dimanche 26 juin 2011

La lettre ouverte de Estela de Carlotto à son petit-fils pour son 33ème anniversaire [Actu]

Vendredi dernier, les enfants Noble Herrera sont allés à l'hôpital Durand donner des prélèvements de sang et de salive comme ils s'y étaient engagés à travers leur déclaration en justice par laquelle ils prétendaient vouloir accéler la confrontation de leur ADN avec celui de toutes les familles en recherche d'un enfant volé pendant la Dictature. Comme Estela de Carlotto, la Présidente de l'ONG Abuelas de Plaza de Mayo, avait dit le redouter dans une récente interview à Página/12 (voir mon article du 22 juin 2011 à ce sujet), sitôt arrivés à l'hôpital, ils n'ont pas cessé de réclamer des traitements de faveur, refusant en particulier que leurs prélèvements soient remis à la Banque Nationale des Données Génétiques, qui a le monopole légal des comparaisons d'ADN. Il a fallu parlementer avec eux pour les amener à consentir à la procédure ordinaire. Ils auront passé en tout 9 heures dans l'établissement hospitalier, pour de simples prélèvements, quelques signatures et la pose de scellés pour garantir la procédure.

Au lendemain de cette très éprouvante énième péripétie de ce dossier interminable, Estela de Carlotto publiait ce matin, dans Página/12 un petit billet adressé à son petit-fils, qu'elle appelle Guido, et qu'elle ne connaît pas.

Voici cette lettre :

A mi querido nieto Guido
Por Estela de Carlotto

Buenos Aires, 26 de junio de 2011
Hoy cumples 33 años. La edad de Cristo como decían, “decimos”, las viejas. Con esta inspiración pienso en los Herodes que “te mataron” en el momento de nacer al borrar tu nombre, tu historia, tus padres. Laura (María), tu madre, estará llorando en este día tu crucifixión y desde una estrella esperará tu resurrección a la verdadera vida, con tu real identidad, recuperando tu libertad, rompiendo las rejas que te oprimen.

Querido nieto, qué no daría para que te materialices en las mismas calles en las que te busco desde siempre. Qué no daría por darte este amor que me ahoga por tantos años de guardártelo. Espero ese día con la certeza de mis convicciones sabiendo que además de mi felicidad por el encuentro tus padres, Laura y Chiquito y tu abuelo Guido desde el cielo, nos apretarán en el abrazo que no nos separará jamás.
Tu abuela, Estela.

A mon cher petit-fils Guido
par Estela de Carlotto

Buenos Aires, 26 juin 2011
Aujourd'hui, tu as 33 ans. L'âge du Christ comme disaient, comme nous disons, nous, les vieilles (1). Ceci m'inspire une pensée à l'égard des Hérodes qui t'ont tué (2) au moment de ta naissance en effaçant ton nom, ton histoire, tes parents. Laura (Marie), ta mère, a dû pleurer ta crucifixion ce jour-là et depuis une étoile elle doit attendre ta résurrection vers la véritable vie (3), avec ta vraie identité, ta liberté recouvrée, les grilles qui t'oppriment rompues.

Cher petit-fils, que ne donnerais-je pas pour que tu te matérialises dans ces mêmes rues où je te cherche depuis toujours. Que je donnerais-je pas pour te donner cet amour qui m'étouffe avec toutes ces années passées à le garder pour toi. J'attends ce jour avec la solidité de mes convictions, sachant que en plus de mon bonheur de la rencontre, tes parents, Laura et Chiquito et ton grand-père Guido du haut du ciel, nous serreront dans leur bras dans cette étreinte que ne nous séparera jamais.
Ta grand-mère, Estela
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Comment, à la lecture de ce billet, ne pas penser à ce magnifique tango que l'on doit au poète Alejandro Szwarcman et au compositeur Javier González qui traite de ce sujet tragique, Pompeya no olvida (Pompeya n'oublie pas), que je présente, en version bilingue, dans mon anthologie, Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du tango, parue fin janvier 2011 dans la revue Triages, chez Tarabuste Editions.

Pompeya no olvida raconte, par le prisme du poète lui-même, avec ses souvenirs d'adolescent et de jeune adulte dans ces années-là, la recherche, non pas d'un petit garçon mais d'une petite fille. Et la grand-mère ne s'appelle pas Estela mais Beatriz, une grand-mère évoquée à la fin du tango et qui représente toutes ces militantes de Abuelas. En voici la dernière strophe...

[...] Abril se quedó suspendido en la siesta,
me veo en la anchura de un mar de adoquín.
Un torpe camión se sacude en la cuesta
y escapa la sombra de aquel chiquilín.

Yo era esa sombra mirando la tarde
y a veces me da por pensar que en abril
pasó por Pompeya un fantasma cobarde
llevándose pibas carita de anís.
Alejandro Szwarcman

[...] La sieste a annulé avril
Je me vois dans l’étendue d’un océan de pavés.
Un camion pas rapide cahote sur la côte
Et s’échappe l’ombre de ce pitchounet.

C’était moi cette ombre qui regarde le soir
Et parfois ça me fait penser qu’un jour d’avril
A passé par Pompeya un lâche fantôme
Qui emportait des gamines au visage d’anis.
(Traduction Denise Anne Clavilier,
in Deux cents ans après, le Bicentenaire de l'Argentine à travers le patrimoine littéraire du Tango)

A écouter chanté par la voix brûlante de Patricia Barone, accompagnée de Javier González et leurs musiciens sur leur disque, intitulé Pompeya no olvida, et ici dans une autre version, où la chanteuse se place sous la direction de Pepo Ogivieki, grâce à Todo Tango, le site encyclopédique argentin consacré au tango par Ricardo García Blaya.

Le billet de Estela de Carlotto paru ce matin dans Página/12 est accessible sous le lien.

(1) Las viejas peut s'entendre de deux manières différentes. Il peut s'agir des personnes âgées et c'est bien sûr le cas. Mais vieja, c'est aussi la mère. Et bien entendu, Estela de Carlotto est aussi une mère.
(2) Allusion limpide en Argentine, beaucoup moins en France (en Belgique et en Suisse, c'est sûrement mieux connu) à un épisode de l'enfance du Christ, le massacre des innocents, le massacre des enfants mâles âgés de moins de deux ans ordonné par le roi Hérode l'Ancien dans le village de Nazareth, où les mages venus d'Orient viennent de lui annoncer qu'était né un certain roi des Juifs. Cela fait parfaitement partie de la culture de tout le monde en Argentine. Ce n'est plus le cas en France.
(3) A noter la manière de détourner le vocabulaire théologique. Lorsque le discours chrétien rapproche crucifixion, résurrection et véritable vie, il fait allusion à la vie d'après le Jugement dernier. Jamais, au grand jamais, la vie sociale et psychique à laquelle elle va maintenant se référer. Et pourtant elle ne commet aucune offense à l'expression de foi orthodoxe et ce n'est en aucun cas son objectif non plus. Comme savent admirablement le faire les Argentins, elle place tout ce matériel conceptuel dans un autre contexte. Et c'est parlant, sans être choquant pour personne.