Il y a 20 ans, le Gouvernement de Carlos Menem (encore lui !) décidait de créer un nouveau quartier résidentiel dans ce qui était le vieux port international de la capitale argentine (1), cette partie du port où Berthe Gardes, la mère de Carlos Gardel, perdue parmi la cargaison de nouveaux immigrants crachée par le Don Pedro, en provenance de Montevideo, et avec son fils de 2 ans dans les bras, avait débarqué en mars 1893. Ce nouveau quartier, conçu comme une vitrine de ce qu'il y a de plus chic en Argentine, s'appelle Puerto Madero et c'est le plus cher de toute la ville. C'est aussi un quartier sans âme, qui abrite quelques grandes fortunes patriciennes (mais la majeure partie de cette élite sociale habite Recoleta, Palermo, San Nicolás ou Monserrat, quand ce ne sont pas les villes de la banlieue nord) et un bon nombre de parvenus pas toujours des plus raffinés (stars du sport et de la télévision, traders heureux en affaires, et sans doute aussi quelques mafieux internationaux qui viennent investir le marché local). A part la jolie promenade qui a été aménagée sur le quai lui-même, le long des anciens docks transformés en lofts, en boutiques de luxe, en restaurants luxueux, en palaces 5 étoiles, on ne rencontre pas âme qui vive dans ces rues ultra-propres mais uniformément grises où tentent de grandir quelques arbres d'apparence rachitique, bref une sorte d'envers du décor de la Buenos Aires populaire, voire du centre-ville (pas à la portée de n'importe qui non plus), tellement plus enchanteurs, l'une comme l'autre.
Et dans cet univers de verre et de béton, aux architectures identiques à celles qui s'élancent audacieusement à la conquête du ciel dans n'importe quelle autre ville poussée trop vite, en Amérique, en Asie, en Afrique ou dans la péninsule arabe, la chaîne de grandes surfaces Jumbo vient d'ouvrir son premier supermarché. Dans ce quartier, il apparaît comme une espèce de luxe superflu, puisque c'est la bonne ou le chauffeur qu'on envoie faire les courses et est-ce qu'il importe vraiement dans ce cas qu'il faille courir à l'autre bout de la ville.
Ainsi donc le nouveau Jumbo, à l'architecture esthétisante, loin des façades pas spécialement soignées des supermarchés des autres quartiers de la ville, y compris le Carrefour situé presque au pied de l'Obélisque (avenida Corrientes, côté pair), propose une sélection de produits standards, disponibles dans n'importe quel autre supermarché de la chaîne ailleurs en ville, dans une échelle de prix similaire, mais aussi, à côté, une gamme de produits de luxe, de fruits et légumes hors saison (et même en ce début d'hiver des fleurs comestibles !) et de produits d'importation.
Et le quotidien Clarín, qui ne rate jamais une occasion de mettre son grain de sel dans la campagne électorale en cours (2), en profite, d'un air détaché, pour lancer quelques coups de griffe en direction de la Casa Rosada, puisque que le quartier ne passera sous la responsabilité administrative du Gouvernement Portègne que l'année prochaine. Ainsi donc le supermarché, auquel la rédaction est très favorable, est présenté comme un grand progrès urbanistique, sur le ton "Depuis le temps qu'on l'attendait, celui-là", et le journal ajoute, d'une manière assez perfide, il faut bien l'avouer, que les habitants du quartier (les pauvres !) attendent toujours un hôpital (pour les domestiques sans doute, car les propriétaires locaux, eux, se font soigner dans des cliniques privées 5 étoiles) et une école. C'est vrai, quand même, tous ces petits bouts de chou, obligés de prendre la Rolls, la Porsche ou le 4x4 japonais de Papa pour aller à l'école (privée) à la Recoleta ou à Palermo ! Et l'effet de serre, vous y avez pensé ? Et l'article de conclure que vivement que le quartier passe à la gestion municipale, pour que les choses rentrent enfin dans l'ordre...
Pour aller plus loin :
lire l'article de Clarín (dont le sel ne vous pourra pas vous échapper si vous avez eu l'occasion de visiter le quartier).
(1) dont une grande partie du trafic, en particulier du trafic voyageurs mais aussi du fret, a été déplacée sur l'aéroport international d'Ezeiza comme partout ailleurs dans le monde.
(2) Du côté de la majorité, Página/12 fait de même, mais en faveur du Gouvernement. 1 point partout, la balle au centre !