dimanche 15 novembre 2009

Locro royal(iste) [Coutumes]

Commençons par un aveu : vous proposer la recette du locro un jour de Fête du Roi en Belgique (1) est une affreuse provocation de ma part. Le locro est le plat des réjouissances patriotiques en Argentine et la Revolución en Argentine, en 1810, qui passe pour avoir été républicaine à 100%... Mais, que voulez-vous ! nous n'avons pas la même histoire en Europe, et il y a des pays où la monarchie reste et demeure une forme d'Etat tout à fait légitime, voire même la seule viable. Ce n'est pas le cas de la France ni de la Suisse. Mais en Belgique, au Luxembourg, au Pays-Bas, en Espagne, en Grande-Bretagne et dans bien d'autres pays, ma foi...

Or donc le locro...
Les proportions que je vous indique ici en disent long sur ce qu'est un día patrio en Argentine. Ce sont des proportions pour 8 personnes (seulement 8 personnes).
A Buenos Aires, cet hiver (en plein mois d'août), j'ai dégusté ce plat deux soirs de suite, d'abord au Bar El Faro, avant le show de Cucuza et Moscato, qui enregistraient ce soir-là leur premier disque en commun (voir mon article du 14 août dernier). Ce vendredi était la veille du long week-end de la fête de San Martín, le 17 août, qui tombait cette année un lundi (2). Et j'en ai mangé à nouveau le lendemain, chez mes amis, Chilo et Teresa Tulissi, chez qui la photo a été prise. C'était Chilo qui avait fait le locro. Il est parti peindre à Córdoba sans me donner sa recette (je lui en veux à mort) et je peux vous dire que ce n'est pas seulement un peintre des plus intéressants (le lien vers son site est dans la Colonne de droite, dans la rubrique Artistes plastiques), il est aussi un fameux cuisinier, parce que faire de ce plat-là un plat léger, ce n'est pas à la portée de n'importe quel cuistot...

Donc pour 8 personnes (ayant bon appétit), vous aurez besoin de 500 grammes de tous les ingrédients suivants :

brisures de maïs blanc (ce qu'on appelle là-bas maïs pisado, dont la traduction littérale serait maïs foulé aux pieds),
haricots secs (les Argentins utilisent des porotos, introuvables en Europe),
pois chiches,
pommes de terre (choisissez-en une qui tienne bien à la cuisson),
viande et charcuterie à cuire de votre goût,
courge (choisissez plutôt une courge à chair blanche. Les Argentins prennent du zapallo, une petite courge de la taille et de la forme d'une tomate à farcir, à la peau verte. La chaillotte doit faire l'affaire aussi).

Vous aurez aussi besoin de 6 blancs de poireaux (coupés en julienne), de poivre, de sel, d'huile (d'olive de préférence, c'est la fëte et l'Argentine est un pays producteur). Certains ajoutent du paprika, d'autres du poivron vert ou rouge, d'autres de la patate douce blanche, des panais, des carottes... Vous pouvez essayer des navets doux, du coeur d'artichaut frais, du céleri rave...

Pour la viande, employez plutôt des bas morceaux de boeuf (ou de veau). Avec les os. Ils donneront du liant à la cuisson. La viande à pot au feu, à potée, à Baeckeoffe est excellente pour ce plat. Les tripes et la fraise de veau sont aussi un bon choix. En vous éloignant un peu de la recette originale (mais toute famille a la sienne en Argentine), vous pouvez utiliser de la palette fraîche ou du petit salé (suffisamment dessalé auparavant), des sot-l'y-laisse et des gésiers de volaille (ce sont des morceaux très goûteux, mais le sot-l'y-laisse cuit vite, donc modifier en conséquence le moment de les introduire dans votre préparation), du confit de canard ou d'oie selon la tradition du sud-ouest ou d'Alsace...
Pour la charcuterie, vous aurez du mal à trouver du chorizo argentin (rien à voir avec celui de la tradition espagnole). Le chorizo argentin est une saucisse à cuire, de couleur claire, sans paprika. Généralement, elle est cuite au barbecue. Une saucisse de Toulouse, des chipolatas, des diots de Savoie feront l'affaire. Vous pouvez ajouter aussi de la pancetta italienne, des lardons salés... En vous éloignant un peu du goût original, vous pouvez vous rabattre sur le cervelas lyonnais même pistaché (à condition que son acidité soit très, très légère), la weisswurst qu'on trouve en Bavière ou en Suisse, la knackis, le cervelas alsacien sans colorant. Et si vous n'utilisez pas par ailleurs des tripes, vous pouvez mettre de l'andouillette (AAAAA comme il se doit) (3) ou de l'andouille (de Guémené, de Vire, de Jargau, et même, pourquoi pas, de l'andouille créole de la Réunion...)

Pour réussir le locro que j'ai goûté à Buenos Aires, mieux vaut en revanche ne pas utiliser les charcuteries fumées du nord-est de la France, des Vosges, de la Forêt Noire et des Ardennes (type saucisse de Morteau ou gendarmes) ni les charcuteries très épicées en provenance de la Méditerranée, comme le chorizo espagnol ou la merguez. Mais il y a certaines régions en Argentine où on apprécie le cochon fumé, comme notre poitrine fumée par exemple. Donc à vous de décider en fonction de vos goûts, de votre région, de vos commerçants de proximité.

Comment procéder :

La veille, mettez à tremper pour toute la nuit, voire pour 24h, dans trois bols séparés, le maïs, les pois chiches et les haricots (que vous choisirez comme pour un cassoulet : Soissons, lingots, cocos... Vous pouvez vous rabattre sur des flageolets secs qui ajouteront au plat une petite pointe de vert. Mais évitez les haricots rouges du chili con carne texano-méxicain ou les haricots noirs de la cuisine brésilienne).

Le jour même ou la veille (certains Argentins prétendent que le locro est meilleur quand il a été fait le jour d'avant), mettez à cuire le maïs, les pois chiches et les haricots dans un très grand volume d'eau, dans lequel vous pouvez ajouter un morceau de couenne de porc. La cuisson se fait dans de l'eau bouillante non salée, le sel en début de cuisson faisant durcir les légumineuses.
Le temps de cuisson va de 30 minutes à une heure en fonction de la qualité des produits et du temps de trempage. Vous pouvez réduire cette durée en utilisant une cocotte-minute, que vous utiliserez ensuite comme une cocotte normale.

Au bout de ce temps, retirer la couenne de porc et ajouter, coupés en petits morceaux, les viandes et les charcuteries, les pommes de terre épluchées et la courge ainsi que les patates douces épluchées s'il y a lieu. Laisser cuire 3 heures à feu doux et rajouter de l'eau ou du bouillon (de boeuf ou de volaille) si besoin est. Le plat final ressemble à un risotto crémeux.

En fin de cuisson, salez et poivrer, ajoutez une pointe de paprika si vous aimez, un filet d'huile d'olive et mélangez bien.

Le locro se sert chaud (ou réchauffé, si vous l'avez cuisiné la veille) dans des plats creux individuels (type cassolette de terre cuite).
Le locro est la version argentine du cassoulet du sud-ouest français et des cocidos espagnols.

Comme il est très difficile de trouver par chez nous des brisures de maïs blanc, vous pouvez les remplacer par du maïs jaune sec (surtout pas en boîte, il est déjà cuit et il n'a pas beaucoup de goût). Et si vous ne trouvez pas de maïs jaune, vous pouvez toujours vous inspirer de cette recette pour faire un risotto très, très original mais ce ne sera pas du locro.

Les deux fois où j'ai dégusté cette spécialité saisonnière (hivernale) à Buenos Aires cette année, j'ai remarqué que, dans les deux cas, la quantité de maïs était beaucoup plus importante que celle des légumineuses. Les proportions étaient de l'ordre de 3/4 ou 1/3 de maïs pour 1/4 ou 1/3 de légumineuses. De toute évidence aussi, c'est un plat de pauvres qui s'élabore donc avec les moyens du bord (comme le cassoulet à l'origine). La nature des viandes est à votre libre choix. Vous pouvez aussi cuire la viande et la charcuterie entières, sans les détailler, les retirer en fin de cuisson pour les réintroduire dans le plat une fois désossées et découpées. Les os auront produit un peu de gelée qui lie le plat mais ne risqueront pas de rester en travers de la gorge d'un convive.


Ce dîner du 15 août (qui n'est pas un jour férié en Argentine) au complet : le verre (vide) de Fernet Blanca Coca (le mien ! cf. mon article du 9 novembre 2009), les empanadas de Teresa (cf. mon article du 11 novembre 2009), le locro de Chilo, le verre de tinto, nacional bien sûr (vin rouge), et même l'assiette, vide, de la pizza de l'apéritif (re-article du 11.11.09)... En guise de dessert, on a pris un digestif : des raisins à l'eau de vie.

Et comme Barrio de Tango est avant tout un blog interculturel et qu'il y a donc parmi ses lecteurs des amoureux de la langue de Molière et de la gastronomie de son pays, vous pouvez vous régalez en écoutant cette courte émission (11 minutes) de Canal Académie : La guerre du cassoulet de et par Jean Viteaux.

(1) Cette fête, qui s'appelait jusqu'à il y a quelques années la Fête de la Dynastie, date de 1866. Cette date a été choisie parce que le 15 novembre était alors le jour de la saint Léopold selon le calendrier liturgique catholique en vigueur en Allemagne, pays dont était originaire le premier Roi des Belges, Léopold 1er. Son successeur se prénommant également Léopold, la fête a été maintenue à la même date, et quand le Roi Albert 1er a prêté serment, on n'a rien changé, parce que dans les pays latins, le 15 novembre est le jour de la saint Albert (Albert Le Grand, un dominicain né dans le Saint Empire germanique, entre 1193 et 1206 et mort en 1280 à Cologne). A la mort du Roi Albert 1er, les Belges ont eu à nouveau un Roi Léopold, le 3ème du nom. Et quand, à 20 ans, le Roi Baudouin a succédé à son père dans des conditions très douloureuses et conflictuelles pour lui, il n'était pas question de renier son prédécesseur. La date du 15 novembre est donc demeurée. Depuis 1993, le Roi s'appelle à nouveau Albert et maintenant, après plus de 140 ans d'une date stable, il n'y a plus de raison de changer quoi que ce soit au calendrier de la Belgique royale. Te Deum ce matin dans la superbe cathédrale Saints Michels et Gudule qui domine Bruxelles, cérémonie militaire et académique au Parlement fédéral cet après-midi. Cette année, à l'occasion de cette fête, les corps constitués rendent hommage au Roi Albert 1er sur le thème de la recherche scientifique. Cela tombe bien, saint Albert est aussi le patron des chimistes et des physiciens. Et puis bonne fête aussi et en particulier à la Communauté germanophone, celle dont on dit en Belgique qu'elle est la plus belge de toute, la seule en tout cas à n'avoir aucune revendication autonomiste, indépendantiste ou séparatiste, à l'inverse des Communautés flamande et francophone dont les querelles et les bisbilles incessantes font les choux gras des commentateurs étrangers dans toute l'Europe.
(2) La fête de San Martín commémore tous les ans à la mi-août la mort du Général José San Martín, qui a conduit toute la guerre d'indépendance de l'Argentine, puis celles du Chili et du Pérou, avant de s'exiler en France, lorsque les gouvernants alors en place en Argentine, en proie à une contestation qui tournait à la guerre civile, lui avaient demandé de retourner ses armes contre leurs opposants. Ne voulant pas combattre des compatriotes, le glorieux général libéral a préféré s'exiler. Et il est mort à Boulogne-sur-Mer, en France, le 17 août 1850. Sa fête fait partie des quelques jours fériés qui peuvent être déplacés au lundi le plus proche, et ce afin de créer des longs week-ends qui favorisent le développement du tourisme intérieur argentin. Ce qui fait que lorsque le 17 août tombe un dimanche, on le fête le lendemain. Parce qu'il n'est pas question de perdre un seul jour férié ! En revanche, on ne bouge pas la date de Noël ni du Nouvel An ni de l'Epiphanie (et de toute manière c'est les vacances d'été, tout le monde est à la plage), et on ne bouge pas non plus les dates des deux anniversaires des déclarations d'indépendance, les 25 mai et 9 juillet, jour où l'on déguste aussi le locro...
(3) Le sigle AAAAA est un sceau de qualité pour cette spécialité artisanale française à base de tripes de porc. Les cinq lettres sont l'acronyme de l'Association Amicale des Amateurs d'Andouillette Authentique qui attribue tous les ans son sceau de qualité à des produits qui subissent une dégustation à l'aveugle. L'association est très sérieuse et ses avis très respectés par les gastronomes hexagonaux. Un charcutier qui peut appliquer le célèbre sigle sur sa marchandise en est très fier et du coup, le roi n'est pas son cousin !