"Les gardiens de Mugica" dit le gros titre, sans l'ombre d'un sourire en haut, à droite, l'annonce d'un masque en cadeau avec le journal |
Ramona Medina avait 42 ans. Comme tant et tant de ses voisins dans la
Villa 31, qui borde le quartier résidentiel de Retiro, au nord de
Buenos Aires, et qui est l’équivalent actuel des conventillos dont parle le tango des années 1920 et 1930, Madame Medina souffrait de surpoids, de
diabète et, peut-être plus encore parce que c'était la cause du reste, d’un logement insalubre, mal isolé et exigu. Le 14
mai, en détresse respiratoire, elle avait été hospitalisée en urgence et elle avait été intubée dès son admission. On le
savait depuis quelques jours : elle était atteinte de covid-19. Elle
est décédée hier dans la clinique privée où les services de
secours lui avaient trouvé un lit.
A l’heure qu’il
est, tous ses parents qui vivaient sous le même toit qu’elle, son
compagnon, sa fille, handicapée, son beau-frère et sa belle-sœur,
leur fille, eux aussi souvent porteurs de co-morbidités, sont
hospitalisés. Ils ne pourront pas l’accompagner dans son dernier
voyage.
Ramona Medina
appartenait à une organisation sociale qui rassemble de nombreux
habitants de ce quartier ultra-défavorisé, la Poderosa, qui abrite
des structures de travail et de production coopératives. Avec
plusieurs camarades, elle avait fondé un mensuel prolétaire
autogéré intitulé Garganta Poderosa (gorge puissante). Une revue
de revendication mais aussi et surtout d’expression culturelle et
en particulier littéraire pour cette classe sociale qui a si peu
voix au chapitre. Et il suffit de lire leur message sur Twitter pour
constater qu’ils savent dire ce qu’ils ont à dire…
« Ils (1) nous
ont tué Ramona
En serrant les dents,
en frappant le clavier,
en mordant notre rage et en crachant nos
larmes,
c’est à nous qu’il revient d’écrire cette merde
pour
crier tout ce que Ramona a déjà crié.
On ne va pas
s’arrêter !
[on va continuer] jusqu’à ce que les
responsables payent.
Nous ne pouvons pas [en
accepter] plus.
#Justice pour Ramona »
(Traduction © Denise
Anne Clavilier)
Le message est plus
fort encore sur Facebook où la place n’est pas comptée pour
exposer la situation qui lui a été faite, notamment son relogement
promis il y a quatre ans et jamais effectué.
Ces dernières années,
madame Medina avait dû se battre bec et ongles contre les effets
d’annonce du gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires,
très généreux en paroles à l’endroit de ce bidonville, sans que
rien ne change vraiment dans les faits, sauf peut-être les abords de
la gare routière qui ont été goudronnés et dotés de luminaires
et autres mobiliers (2).
Quand l’épidémie a
frappé Buenos Aires, madame Medina a été parmi les premières voix
de ces quartiers oubliés à réclamer l’accès à l’eau courante, sans aucune coupure, pour l’hygiène immédiate quand toute la communication sanitaire
officielle mettait en avant le lavage fréquent des mains.
Copie d'écran du site Internet de Garganta Poderosa |
Sous la présidence de
Cristina Kirchner, invitée par la directrice de Radio Nacional à
une fête officielle de l’institution, je l’avais entendue et vue
sur la scène recevoir un prix pour sa revue. Je garde un souvenir
très fort de son apparition de femme du peuple, avec sa pleine
dignité et son discours lucide et clair, elle qui n’était pas
habituée à ces mondanités médiatiques et n’y était visiblement
pas à l’aise. Mais, sur scène, ce soir-là, elle avait dit ce
qu’elle avait à dire. La maîtrise de son expression m’avait
vivement impressionnée. Ce lundi après-midi, en apprenant son
décès, j’éprouve une profonde émotion.
Samedi, une autre
figure du quartier a perdu la vie dans des circonstances similaires :
Victor Giracoy, qui animait un restaurant social, le comedor Estrella
de Bélen (Etoile de Béthleem). Le quartier s’est placé lui-même
sous le vocable d’un prêtre qui avait consacré sa mission
religieuse aux plus déshérités, le Padre Mugica, dont le coin
porte officiellement le nom (du point de vue cadastral, la Villa 31
est censée être le Barrio Padre Mujica, mais je n’ai pas encore
vu un seul plan de Buenos Aires en tenir compte).
Slogan projeté sur un immeuble de Buenos Aires |
Nombreux sont les
témoignages venant des personnalités et des organisations de gauche
à ces tristes nouvelles qui reflètent bien la tragédie qui se vit
dans ces quartiers laissés pour compte, sans électricité légale,
sans système sécurisé de distribution de gaz et d’eau courante,
tant à Buenos Aires qu’ailleurs dans le pays. L’auteur-compositeur
interprète León Gieco a écrit un très beau texte en vers pour la
dernière page de Página/12 qui lui a emprunté son gros titre,
« les gardiens de Padre Mugica ».
Los
guardianes de Mugica bajan de lo alto
con
sus voces y tambores, domingo santo.
León
Gieco, Página/12
Les gardiens de Mugica
descendent du ciel
avec leurs voix et
leurs tambours, un dimanche saint.
(Traduction ©
Denise Anne Clavilier)
Signe indiscutable que ce que Madame Medina commençait à compter, même les journaux "main stream" rendent compte de sa disparition et des conditions scandaleuses dans lesquelles elle s'est produite.
Pour aller plus loin :
lire le dossier que Página/12 a mis sur son site autour de cette figure de l’expression
populaire urbaine
lire l’article de Clarín
se connecter au site Internet de Garganta Poderosa et à son profil Facebook
Mises à jour du 19 mai 2020 :
lire l'article de Página/12 sur la conférence de presse du collectif du quartier Padre Mugica à la suite du décès de Ramona Medina hier, en plein air, au pied d'un talus qui délimite le quartier
lire l'article de Página/12 sur l'affaire telle qu'elle va être portée devant la Comission Interaméricaine des Droits de l'Homme(CIDH) par le prix Nobel de la Paix argentin Adolfo Pérez Esquivel, divers organismes militants et le collectif du bidonville. Cette plainte vise le gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires et prend en compte les neuf jours sans eau courante dans le bidonville en plein confinement.
Mises à jour du 19 mai 2020 :
lire l'article de Página/12 sur la conférence de presse du collectif du quartier Padre Mugica à la suite du décès de Ramona Medina hier, en plein air, au pied d'un talus qui délimite le quartier
lire l'article de Página/12 sur l'affaire telle qu'elle va être portée devant la Comission Interaméricaine des Droits de l'Homme(CIDH) par le prix Nobel de la Paix argentin Adolfo Pérez Esquivel, divers organismes militants et le collectif du bidonville. Cette plainte vise le gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires et prend en compte les neuf jours sans eau courante dans le bidonville en plein confinement.
(1) Les tenants du
grand capital, les politiciens de la droite ultra-libéral, le
gouvernement de la ville.
(2) Je m’étais
moi-même fait la réflexion en août dernier quand le car dans
lequel je voyageais vers Villa Mercedes (San Luis) avait longé les
grillages qui séparent encore la route et la villa miseria. Ce qui
était à notre vue s’était beaucoup embelli. Mais il semble bien
que là s’arrêtaient les progrès.