La chanteuse et comédienne allemande Ute Lemper est actuellement à Buenos Aires où elle présente, dans une salle appartenant à l’une des synagogues de Buenos Aires (1), un spectacle intitulé Ultimo tango en Berlín, dans lequel elle chante du tango dans le texte accompagnée par un pianiste, Vana Gierig, et un bandonéoniste, Tito Castro. Le spectacle se donnait hier et reprend aujourd’hui, à 20h30, à la Synagogue de la Communauté Amihaï (Amijai en transcription hispanophone), Arribeños 2355, pour un prix plutôt élevé (180 pesos minimum), comme c’est presque toujours le cas lorsqu’il s’agit de très grandes vedettes de l’hémisphère nord.
A cette occasion et alors que s’ouvre la Foire du Livre de Frankfort dont l’Argentine est cette année l’invitée d’honneur, cette grande artiste, qui s’inscrit dans la tradition du cabaret berlinois de la Belle Epoque jusqu’aux années 20, de forte influence ashkénaze, ce pourquoi elle a été arasée par les nazis, a accordée une interview à Página/12 et à La Nación, deux des plus grands quotidiens nationaux du pays. Je vous propose donc de lire ce qu’elle dit du tango justement… Très instructif !
“Europa en los años veinte; el cabaret, la chanson francesa; el tango; es el momento anterior a la explosión, a los exilios forzados. Esas músicas acabarán en Broadway, o en Hollywood, o simplemente prohibidas, como muchas de las canciones del cabaret berlinés que fueron consideradas degeneradas por el nazismo. Pero el viaje comienza, para mí, en ese último tango, una canción de nostalgia, al fin y al cabo, y en Berlín, que es donde empieza mi propio viaje.”
Ute Lemper, Página/12
L’Europe dans les années 20, le cabaret, la chanson française, le tango, c’est le moment d’avant l’explosion, d’avant les exils forcés (2). Ces musiques ont fini à Broadway ou à Hollywood (3), ou simplement interdites, comme beaucoup de chansons du cabaret berlinois qui furent considérées comme dégénérées par le nazisme. Mais le voyage s’ouvre pour moi sur ce dernier tango, une chanson de nostalgie pour tout dire et à Berlin, là où commence mon propre voyage.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Piazzolla y Ferrer [...] “se emparientan con Brecht y Weill, que además también escribieron tangos, en la oscuridad, en lo nocturno, en un aire existencial que tiene que ver, para mí, con Albert Camus. En Piazzolla hay un dramatismo muy particular. O por lo menos es mi visión europea de esas canciones. Antes las hacía en francés o en inglés porque no entendía lo suficiente del español como para poder comprender las letras y saber lo que estaba cantando. Pero estuve estudiando y, en particular, me estuve interiorizando de la pronunciación de Buenos Aires. Igual, pido disculpas, por supuesto jamás cantaré estas canciones como una argentina. Aunque, tal vez, eso le agregue algún encanto”.
Ute Lemper, Página/12
Piazzolla et Ferrer s’apparentent à Brecht et Weill, d’autant plus qu’ils ont eux aussi écrit des tangos, dans l’ombre, de nuit, dans une atmosphère de vie qui a à voir, selon moi, avec Albert Camus. Dans Piazzolla, il y a un dramatisme très particulier. Out tout au moins, c’est ma vision européenne de ces chansons-là (4) . Avant, je les chantais en français ou en anglais parce que je ne comprenais pas assez l’espagnol pour pouvoir comprendre les paroles et savoir ce que j’étais en train de chanter. Mais je me suis mise à étudier et, en particulier, je me suis mise à intérioriser la prononciation de Buenos Aires. Ceci dit, je m’en excuse, bien sûr, jamais je ne chanterai ces chansons comme une Argentine. Même si, peut-être, je leur ajoute quelque chose, un petit charme.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
“El bandoneón se presta perfectamente para el repertorio francés y para la música de cabaret [...] La historia del bandoneón es un poco la historia que cuento en este recorrido. También salió de Europa, indocumentado, llegó a América como un polizón y allí se instaló y tuvo una nueva vida.”
Ute Lemper, Página/12
Le bandonéon se prête parfaitement au répertoire français et à la musique de cabaret (5). [...] L’histoire du bandonéon est un peu l’histoire que je raconte dans ce parcours. Lui aussi il est parti d’Europe, sans papier, il est arrivé en Amérique en resquillant et là il s’est installé et il a eu une nouvelle vie. (6)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
“El cabaret era, en su origen, simplemente un lugar [...] Ahora designa mucho más que eso. No es que se trate de un género con características precisas. No hay un tipo de canciones en especial a las que pueda caracterizarse como canciones de cabaret. Pero sí hay algunos rasgos comunes, que tienen que ver con ese origen nocturno, casi prohibido, con la caída de valores morales, con el derrumbre de una idea acerca del mundo que tuvo lugar en los años ’20 y ’30 y con las posteriores persecuciones políticas. La música de cabaret es irónica, las letras son crueles, sardónicas, satíricas, muchas veces llenas de alusiones sexuales, en ocasiones decadentes. Pero no es una clase de canciones que se agote allí. Yo creo que actualmente hay artistas que desarrollan esa línea. Las canciones de Nick Drake o Elvis Costello, los tangos de Piazzolla y Ferrer, son, en ese sentido, como modernas canciones de cabaret. No porque vayan a ser cantadas en un lugar de ese tipo, sino porque el espíritu de las letras, esa intención de hablar del mundo desde lugares no convencionales, de contar la vida cotidiana y de describir las sociedades de una manera provocativa, está allí. Y los temas no son tan diferentes. En la República de Weimar estaba la inflación que obligaba a ir a comprar el pan con valijas de dinero. Y ahora está la crisis provocada por los bancos estadounidenses. El cabaret es una vieja manera de decir las cosas, que ya no existe más, aunque siga fascinando. Pero sí siguen existiendo las canciones críticas con lo que las rodea; las canciones capaces de pintar su propio tiempo.”
Ute Lemper, Página/12
Le cabaret était, à l’origine, simplement une salle [...]. Maintenant il désigne beaucoup plus que cela. Ce n’est pas qu’il s’agisse d’un genre avec des caractéristiques précises. Il n’y a pas un type de chanson particulier que l’on puisse caractériser comme chansons de cabarret. En revanche, il y a des traits communs, qui ont à voir avec cette origine nocturne, presque interdite, avec la chute des valeurs morales, avec l’écroulement d’une certaine idée du monde qui eut lieu dans les années 20 et 30 et avec les persécutions politiques qui ont suivi. La musique de cabaret est ironique, les paroles sont terribles, sardoniques, satyriques, très souvent pleines d’allusions sexuelles, à certaines occasions décadentes. Mais ce n’eszt pas une classe de chansons qui s’arrête à ça. Je crois qu’actuellement il y a des artistes qui développent cette ligne. Les chansons de Nick Drake ou d’Elvis Costello, les tangos de Piazzolla et Ferrer, sont, dans ce sens, comme des chansons modernes de cabaret. Non parce que qu’elles seraient chantées dans une salle de ce type mais parce que l’esprit des paroles, cette intention-là de parler du monde depuis des lieux non conventionnels, de raconter la vie quotidienne et de décrire les sociétés d’une manière provocantes, elle est là-dedans. Et les thémes ne sont pas si différents. Dans la République de Weimar, il y avait l’inflation qui obligeait à sortir acheter le pain avec des valises de billets. Et maintenant, il y a la crise provoquée par les banques des Etats-Unis. Le cabaret est une vieille manière de dire les choses, qui n’existe plus mais qui continue de fasciner pourtant. Mais ce qui continue d’exister, ce sont les chansons critiques par rapport à ce qui les entoure, les chansons capables de peindre leur propre temps.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Et l’interview de Página/12 se poursuit sur sa carrière, ses rencontres avec Jérôme Savary, Maurice Béjart, Pina Bausch, Peter Greenaway, le choix de son répertoire pour ses spectacles, son rapport à la culture de la République de Weimar et les raisons qui l’ont poussée à changer récemment de maison de disques.
L’interview de La Nación revient sur les mêmes thèmes, de manière plus rapide, moins approfondie. L’article est plus court et le journaliste tombe dans le piège tendu par le titre du tour de chant : Ultimo tango en Berlín devient sous sa plume Ultimo tango en París comme le film (Dernier tango à Paris) auquel il fait allusion.
Un article dans Clarín complète le tryptique journalistique.
Pour aller plus loin :
Lire l’interview intégrale de Página/12 (le 4 octobre)
Lire l’interview de La Nación (le 3 octobre)
Lire l’article de Clarín (le 3 octobre)
Ajout du 16 octobre 2010 : Ute Lemper sera à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, le 5 février 2011, à 20h pour présenter son spectacle, qui s'appellera lors de cette tournée en Europe, Last Tango in Berlin. Malheureusement, je manque de temps pour m'informer sur les autres étapes de la tournée de l'artiste en France et dans les pays limitrophes.
Ajout du 16 octobre 2010 : Ute Lemper sera à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, le 5 février 2011, à 20h pour présenter son spectacle, qui s'appellera lors de cette tournée en Europe, Last Tango in Berlin. Malheureusement, je manque de temps pour m'informer sur les autres étapes de la tournée de l'artiste en France et dans les pays limitrophes.
(1) De nombreuses institutions confessionnelles à Buenos Aires disposent des salles qu’elles consacrent traditionnellement à des activités culturelles : les paroisses catholiques, protestantes ou même orthodoxes (les moins nombreuses) et les institutions juives, appartenant le plus souvent à la mouvance libérale. Il faut d’ailleurs être assez vigilants parce que les sectes, qui ont pignon sur rue là-bas et ont pris possession de vieilles salles de cinéma désaffectées, peuvent aussi proposer des trucs qu’il vaut mieux éviter d’aller voir.
(2) dont une bonne partie fournit le dernier flot des immigrants de la grande immigration pan-européenne vers Buenos Aires, des années 1880 au début des années 30, avant que Hitler ferme définitivement les frontières de l’Allemagne et transforme le pays en un gigantesque cauchemar.
(3) Voir à ce propos la Rétrospective que la Cinémathèque Française consacre à Ernst Lubitsch, à Paris, jusqu’au 10 octobre. Voir l’article sur le site de la Cinémathèque.
(4) Ceux qui auront vu Tatouage d’Alfredo Arias au Théâtre du Rond-Point l’année dernière se souviennent que c’est effectivement le cas (voir mon article du 14 novembre 2009 à propos de ce spectacle).
(5) Attention à l’utilisation de ce terme cabaret dans le contexte de ce blog tanguero : il s’agit bien ici de la tradition européenne du cabaret et non de la tradition argentine. En Argentine, le cabaret était (cela n’existe plus aujourd’hui) un restaurant-salle de bal, où une clientèle, essentiellement riche et presque exclusivement masculine, venait s’amuser avec des hôtesses de charme, payées par l’établissement pour les faire consommer les produits les plus chers de la carte (champagne, cognac). Ce cabaret n’était pas très éloigné du bar- restaurant accolés aux bordels de luxe parisiens comme le One Two Two ou le Chabanais. Le cabaret européen, notamment celui de Berlin, était essentiellement une salle de spectacle populaire où le mélange social était beaucoup plus ample et où, à côté de toute sorte d’expressions artistiques (chanson, musique, acrobatie, danse, pièce en un acte et sketches en tout genre), pouvait exister aussi, de manière ouverte et parfois sous un mode parodique ou humoristique (parce que c’est pédagogiquement plus efficace et non parce que ça permet de contourner la censure), une liberté d’expression politique et de critique sociale qui a toujours fait de ce cabaret une institution dont les pouvoirs en place se méfiaient, voire qu’ils ont censurée lorsqu’ils en avaient la possibilité. Cette tradition politique et sociale a été reprise et adaptée au contexte argentin (bien différent) par de nombreux artistes, notamment ashkénazes, lorsqu’ils immigrèrent à Buenos Aires, en provenance de Russie, de Pologne, d’Allemagne, des pays baltes etc.
(6) Voir à ce propos différents tangos que j’ai traduits dans Barrio de Tango (p 304, avec Alfredo Arnold de Héctor Negro) ou que je publierai bientôt dans une autre anthologie, dans la revue Triages, aux Editions Tarabuste, en décembre, avec, notamment, un magnifique texte du poète Alejandro Szwarcman. Et comme par hasard, les deux sont juifs et appartiennent à cette influence ashkénaze d'une ancienne immigration venue d'Europe orientale.