A l’occasion de la sortie de son nouveau disque, le second de sa carrière, Juan Vattuone répondait hier à une interview de Página/12 avec son humour et sa hargne habituels et en compagnie de l’une de ses filles, la rappo-tanguera Anita Vatt (1).
Extraits dans les deux langues, comme d’ordinaire :
– Mi idea permanente es mostrar que hay tangos que pueden hablar de la actualidad, que no tienen que ver con el piletón, la vieja llorando o la melancolía. Escribí uno que se llama “Yo quiero una vida ma’mejor”, que habla de ilusiones y esperanzas porque, si bien ya no pienso en cambiar el mundo, sí me anoto en eso de embellecerlo un poco. Yo no estoy en la vereda de ese ingeniero que gobierna y apunta al tango for export, sino en la de aportar algo a los jóvenes como un tipo de 60 años que conoció a Julián Centeya, a Cátulo Castillo, Goyeneche o Rivero, y se ofrece como un puente. Yo arranqué a los 18 años cantando tangos tradicionales, pero, por suerte, me pude despojar de la gomina, de la actitud machista y conservadora que tuvo y tiene el género. Digamos que tomo la responsabilidad de decir ciertas cosas que no se dicen demasiado. Es bueno que, como poeta, abra el espectro de otros poetas que han escrito maravillosamente bien, y que la gente no juna, porque no los pasan por radio. Y ni hablar por la tele, porque estamos todos tinellizados...
Juan Vattuone, dans Página/12
Mon idée fixe c’est de démontrer qu’il y a des tangos qui peuvent parler de l’actualité, qui n’ont rien à voir avec le lavoir, la mère en larmes ou la mélancolie. J’en ai écrit une qui s’appelle Moi je veux une vie encore mieux, qui parle d’espérances et de lendemains qui chantent, parce si je ne pense bien sûr pas changer le monde, je m’inscris pour l’embellir un peu. Je ne suis pas dans le clan (2) de cet ingénieur qui gouverne et qui vise le tango for export (3) mais avec ceux qui veulent apporter quelque chose aux jeunes, comme un type de 60 ans qui a connu Julián Centeya, Cátulo Castillo, Roberto Goyeneche ou Rivero, et qui s’offre comme un pont. J’ai démarré à 18 ans en chantant des tangos traditionnels mais, par chance, j’ai pu me dépouiller de la gomina (4), de l’attitude machiste et conservatrice qu’a affecté et qu’affecte le genre. Disons que je prends la responsabilité de dire certaines choses qui ne se disent pas trop. C’est bien que, comme poète, j’ouvre le spectre d’autres poètes qui ont écrit merveilleusement bien et que les gens ne voient pas parce qu’ils ne passent pas à la radio. Et je ne parle même pas de la télé, parce que nous sommes tous tinellisés (5).
(Traduction Denise Anne Clavilier)
[...]
“Es como una forma de sentimiento nacional y popular que defiendo, como cuando hablo de la dictadura y de los militares, ¿no? Muchos me juzgan cuando digo que el tango no ha dicho nada de la dictadura y los desaparecidos. Charly, León, Cantilo o Nebbia han dicho cosas, aunque hayan sido utilizados, pero en el tango poco se ha hablado de algo que nos pasó a nosotros, los argentinos, sobre los compañeros desaparecidos. Yo no tengo nada contra los militares, de lo que estoy en contra es de los genocidas. Digo, si San Martín se levantara de la tumba, condenaría a esos turros que hicieron lo que hicieron”.
Juan Vattuone, dans Página/12
C’est comme une forme de sentiment national et populaire que je défends (6) comme quand je parle de la dictature et des militaires, n’est-ce pas ? Beaucoup me condamnent quand je dis que le tango n’a rien dit sur la dictature et les disparus (7). Charly, León, Cantilo ou Nebbia (8) ont dit des choses, même s’ils ont fait l’objet de récupération, mais dans le tango, on a très peu parlé de cette chose qui nous est arrivée à nous, les Argentins, au sujet des amis disparus. Moi, je n’ai rien contre les militaires. Si j’ai quelque chose contre quelqu’un, c’est contre les génocidaires (9) . Je dis que, si San Martín sortait de sa tombe, il condamnerait ces abrutis qui ont fait ce qu’ils ont fait.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
(1) Juan a deux filles. Julieta est danseuse. Anita est une artiste complète qui coompose, écrit, chante, danse.... Toutes les deux ont choisi d’abréger le nom paternel et de n’en garder que la première syllabe. L’une comme l’autre font sa très grande fierté.
(2) littéralement : "Je ne me tiens pas sur le trottoir de cet ingénieur".
(3) Allusion à Mauricio Macri, le chef du Gouvernement de la Ville autonome de Buenos Aires. Macri est ingénieur de formation et, en Argentine, c’est un titre qu’on porte toute sa vie, comme celui d’Architecte ou de Docteur (titulaire d’une thèse) ou de Licencié (titulaire de l’équivalent d’un Master européen)…
(4) au sens littéral du terme : il y a 40 ans, dans de très nombreux spectacles de tango, à la télévision en particulier, les musiciens et surtout les chanteurs se présentaient déguisés en caricature de Carlos Gardel, les cheveux plaqués sur le crâne avec de la gomina, en costume 3 pièces des années 30, doulos et chaussures bicolores, une tenue qui ne correspondait en rien à la tenue de l’homme de la rue des années 70. C’est à ce genre de signe que l’on voit combien était grave la crise que traversait alors le tango malgré les efforts de renouvellement du trio Piazzolla-Ferrer-Amelita Baltar et la persistance de quelques grands comme Osvaldo Pugliese, Horacio Salgán ou Aníbal Troilo, qui connut cette crise puisqu’il est décédé en 1975.
(5) Allusion à l’animateur vedette de télé Marcelo Tinelli, une espèce de Michel Drucker argentin qui travaillerait sur les chaînes privées et qui anime à Buenos Aires des émissions de variétés et de divertissement passablement racoleuses et baignant dans une démagogie facile. Bien entendu, le genre d’émissions que Juan Vattuone vomit de toutes ses forces.
(6) N’oubliez jamais qu’en Argentine, la Nation est une réalité qui est en train de se construire. Lier nationalisme et peuple n’est donc pas le fait de réactionnaires ou de conservateurs qui entendraient geler les choses en l’état ou revenir à un état antérieur de la société ou du pays mais de gens qui veulent aller de l’avant. Le nationalisme est essentiellement à gauche, la droite étant très encline à livrer l’Argentine à des intérêts commerciaux et économiques étrangers (ceux des grandes puissances commerciales) ou à en faire une pâle copie de ces mêmes grandes puissances commerciales sans lui laisser la liberté de son propre chemin original.
(7) en effet, il n’a pas tout à fait raison. Alejandro Szwarcman pour ne citer que lui a écrit à ce sujet et ce sont bien des tangos. Raimundo Rosales aussi. Marcela Bublik… Mais ils font partie de ceux qui ne passent pas beaucoup à la radio, c’est vrai, et leurs œuvres ne sont pas connues encore du grand public.
(8) Quelques grands artistes du rock argentin : Charly García, León Gieco, Fabiana Cantilo et Litto Nebbia.
(9) En Argentine, la Dictature de 1976-1983 est qualifiée de génocide. Au regard de la définition internationale du terme, qui s’est élaborée au procès de Nüremberg en 1945-1946, et qui peut s’appliquer telle quelle aux événements du Cambodge et du Rwanda, ce qui s’est passé en Argentine n’est pas un génocide mais une répression politique particulièrement rude avec des violations très graves des droits de l’homme, notamment contre les enfants des persécutés. Néanmoins la gauche nationaliste argentine a obtenu le classement en génocide à cause de la répression assez féroce qui s’est abattue sur l’expression culturelle populaire qui tendait à faire disparaître cette identité irréductible pour mieux assimiler le pays au marché intérieur des Etats-Unis. Et cela, c’est quelque chose que Juan Vattuone ne pardonne pas et il consacre une partie considérable de ses forces à lutter contre l’oubli en la matière, ce en quoi il est très proche du combat de Madres de Plaza de Mayo.