vendredi 3 juin 2011

Pablo Aslan réhabilite des enregistrements reniés par Piazzolla [à l'affiche]

Le contrebassiste argentin, installé à New-York, Pablo Aslan, joue ce soir, vendredi 3 juin 2011, à 21h30, au Notorious Bar, Callao 966, dans le sud du quartier de Recoleta, cette partie de la ville, qui chevauche plusieurs quartiers et qu'on appelle communément à Buenos Aires Barrio Norte.


Comme hier à la même heure, il présentera son nouveau disque, Tango Grill, alors qu'il est en plein enregistrement d'un autre album où il rend une forme d'hommage à Astor Piazzolla, dont il reprend des morceaux que le Maestro enregistra en 1959 à New-York, sous une forme commerciale qu'il renia ensuite (1). Il n'aimait pas ce disque, et il était loin d'avoir complètement tort.

Ces deux soirs, au Notorious, Pablo Aslan sera entouré de Abel Rogantini (piano), Gustavo Bergalli (trompette), Nicolás Enrich (bandonéon) et Daniel "Pipi" Piazzolla (batterie), le petit-fils du compositeur qui mène, quant à lui, une carrière de musicien de jazz... à Buenos Aires et en Argentine, à la tête du groupe Escalandrum. A coup sûr, il y aura bien ce soir dans la salle une bonne âme pour venir l'ennuyer comme toujours après le concert avec de pseudo-anecdotes sur Astor (voir mon article du 22 mai 2011 sur l'interview que Pipi Piazzolla a donnée récemment au quotidien Página/12 à l'occasion de la sortie de son propre disque, autre hommage au grand-père en question).

Tango Grill, traduction littérale en anglais de l'expression argentine Tango a la parilla (2), comporte un certain nombre de classiques du répertoire comme Viejo Smoking, El Amanecer, El Marne, La Trampera, Dandy et Divina. C'est cette sélection qu'on entend hier et ce soir au Notorious, dans des arrangements de Aslan lui-même. Pour ce disque, il a fait appel à quelques grands du tango actuel comme le bandonéoniste Néstor Marconi, le pianiste Nicolás Ledesma et le violonniste Ramiro Gallo, ex-Arranque.

A l'occasion de son passage à Buenos Aires, le contrebassiste a accordé une interview à Página/12 sur ce prochain album de reprises piazzolliennes et cet étrange sentiment de décalage que ressentent la plupart des musiciens argentins vivant à l'étranger dès qu'ils veulent jouer, dans leur pays d'adoption, la musique de leur pays.

“Por un lado es cierto que con ‘Oblivion’ o ‘Milonga del ángel’ es difícil hacer algo nuevo. Pero, hablando un poco más en serio, me resultaban sumamente atractivas esas grabaciones de las que Piazzolla renegó pero que son, sin duda, el eslabón inevitable antes del quinteto que forma en 1960, al regresar de Nueva York. Había, también, una especie de identificación. Me lo imaginaba en esa ciudad donde yo vivo, con mi mujer y mis hijos, a pocas cuadras, con los suyos, unos cincuenta años antes pero con las mismas sensaciones y, también, teniendo que tocar con músicos que no entendían los acentos, el gesto, de la música de acá”.
Pablo Aslan, dans Página/12

D'un côté, c'est sûr qu'avec Oblivión et Milonga del Ángel, c'est difficile de faire quelque chose de neuf. Mais, pour parler un peu plus sérieusement, je les ai trouvés extrêmement intéressants, ces enregistrements parmi ceux que Piazzolla a reniés mais qui sont, sans aucun doute, le maillon incontournable avant le quintette qu'il forme en 1960, à son retour de New York (3). Il y avait aussi une espèce d'identification. Je me l'imaginais dans cette ville où je vis moi aussi, avec ma femme et mes enfants, à quelques centaines de mètres, avec les siens, quelque cinquante années avant mais avec les mêmes sensations et devant lui aussi jouer avec des musiciens qui ne comprennaient pas les accents, le geste de la musique d'ici (4).
(Traduction Denise Anne Clavilier)

“Cada género tiene sus protocolos; en el tango se escribe todo; los arreglos, generalmente, están pautados al detalle. En el jazz lo más importante es el individuo, que alguien, a través de su manera propia e intransferible de tocar algo, exprese su individualidad. No es que el músico de tango no tenga individualidad, desde ya, pero la expresa de una manera muy distinta. El arreglador de jazz trata de poner lo menos posible, para dejar la máxima posibilidad de expresión a los músicos. Y, en este caso, yo intenté hacer lo mismo. Hubo algo de revelación, en ese sentido, cuando tocamos con Paquito en el Lincoln Center. Hicimos ‘Verano porteño’ y lo tomamos como una gran zapada.”
Pablo Aslan, dans Página/12

Chaque genre a son protocole. Dans le tango, on écrit tout. Les arrangements en général sont notés jusqu'au plus petit détail (5). Dans le jazz, le plus important, c'est l'individu, que quelqu'un, à travers sa façon personnelle et non transposable de jouer quelque chose, exprime son individualité. Non pas que le musicien de tango n'ait pas d'individualité, loin de là, mais il l'exprime d'une façon bien différente. L'arrangeur de jazz essaye d'être le plus discret possible, pour laisser la plus grande liberté d'expression aux musiciens. Et, dans ce cas, moi j'ai essayé de faire pareil. Il y a eu quelque chose d'une révélation dans ce sens, quand nous nous sommes produits avec Paquito (6) au Lincoln Center. Nous avons joué Verano Porteño (7) et nous l'avons traité en grand boeuf.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour aller plus loin :

(1) Le disque, qui mélangeait tango et jazz, s'appellait Take me dancing (Fais-moi danser). Le titre, à lui tout seul, raccoleur au possible, devait passablement déplaire au musicien argentin. Ce disque mêle des tangos de Piazzolla, comme Triunfal, sa toute première composition reconnue, et des standards de jazz, comme April in Paris ou Laura, le tout interprété par un ensemble composé d'un bandonéon, d'un piano, d'un vibraphone, d'une contrebasse et d'une guitare électrique, plus d'autres instruments que Aslan lui-même trouve contestables et qui étaient censés, à cette époque-là, donner le son latino, nécessairement exotique aux oreilles de producteurs nord-américains très soucieux de la rentabilité de ce 33 tours (rappelons que dans les années 50 et 60, l'Amérique Latine était considérée par les Etats-Unis comme un sous-continent d'opérette, colonisé et culturellement insignifiant). Dans la version qu'en prépare Aslan, c'est Pipi Piazzolla qui tient la batterie à la place de tous ces hochets dont le contrebassiste a nettoyé les arrangements de Astor Piazzolla.
(2) Tango a la parilla : expression qui désigne en Argentine et singulièrement à Buenos Aires une manière d'improviser ou de jouer sans partition qui est la manière originelle du tango, lorsque des musiciens, qui parfois ne savaient pas lire la musique, inventaient le genre. On a joué traditionnellement a la parilla très longtemps à Buenos Aires, jusque dans les années 30, avant que cette manière de faire ne cède toute à fait la place à une musique aux arrangements totalement écrites (époque qui correspond à peu près à la fondation de la SADAIC (1936), qui reconnaît presque comme des oeuvres originales les arrangements effectués par les musiciens, d'où l'abondance et la variété des arrangements dans la tradition interprétative propre au tango). Puis le jeu a la parilla est revenu à la surface à partir des années 1990 et en particulier dans les années 2000, avec la réappropriation du tango par la jeune génération. La parilla, en langage courant, c'est le grill du barbecue. C'est aussi le nom du restaurant de grillades, notre grill en franglais traditionnel..
(3) Astor Piazzolla a vécu souvent aux Etats-Unis, à New-York, où ses parents ont émigrés en 1926 jusqu'en 1932 puis à nouveau en 1933 jusqu'à fin 1935. Il a donc passé son enfance et une grande partie de son adolescence dans Big Apple. Devenu adulte, il a fait à nouveau de nombreux séjours dans la ville de son enfance, dont il parlait parfaitement la langue et connaissait par coeur la culture, et en particulier le jazz. Le retour, dont il est question dans les propos de Aslan, est un retour vers l'Argentine. En 1975, Piazzolla a quitté durablement l'Argentine pour s'installer à Milan, dont il fit son port d'attache dans une vie de voyages incessants à travers toute la planète ou presque.
(4) Tango Grill a d'ailleurs été enregistré non pas à New-York mais à Buenos Aires. Parce que Aslan ne trouvait pas à New-York les musiciens capables de rendre le caractère argentin de cette musique. C'est d'ailleurs quelque chose que l'on déplore très souvent ici, en Europe, où de très nombreux musiciens se targuent de jouer du tango mais où il y en a très peu qui le fassent bien, avec authenticité et personnalité. La plupart, faute de rien connaître à la culture du tango, passe à côté de l'essentiel ou imitent servilement un modèle argentin, lui-même pas toujours très authentique. Or à ce jeu de l'imitation, les Japonais ont souvent bien plus sûr goût et sont bien plus efficaces que les Européens.
(5) C'est un des points que contestent aujourd'hui de nombreux musiciens de tango par rapport à une expérience comme celle que pouvait avoir Horacio Ferrer, par exemple, précisément en 1960, lorsqu'il écrit la première monographie véritablement historique sur le tango, El tango, su historia y evolución : dès le début il y affirme que l'une des caractéristiques du tango, dans l'univers musical américain, est d'être une musique intégralement écrite. Cette assertion révulse aujourd'hui certains musiciens. Et pourtant elle est vraie, surtout en 1960. Même si aujourd'hui, cinquante ans plus tard, quelques artistes ont retrouvé le chemin de l'improvisation et du boeuf qui montre si bien le lien fraternel que le tango entretient avec le jazz ou d'autres musiques américaines, comme la musique populaire cubaine.
(6) Il s'agit de Paquito D'Rivera, le clarinettiste et saxophoniste de jazz et de musique cubaine, avec lequel Aslan joue souvent aux Etats-Unis. Pipi Piazzolla l'a croisé lui aussi. Voir son interview récemment traitée dans Barrio de Tango.
(7) Verano Porteño est l'un des morceaux (courts) des Quatre Saisons de Astor Piazzolla. Le morceau que Troilo lui-même a enregistré dans cette série. Je vous le signale en passant parce que cette version, dans un arrangement de Piazzolla pensé pour Troilo, veut son pesant de vinyle... Il a d'ailleurs donné son nom à l'album, remasterisé depuis en CD et disponible sur le marché argentin (voir la boutique en ligne de Zivals, Tangostore, dans la rubrique Les commerçants du Barrio de Tango, dans la partie basse de la Colonne de droite de ce blog).