Mercredi 11 novembre, la fondation Konex à Buenos Aires a remis ses prix 2009. Ce qui aura retenu l'attention des journaux, c'est surtout le prix attribué au chef d'orchestre argentino-israëlien-espagnol (et même symboliquement palestinien) Daniel Barenboïm, qui vient de diriger à Berlin le concert du 20ème anniversaire de la chute du Mur. Il a en effet reçu le premier prix, el Konex de Brillante (le Konex de diamant).
Dans la liste des personnalités culturelles récompensées cette année, figure le metteur en scène et dramaturge argentin Alfredo Arias, qui vit et travaille à Paris et joue actuellement au Théâtre du Rond-Point dans Tatouage, que je suis allée voir jeudi soir. Un spectacle très émouvant où le tango est omniprésent, qui ponctue et colore les grandes articulations d'une pièce qui raconte la vie (moitié réelle moitié fantasmée) d'un chanteur espagnol homosexuel, Miguel de Molina, qui put se réfugier en Argentine sous le gouvernement de Perón après la victoire des franquistes dans la Péninsule. Il s'agit d'un dialogue imaginaire entre le chanteur, joué simultanément par trois acteurs fardés comme des papillons dont Arias lui-même, et Eva Perón, surnommée, pour les besoins de la pièce, Eva del Sur.
Si vous pouvez aller voir ce spectacle, ne le manquez pas. C'est à 21h, du mardi au samedi, au Théâtre du Rond-Point à Paris, jusqu'au 31 décembre (se reporter à mon article sur ce tryptique présentée dans la Salle Jean Tardieu).
Une mise en scène dépouillée, avec des décors austères et des costumes abracadabrants. Les acteurs-chanteurs-danseurs jouent avec un micro discrètement scotché sur la joue (ou le front en ce qui concerne Eva), sur une bande musicale orchestrale enregistrée à Buenos Aires (on ne peut plus maintenant produire des spectacles de théâtre avec de la musique vivante, quelle tristesse !). Sept tangos partagent l'espace musical avec quelques tubes de variété et de comédie musicale américaine, dont Diamonds are Girl's Best Friends, placée dans la bouche d'une Eva del Sur adoratice des bijoux et des robes Dior. Ces sept tangos ne sont pas n'importe lesquels. Ils ont été choisis avec soin pour leur identité propre et tous les souvenirs dont l'histoire du tango à Buenos Aries les a chargés. Il s'agit de Malena, de Homero Manzi et Lucio Demare en 1941, Cuando tú no estás, de Gardel et Lepera, avec la collaboration de Marcel Lattes et Mario Bastistella, en 1933, Así se baila el tango, de Elías Randal et Marvil, immortalisé par le chanteur Alberto Castillo, en 1942, Arrabalera, de Sebastián Piana et Cátulo Castillo, en 1950, chanté et avec quelle fortune ! par l'actrice et chanteuse Tita Merello, Balada para mi muerte, de Astor Piazzolla et Horacio Ferrer, en 1968, Pasional, de Jorge Caldara et Mario Soto, en 1951 et Preludio para el año 3001, de Astor Piazzolla et Horacio Ferrer en 1970, l'année où Arias est arrivé en France. De tout le spectacle, je n'ai calé que sur l'extrait de Malena, mis (de manière déconcertante pour moi) dans la bouche d'un personnage absurde, présenté comme une femme de la haute société argentine ("la bourgeoisie bovine" comme l'appelle Alfredo Arias, avec un mépris non dissimulé), une femme riche, à la fois coincée et nymphomane. C'est le seul moment du spectacle où je n'ai pas pu accrocher : pour moi, Malena ne va pas dans la bouche d'une patricienne, surtout aussi ridicule que celle-là. Malena, celle du tango, c'est une fille du petit peuple, c'est écrit noir sur blanc par Manzi, et c'est une chanteuse de cabaret, qui s'alcoolise même de temps à autre pour noyer ses misères de fille perdue.
L'actrice qui joue Malena, celle de la pièce, Alejandra Radano, joue aussi, dans le même spectacle, Conchita, une artiste de flamenco, caricaturale à souhait et qui chante comme une casserole. Et elle est extraordinaire, dans la danse, dans le chant, dans le jeu et dans le comique. Sa scène inaugurale, dans le rôle de Conchita, est époustoufflante. C'est la même interprète qui chante, plus loin dans la pièce, un extrait de Pasional, un des rares tangos qui parle d'un amour torride mais vivant (1)... Alfredo Arias a par ailleurs encadré la lente et horrible agonie d'Eva entre Balada para mi muerte (Moriré en Buenos Aires, será de madrugada / Je mourrai à Buenos Aires, ce sera à la lueur du jour...) et Preludio para el año 3001 (Renaceré en Buenos Aires en otra tarde de Junio, / con estas ganas tremendas de querer y de vivir. Je renaîtrai à Buenos Aires une autre après-midi de juin / avec cette terrible envie d'aimer et de vivre). Je n'avais jamais entendu, dans ces deux tangos, somptueux l'un et l'autre, cette force dramatique à la fois musicale et poétique, le premier tragique et lugubre, le second illuminé et baroque. L'actrice qui chante et joue le rôle de Eva del Sur s'appelle Sandra Guida et elle est à découvrir absolument. Elle arrache à la salle le rire lorsqu'elle se lance dans Diamonds are Girls Best Friends et serre la gorge de tout le monde, lorsque écroulée au sol, elle lance "Moriré en Buenos Aires" avec une voix spectrale.
L'histoire de Miguel de Molina, rebaptisé pour l'occasion Miguelito Maravillas (Miguelito Merveilles), qui constitue l'axe dramatique du spectacle, justifie en soi les 80 minutes de la soirée (sans entracte) et les 28 euros de la place. C'est l'histoire du heurt permanent (et ici paroxistique) entre l'insoumission et la marginalité de l'artiste (symbolisée par son homosexualité dans deux sociétés très machistes) et la violence d'un pouvoir politique qui prétend faire règner l'ordre.
Le premier spectacle, Trois tangos, programmé à 18h30, m'a plu sans me toucher profondément. J'y ai vu un exercice de style d'une grande virtuosité littéraire et théâtrale sur les stéréotypes du tango, tel qu'on les trouve et les retrouve dans le répertoire, et du crime passionnel, tel que le cinéma les a exploités, depuis le cinéma muet jusqu'à aujourd'hui. Le tout est abordé à travers le prisme de l'imagination débridée d'un dramaturge fantasque, marqué par le surréalisme dans lequel il a baigné toute son enfance entre des tantes qui passaient leur temps à anticiper les obsèques de leur mère, une mère psychopathe d'une invraisemblable cruauté envers lui et un père aux abonnés absents, qui passait son temps à jouer aux cartes (et sans doute pas qu'aux cartes) dans les bouges et les clandés du quartier. Tout cela est élaboré et décanté en trois tableaux tirés au cordeau, très économes de moyens (2), sur une musique originale de tango contemporain (3) et monté en millefeuille linguistique, avec une couche de danse (très beaux tangos chorégraphiés par Jorge Rodríguez et dansés par lui et María Filali), une couche d'espagnol, une couche de danse, une couche d'italien, une couche de danse, une couche de français, chanté et parlé avec l'accent argentin des trois acteurs, Carlos Casella, Marco Montes (4) et Alejandra Rabano. Pour couronner le tout, après chaque tango, en français mais avec un accent anglosaxon, le compagnon d'Alfredo Arias, Larry Hager, raconte l'histoire à venir (ça évite les sous-titres). La cerise verbale sur le millefeuille. C'est excellent, drôle, interprété avec un plaisir évident sur scène mais quand j'ai quitté la salle, je n'ai pas emporté d'émotion particulière en moi. Après Tatouage, si !
Pour réserver vos places tant qu'il est encore temps, consulter le site du Théâtre du Rond-Point (Paris).
Ajout du 30 novembre : vous pouvez voir des extraits du spectacle et une interview d'Alfredo Arias en français dans ce reportage de France 3 (en cliquant sur le lien).
(1) Généralement dans le tango, les amours les plus ferventes n'existent plus que dans le souvenir du personnage qui parle à la première personne.
(2) Tout est concentré dans la mise en scène et les éclairages, les costumes et le décor étant réduits au strict minimum. Le contraire de la poudre aux yeux.
(3) composée par Axel Krygier et enregistrée à Buenos Aires par La Orquesta Hypnofón.
(4) qui jouent tous deux avec Alfredo Arias le rôle de Miguelito Maravillas, dans Tatouage, en deuxième partie de soirée, si vous décidez, et je me permets de vous le recommander, de voir les deux spectacles l'un derrière l'autre.
(2) Tout est concentré dans la mise en scène et les éclairages, les costumes et le décor étant réduits au strict minimum. Le contraire de la poudre aux yeux.
(3) composée par Axel Krygier et enregistrée à Buenos Aires par La Orquesta Hypnofón.
(4) qui jouent tous deux avec Alfredo Arias le rôle de Miguelito Maravillas, dans Tatouage, en deuxième partie de soirée, si vous décidez, et je me permets de vous le recommander, de voir les deux spectacles l'un derrière l'autre.