Madres le Partido Justicialista et sa candidate non encore déclarée mais donnée déjà comme réélue sans difficulté, l'actuelle présidente de la République (1).
Toujours est-il que jeudi, qui n'était pas un jour férié en Argentine, il y avait beaucoup de monde sur Plaza de Mayo pour acclamer et soutenir la ronde hebdomadaire de Madres autour de la Pyramide élevée en souvenir de la Revolution de Mai 1810. La Présidente de Madres, Hebe de Bonafini, qui a parfois des déclarations malheureuses, est restée silencieuse, trop consciente qu'on l'attendait au tournant, et son silence a permis à la foule d'apporter tout son soutien au mouvement...
Pour en savoir plus sur ces journées agitées :
sur l'arrêt de la Cour de Cassation dans le procès Noble
lire l'article de Página/12 de jeudi
lire l'article de Clarín sur l'arrêt
lire l'article de Clarín sur l'engagement de Estela de Carlotto aux côtés de la majorité actuelle
lire l'article de Página/12 de ce samedi sur la réaction de Estela de Carlotto et le possible appel de Abuelas contre la décision de la Cour de Cassation
Sur la maternité clandestine de l'ESMA
lire l'article de Página/12 sur la déposition faite par une experte du CELS devant le Tribunal n°5
Sur le scandale qui secoue Madres
lire l'article de Página/12 qui soutient l'ONG
lire l'article de La Nación sur le double parricide de 1981.
Dans l'ensemble, si on cherche des détails croustillants sur l'affaire de la Meldorek, La Nación est aujourd'hui le journal qu'il faut lire. Mais la visée de toute cette salve journalistique est clairement de discréditer Madres de Plaza de Mayo.
(1) Le scandale se déclenche alors que la Présidente se trouve en voyage officiel en Italie, pour les 150 ans de l'unité italienne, et qu'elle a longuement posé et négocié avec le très sulfureux Berlusconi. Cette coïncidence n'est pas sans rappeler le déclenchement des émeutes de Villa Soldati, en décembre dernier, quelques semaines après le décès de Néstor Kirchner, dont il apparaît qu'elles auraient très bien pu être un test de la solidité politique de la Présidente, désormais veuve (voir mes articles sur ce récent et terrible épisode social). Tenterait-on ici une dernière fragilisation de sa probable candidature à sa propre succession ? Cela ne peut pas être écarté, mais cela ne dédouanerait pas pour autant le mandataire social au secours duquel on ne voit pas les militantes de Madres se précipiter.