Comme le savent les lecteurs habitués à ce blog, lorsque je suis à Buenos Aires (en août, donc en hiver), j’aime observer ce qui se passe dans la rue, noter les évolutions d’une année sur l’autre, vous rapporter ces petits détails qu’en général les journalistes ne voient pas ou dont le sens exact leur échappe trop souvent mais qui vous permettront, à vous, de vous composer, sous forme de mosaïque, une idée plus précise de ce pays et de cette ville, qui en est la capitale.
L’année dernière, les vieux lecteurs s’en souviennent peut-être (voir la fin de mon article du 17 octobre 2009), j’étais revenue de Buenos Aires avec d’une part le souvenir d’un bond considérable de la mendicité, et, d’autre part, des relevés de prix dans les commerces de proximité qui confirmaient plutôt l’optimisme de l’INDEC, l’institut national des statistiques, sur la décélération de l’inflation qui ravage l’économie du pays depuis 2002. Dans un article qu’il me reste encore à écrire, je vous communiquerai d’ailleurs mon relevé de cette année sous la forme de notre traditionnel rendez-vous économique dit du "Panier de la Ménagère" (lire le Panier de la Ménagère de 2008 et le Panier de la Ménagère de 2009 en cliquant sur les liens).
Cette année, ce qui m’a frappée, c’est la régression de la mendicité. Certes, j’ai pris le métro moins souvent que l’année dernière, car j’ai changé de quartier cette fois-ci et je pouvais plus souvent me rendre à pied partout où je devais aller (1). Certes, j’ai arpenté une portion de la rue Florida plus au sud que d’habitude (essentiellement entre Corrientes et Rivadavia et non pas, comme les années précédentes, entre Corrientes et Plaza San Martín). Cependant, en plus de trois semaines, je n’ai vu aucun enfant mendiant ni vendeur à la sauvette de gadgets ou d’images pieuses. L’année dernière, il y avait un ambulante, comme on les appelle là-bas, montant à chaque station de métro, sur chaque ligne empruntée et ce quelle que soit l’heure de la journée ou du soir (le métro s’arrête vers 22h à Buenos Aires), et beaucoup d’entre eux, près de la moitié, étaient des gamins d’âge scolaire. Cette année, j’ai dû voir en tout et pour tout une dizaine d’ambulantes, tous adultes, et dont, progrès considérable, aucun ne vendait de produit de contrefaçon (montres et stylos de marque, CD et DVD comme tous les ans jusqu’à l’année dernière). J’ai vu vendre des chaussettes, des organiseurs, des rubans pour les cheveux, des images pieuses, des calepins, des stylos lumineux, des petits fours secs, c’est tout et c’est fort peu. Je me suis demandé si c’était là l’effet, en ce cas, il serait heureux, de la prime d’allocation familiale universelle (asignación universal por hijo), récemment instituée par le Gouvernement national pour couvrir la population des salariés non déclarés, des chômeurs et des gens de maison, dont le statut légal est des moins protecteurs (voir mon article du 26 novembre 2009 sur la création de cette allocation sociale). Il est fort probable que le montant de la prime mensuelle est supérieur à ce qu’un gamin pouvait rapporter à la maison de sa journée passée à traîner dans le métro. Si du coup, ses parents l’envoient à l’école au lieu de l’obliger à mendier, il y a de quoi se réjouir, non ? De même, je n’ai pas vu d’enfants traîner dans la rue Florida, un lieu idéal pour les petits mendiants : l’artère est piétonne et c’est un centre commercial à ciel ouvert. Tous les touristes, mal ou peu informés et surtout ceux qui ne parlent pas espagnol, vont y faire leurs achats et beaucoup d’entre eux, tourmentés par leur mauvaise conscience de riches profitant des prix bas du pays (même sur Florida, où les prix sont beaucoup plus élevés qu’ailleurs), donnent une petite pièce.
Dans la rue Florida, j’ai vu manifester, à quelques mètres de la Legislatura, tout près d’une sortie de métro et à quelques mètres du terminus des bus touristiques, une organisation syndicale de cireurs de chaussures. C’était au feu rouge et je n’ai pas pu photographier leur calicot. Je le regrette : il réclamait la mise à disposition pour les membres de leur profession d’un mobilier urbain adapté comme il en est octroyé aux fleuristes et aux marchands de journaux, sorte de kiosques rudimentaires où il leur serait possible d’être correctement assis sur un vrai siège, même spartiate (et le client aussi), où ils pourraient s’installer un petit réchaud l’hiver et avoir une planchette pour poser un maté, leur paquet de yerba et leur thermos pour des pauses-détente entre deux clients… Ils réclamaient un peu plus de dignité pour leur métier, qu’ils décrivaient comme un véritable service à une véritable clientèle dans des termes qui montraient à l’évidence que c’est là une conception des choses partagée par tous les habitants de Buenos Aires. Une vraie surprise, à la limite du scandale, pour nous qui vivons, en Belgique, en France, en Suisse (et ailleurs), dans des pays où les cireurs de chaussures ont disparu de nos rues depuis belle lurette.
Mais ce qui m’a le plus stupéfaite, cela aura été de voir, surtout en centre-ville, l’évolution des cartoneros (les chiffonniers). Je n’ai presque plus vu aucun d’entre eux attelé à une énorme charrette épouvantablement lourde au fur et à mesure que la journée passe et qu’elle se remplit de tout un fatras de trucs et de machins. Je n’ai pas vu non plus de charrette à cheval ni de charrette à vélo. Je n’ai pas vu de cartonero arpentant la ville pendant la journée. Ce que j’ai vu, ce sont des travailleurs, plutôt débonnaires et très pauvrement vêtus, qui se rassemblent l’après-midi, vers 17h ou 18h, pas avant, dans quelques esquinas, toujours les mêmes, et qui devisent entre eux en attendant je ne savais quoi les premiers jours. Ce que j’ai vu, ce sont des équipes constituées, qui se répartissent de manière très organisée, par groupes de deux ou trois, à travers un même quartier pour rassembler à un angle d’une esquina, toujours le même, tous les sacs poubelle déposés au pied des habitations et tout ce qui peut traîner sur un trottoir. Et là, ils trient méthodiquement la récolte effectuée, mettent le tout dans des grands sacs plastique, rassemblent les sacs dans des chariots à roulettes, constitués d’une armature de métal, avec des montants d’environ 1,70 m, entièrement tendue de grosse toile sur 40 cm de largeur de chaque côté, tout ce qu’il y a de plus maniable, puis convergent tous ensemble depuis les diverses esquinas de travail vers un même point où un camion sans âge récupère le tout et ramène les hommes chez eux, dans une villa miseria quelque part au sud du Riachuelo. L’année dernière encore, ce travail de tri, ils le faisaient une fois arrivés chez eux, à pied, depuis Buenos Aires, qu’ils avaient parcouru, en long, en large et en travers, toute la journée, depuis 9h le matin jusqu’à 21h le soir. Aujourd’hui, les cartoneros portent des uniformes avec des bandes réfléchissantes qui les rendent visibles pour les automobilistes, qui roulent très vite, la nuit, une fois passée l’heure de pointe et les embouteillages de 18-19h, et certains ont des gants. Parfois, j’ai eu des doutes sur leur fonction : cartoneros ou éboueurs salariés par la société concessionnaire du ramassage officiel des ordures ? Cartoneros ! (2). C'est peut-être à cette amélioration que l'on doit le plus grand nombre de femmes dans le métier.
C’est l’organisation montante en coopérative qui a sans aucun doute permis ce progrès spectaculaire de leur condition. Certes, le métier reste le plus dégradant de tous les métiers, le moins bien rémunéré, l’un des plus dangereux, l’un des plus pénibles. Les rues, pendant qu’ils travaillent, sont épouvantablement sales, parce qu’ils éventrent les sacs poubelle directement sur le trottoir et que tous les détritus alimentaires se répandent sur les dalles et la chaussée. Parfois, du coin où ils travaillent, émanent odeurs pestilentielles et plutôt surprenantes quand ça se passe avenida de Mayo entre la 9 de Julio et la Plaza de Mayo, à 22h, au cœur de la Buenos Aires la plus institutionnelle. Mais j’ai assisté à un spectacle étonnant, à l’Abasto, par les grandes baies vitrées du Musetta Café, le soir où je suis allée, avec Chilo Tulissi et sa femme, Teresa, écouter le Cuarteto Julio Coviello : un groupe de 5 cartoneros, que j’avais vus, une heure plus tôt, remonter la rue avec des chariots vides, s’acheminait maintenant en sens inverse vers le point de rassemblement, avec d’autres qui arrivaient d’autres rues. Deux hommes poussaient tranquillement les deux chariots pleins, un autre marchait sur le côté, les mains dans les poches, et deux filles, d’une vingtaine d’années peut-être, fermaient la marche en se racontant, en pouffant de rire, des trucs de filles comme le feraient deux employées de bureau après leur journée de travail… le tout sur fond d’uppercuts musicaux ultra-oppressants signés Coviello…
Une telle scène, avec ce contraste entre la musique hurlant la douleur de la ville et un tel degré d’insouciance juvénile, eût été inconcevable l’année dernière… Dans les coopératives de cartoneros, au bout de 5, 6 ou 7 ans d’exploitation, les travailleurs parviennent à s’offrir 15 jours de congés payés.
A méditer dans nos pays riches.
Une telle scène, avec ce contraste entre la musique hurlant la douleur de la ville et un tel degré d’insouciance juvénile, eût été inconcevable l’année dernière… Dans les coopératives de cartoneros, au bout de 5, 6 ou 7 ans d’exploitation, les travailleurs parviennent à s’offrir 15 jours de congés payés.
A méditer dans nos pays riches.
(1) Comme je vous le raconte dans un article écrit hier mais que je n’ai réussi à publier qu’aujourd’hui, j’ai quitté l’hostel décidément trop déplaisant où j’avais logé en 2007, 2008 et 2009, à Almagro, pour emménager cette année dans un appartement où j’ai vécu seule, et tranquille, dans le sud de Monserrat, presque San Telmo déjà.
(2) Les éboueurs travaillent de jour maintenant. Et eux aussi, on les a munis d’uniformes de travail et de gants. Il n’en allait pas de même il y a seulement deux ans.