Avant-hier soir, la Présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner a annoncé qu’elle allait proposer au Parlement (Congreso) l’adoption de jours fériés supplémentaires.
Il s’agit, d’abord et avant tout, de rétablir sur tout le territoire national, les Lundis et Mardis gras dont le caractère férié avait été supprimé par décret sous la Dictature en 1976. Ce caractère a déjà été rétabli dans plusieurs Provinces, dans certains secteurs économiques, pour telle ou telle catégorie de travailleurs. C'est par exemple le cas des fonctionnaires de la Ville Autonome de Buenos Aires. La Dictature avait supprimé ces deux jours car elle entendait affaiblir pour mieux faire disparaître les traditions populaires les plus tenaces à travers lesquelles pouvait s’exprimer une opposition nette et sans détour à sa politique d’assujettissement du pays à tous les intérêts des Etats-Unis. Avec la répression politique qui a fait 30 000 disparus et plusieurs centaines d’enfants enlevés à leurs familles, cette stratégie d’éradication de la culture populaire et nationale est considérée, par les militants des droits de l’homme, comme l’un des crimes les plus graves de la Junte militaire alors au pouvoir. Le rétablissement de ces deux jours est donc une façon pour la Présidente de fermer un nouveau volet de ce sinistre épisode de l’histoire nationale et de marquer, une nouvelle fois, le retour à la démocratie et à la vie constitutionnelle.
Elle propose également de faire du 20 novembre la Fête de la Souveraineté nationale en souvenir de la résistance que les Argentins opposèrent en 1845 à la flotte anglo-française ou franco-anglaise qui tentait de remonter le cours du Paraná pour commercer avec l’intérieur du continent alors que Juan Manuel de Rosas (1793-1870), le gouverneur de la Province de Buenos Aires (1835-1852), imposait la ville de Buenos Aires comme seul et unique point de transit des marchandises internationales. Le choix de cette date pour en faire un Día de la Soberanía Nacional est un choix politique très significatif : certes, c’est dire symboliquement que les empires commerciaux, la Grande-Bretagne et la France en 1845, les Etats-Unis à partir de la fin des années 1930, et peut-être la Chine aujourd’hui, ne pourront pas s'installer en Argentine comme en pays conquis et que les Argentins sauront se défendre contre toute tentative de soumission de leur patrie, même supérieure en nombre ou en armes, mais c’est aussi s'aligner sur le portègno-centrisme de Rosas, qui, dans les années 1840, jouait contre les intérêts des provinces de l’intérieur qui voulaient elles-mêmes maîtriser leurs relations commerciales sans dépendre de Buenos Aires, qui n’était même pas encore la capitale de l’Argentine. Et ce monopole de Buenos Aires sur le commerce extérieur est l’une des raisons de la coalition entre la Province d’Entre-Rios, l’Uruguay et le Brésil, que le général Urquiza, gouverneur d’Entre-Rios, leva contre Rosas pour mettre fin à son contrôle de la rive occidentale du Río de la Plata. Le choix est donc très partisan, il peut faire polémique (il va faire polémique) et il révèle une nouvelle fois la parenté idéologique qui existe entre le rosisme et le péronisme, le second étant le petit-fils du premier (le rôle du fils est tenu par le radicalisme, ce qui vous explique la puissance de l’hostilité entre radicalisme et péronisme, jusque de nos jours… C’est la famille des Atrides, les axes politiques argentins).
Autre jour qui deviendrait férié au terme de ce votre parlementaire : le 20 juin, Día de la Bandera ou fête du Drapeau. 4ème occasion (1) de préparer et de manger le locro, ce plat de maïs blanc ou jaune (selon les régions), de haricots et de viandes diverses que l’on sert pendant les Días patrios, les fêtes de la Patrie (sur le locro, voir mon article gastronomique et culinaire du 15 novembre 2009). Les Fêtes du Bicentenaire, pendant la semaine du 25 mai 2010, ont été un tel succès populaire qu’elles ont incité la Présidente à encourager le développement des activités touristiques grâce à l’institution dans cette période de l’année de ce jour supplémentaire, qui porte à 15 le nombre de jours fériés sur l’ensemble du territoire national, ce qui correspond plus ou moins à un calendrier européen (2).
Le projet de loi entend également modifier le nom du Día de la Raza, ou Fête de l’Hispanité, un terme qui avait été choisi en un temps où il n’était pas chargé du souvenir des tragédies du racisme que le 20ème siècle a multipliées. Il s’agit du 12 octobre, anniversaire de la découverte des Amériques par Christophe Colomb, une fête instituée par l’Espagne pour fédérer l’aire hispanophone née de l’Empire colonial. Le 12 octobre sera désormais en Argentine Día del Respeto de la Diversidad Cultural, ce qui est un programme politique plus que le nom d’une fête. A vous parler franchement, je doute fort qu’une telle dénomination soit jamais adoptée au quotidien. C’est beaucoup trop théorique et puis ça va dans le sens inverse de ce qui était célébré jusqu’à présent à cette date-là, ce que les peuples hispanophones ont en commun, à savoir une langue, une histoire, une découverte fondatrice qui a fait basculer l’histoire du monde…
La Présidente a également prévu la création de deux ponts par an, lorsqu’une fête à date fixe tombe un mardi ou un jeudi. Ces deux ponts annuels seront fixés par le Gouvernement année après année avant le 31 octobre de l’année précédente. L’idée est de permettre au secteur touristique de planifier ses activités, d’organiser ses promotions et aux touristes d’acheter leur titre de transport à l’avance (3).
Enfin, les jours chômés des calendriers juif et musulman acquerront avec cette nouvelle loi un statut de jour férié pour les adeptes de ces religions, afin qu’il n’y ait plus de discrimination et que soit respectée la liberté de culte. C’est déjà chose faite à Buenos Aires, où vivent une grande majorité des Argentins professant l’une ou l’autre de ces deux religions ultra-minoritaires dans le pays (92% des Argentins se déclarent catholiques).
Ce projet de loi a donc pour objectif de multiplier les séjours touristiques de courte durée qui, selon la Présidente, correspondent à une tendance de fond et à des dépenses plus importantes qu’elles ne le sont avec un unique séjour de plus longue durée. Depuis 2003, toujours selon le Chef de l’Etat, le secteur touristique doublerait son activité tous les ans et en 2009, les 5 millions d’Argentins qui sont partis en vacances et en longs week-ends auraient généré un chiffre d’affaires de 3 800 millions de dollars et des investissements à hauteur de 1 300 millions, soit 8% du PBI.
La conférence de presse s’est tenue dans l’un des salons de la Casa Rosada et la Présidente avait invité des murgas, dont elle a souligné qu’il s’agissait non pas tant d’un spectacle à regarder que d’une activité étalée sur toute l’année, qui préserve ses jeunes participants de l’usage des substances stupéfiantes (4).
En fin de conférence, la Présidente, très violemment attaquée en août pour ses prises de position hostiles aux intérêts du groupe de presse Clarín (5), a averti qu’elle s’attendait à des volées de bois vert et que cela n’était pas de nature à l’impressionner. Elle était d’ailleurs entourée comme on le voit sur la photo de murgueros particulièrement festifs dont elle n’a pas hésité à porter le couvre-chef…
Pour en savoir plus :
lire l'article de Página/12
Lire l'article de Clarín
Lire l'article de La Nación
Pour en savoir plus :
lire l'article de Página/12
Lire l'article de Clarín
Lire l'article de La Nación
(1) Les trois autres jours tombent aussi en hiver, or il n’y a qu’en hiver qu’on puisse manger un tel plat, qui pourrait rappeler aux gastronomes avertis le cassoulet du sud-ouest français, le petit salé aux lentilles, l’une ou l’autre fabada d’Espagne ou le cholent de chabat de la cuisine azkhénaze. Il s’agit du 25 mai, anniversaire de la prise du pouvoir par le peuple en 1810, contre l’autoritarisme d’un Vice-roi totalement dépassé par la situation (voir mes articles sur la Semana de Mayo, parus du 18 et 25 mai 2010, en cliquant sur le raccourci situé dans la partie médiane de la Colonne de droite, dans la rubrique Petites chronologies), du 9 juillet, anniversaire de la déclaration d’indépendance prononcée par le Congrès de Tucumán en 1816 et du 17 août, dit Día de San Martín, anniversaire de la mort à Boulogne sur Mer, en 1850, du Père de la Patrie, le Général José San Martín (1778-1950), libérateur de l’Argentine, du Chili et du Pérou. Le 25 mai et le 9 juillet sont des fêtes à date fixe. Quant au Día de San Martín, sa célébration est amovible. Pour favoriser le tourisme intérieur, il est fêté le lundi le plus proche, afin de constituer un long week-end de trois jours.
(2) Etrange manière de justifier sa décision dans la bouche d’une femme politique aussi farouchement péroniste que Cristina Kirchner. D’ordinaire, la volonté de copier le mode de vie européen se retrouve dans la droite sarmientienne et mitriste. La politique péroniste penche, elle, traditionnellement de l’autre côté. Vers la latino-américanisation du pays… La Présidente a même cité en exemple l’Allemagne qui a 15 jours fériés, l’Espagne qui en a 11 (officiels et nationaux, car la Péninsule respecte en fait une multitude de jours fériés régionaux, voire municipaux…) et le Chili, qui en a 16.
A titre de comparaison, la France en a 11, dont trois à date variable (à quoi peuvent venir s’ajouter dans certaines régions le Vendredi Saint et les Lundis et Mardis Gras, notamment en Alsace-Lorraine et dans les Dom-Tom). La Belgique en a 10, dont 3 variables, au niveau fédéral (peuvent venir s’ajouter le lundi et le mardi gras). Et la Suisse en a un nombre considérable, très difficile à comptabiliser, parce qu’ils sont du ressort des 26 cantons et/ou dépendant de l’appartenance religieuse et du respect librement consenti par les employeurs de traditions millénaires que la loi ne fixe pas…
(3) Pour cela, il faudra tout de même une sérieuse révolution culturelle. Les Argentins sont les rois de l’improvisation. Je serais surprise qu’il suffise d’une loi pour en faire des organisateurs prévoyants de ce qu’ils feront dans plusieurs semaines d’un week-end de trois ou quatre jours. Même un voyage en Europe, ils ne le préparent qu’un ou deux mois à l’avance. Alors un week-end, vous pensez !
(4) La jeunesse argentine est passablement gagnée par la consommation de drogue et notamment d’une nouvelle substance qui fait fureur dans la jeunesse un peu perdue, le palco, très violemment addictif et à l’origine de trop nombreux drames qui touchent toutes les classes sociales.
(5) Tout a commencé le 21 août avec l’annonce du retrait de sa licence de fournisseur Internet au fournisseur d’accès Fibertel. Fibertel a été absorbé en avril par Cablevision SA, filiale du groupe Clarín, absorption qui l’a privée de toute personnalité morale, ne laissant subsister qu’une marque d’exploitation commerciale. Or les licences internet sont nominales en Argentine, elles sont accordées à des personnes morales ou physiques et ne peuvent être cédées en aucun cas. Fibertel compte environ 3 millions de clients, dont 600 000 à Buenos Aires même, clients qui disposent de 90 jours pour choisir un autre fournisseur, après quoi le service sera supprimé. Clarín a immédiatement dénoncé une mesure dictatoriale destinée à faire priver l’opposition de ses moyens d’expression, à entraver la libre concurrence, à nuire à ses intérêts commerciaux au profit des opérateurs de téléphonie (nommément au profit de Telefónica, la filiale argentine de l’opérateur téléphonique espagnol historique). Clarín a aussitôt appelé à une manifestation sur la Plaza de Mayo, dès le lendemain, qui n’a guère eu de succès (environ 400 manifestants, ce qui passe à peu près inaperçu sur cette place immense). Puis quelques jours plus tard, la Présidente rendait public un rapport officiel et accablant pour le groupe, sur une affaire des plus nauséeuses, le rachat par trois quotidiens, Clarín, La Razón (aujourd’hui filiale du groupe Clarín) et La Nación de l’unique papeterie argentine qui produise du papier journal, Papel Prensa. Ce rachat s’est produit sous la Dictature, après la mort de l’industriel dans un accident de voiture survenu après qu’il ait été longuement inquiété par la Junte pour de prétendues activités subversives. Les actions ont été achetées aux héritiers que le régime militaire continuait de harceler. Le rapport commandé par la Casa Rosada met en doute que le prix payé à la famille fût celui du marché. Mais prix du marché ou pas, le seul fait, pour des journaux, de prendre possession de la seule fabrique de papier journal du pays, qui plus est, après la mort accidentelle du propriétaire et sous une dictature, est en soi très suspect. Ajoutez à cela que la patronne du groupe, jeune et accorte salariée de faible qualification, épousée par le vieux magnat de la presse, qui n’avait plus que peu de temps à vivre, est elle-même fortement soupçonnée d’avoir adopté des enfants de disparus exécutés par le régime, et vous pourrez imaginer le scandale qui mijote doucement dans la marmite, la haine qui grandit entre les pro-Clarín et les péronistes tendance Kirchner, et la guerre des communiqués qui fait rage depuis près d’un mois (et même un peu plus).
Sur les affaires d’identification des enfants volés à leurs familles durant la dictature et notamment le dossier procédurier en diable de l’identification des parent biologiques des frère et soeur Noble Herrera, voir tous les articles siglés Abuelas que j’ai rassemblés sous le raccourci Justice et Droits de l’Homme, situé dans la partie haute de la Colonne de droite, dans la section Quelques rubriques thématiques.