Voilà huit ans que le 5 septembre est la Fête du Lunfardo à Buenos Aires. Cette célébration, instituée à l’initiative d’un journaliste, Marcelo Héctor Oliveri, ne concerne que la capitale argentine. Elle participe d’un ensemble de dates festives qui sont autant de repères identitaires pour ce pays et cette ville dont les particularités ont longtemps été combattues ou déniées par les puissances économiques et que, la démocratie revenue, les gens affirment de plus en plus fermement, soulagés de pouvoir se distinguer de ce clone d’Europe que la classe possédante veut faire de l’Argentine (avec le golf, le polo, la fastueuse tribune officielle de l’Hipodromo Argentino, l’opéra et les concerts symphoniques façon Covent Garden). La date choisie est celle de l’anniversaire de la première publication d’un livre de José Gobello, l’un des plus grands spécialistes du lunfardo, qui, en sortant Lunfardía, en 1953, a suscité la naissance d’un fort courant d’intérêt, intellectuel, linguistique et culturel, pour ce phénomène typique de l’idiosyncrasie portègne.
Quatre ans plus tôt, en 1949, le gouvernement de Perón avait levé une censure très sévère et imbécile, comme toutes les censures, qui visait à éradiquer ce parler argotico-populaire, porteur d’une identité plébéienne et métissée, propre à Buenos Aires et à sa région d’influence (les deux rives du Río de la Plata). C’était une exigence de la bonne société et de l’Eglise, qui croyaient, en cassant le thermomètre, faire baisser la fièvre...
Le lunfardo, parler populaire, était alors le véhicule linguistique des revendications sociales et dans le tango, il servait à décrire et à dénoncer l’exploitation ouvrière et cette ville pleine de bordels, de voyous, de travailleurs sans emploi sombrant dans l’alcool et de demi-mondaines entretenues par des bourgeois qui s’encanaillaient, loin de leur légitime épouse, dans le monde luxueux et glauque des cabarets. Depuis 1933, les courants de droite au pouvoir avait le lunfardo dans le collimateur et une censure insidieuse régnait notamment dans les stations de radio, le théâtre, les cafés et les cabarets conservant encore leur liberté d’expression. Après le coup d’état de 1943, qui avait pour but d’empêcher l’Argentine d’entrer dans le conflit mondial en cédant aux pressions des Etats Unis, un prélat insista auprès des nouveaux dirigeants pour que la vie publique fût enfin débarrassée de cette description du vice (cette incitation au vice) et obtint rapidement l’interdiction officielle de mentionner en public des faits tels que l’ébriété, le concubinage, l’adultère, la prostitution, le cabaret, le jeu, le suicide et de dire des grossièretés (entendez de parler lunfardo)... Entre 1944 et 1949, pour pouvoir être interprétés publiquement, sur scène, au cinéma, à la radio, pour être publié dans la presse et par les maisons d’édition, convoqués par une commission de contrôle ministérielle zélée et très bureaucratique, les auteurs durent modifier, voire amputer leurs textes dans des proportions qui relevaient du carnage. Bien entendu, le contenu socio-politique était lui aussi visé par la censure et on vit disparaître des tangos et des pièces de théâtre toutes les allusions à la grève, au chômage, au patronat, à l’idéologie anarchiste, au capital... Et puis un jour, ayant moins besoin de se concilier les faveurs de l’Eglise et sous la pression de grands artistes comme Homero Manzi, Enrique Santos Discépolo, Enrique Cadícamo et Alberto Vaccarrezza, Perón leva la censure officielle et le tango se remit à parler normalement, ou peu s’en faut... Une censure, sans commission de contrôle, parfois plus feutrée, plus discrète, parfois plus violente (comme sous la Dictature militaire, de 1976 à 1883) continua néanmoins de s’exercer sur le contenu des écrits jusqu’au rétablissement de la démocratie actuelle en 1983, installant dans le tango et pour longtemps cette manière codée et clandestine de dénoncer et de revendiquer à demi-mot, par clin d’oeil et entre les lignes, ce qui lie cette poésie au contexte local au point de la rendre difficilement traduisible. De même, le travail, pourtant excellent, de nos dessinateurs de presse n’est souvent accessible à un lecteur étranger qu’après force explications sur son contexte (allez donc comprendre l’allusion à une formule publicitaire de yaourt d’il y a 20 ans dans la caricature d’un ministre aux affaires !)
En 1953, lorsque José Gobello publie Lunfardía, Perón est toujours au pouvoir (il sera renversé en septembre 1955 avec la complicité de la CIA) et environ vingt ans se sont écoulés depuis l’extinction du grand flux migratoire qu’avait connu la région entre 1880 et les années 30 et qui avait fait naître tout ensemble et le lunfardo et le tango et le fileteado, tous trois véhicules du vivre ensemble de cette nouvelle Babel qui ne pouvait ni reconstituer à l’identique celui du pays que les nouveaux arrivants avaient quitté ni adopter de but en blanc celui du pays où ils venaient de débarquer. Leur seule arrivée en si grand nombre avait en effet bouleversé ipso facto les équilibres et les modes de vie de l’Argentine antérieure. Entre 1880 et les années 20, Buenos Aires et sa région passent d’une vie de bourgade presque provinciale, encore très largement coloniale, dominée par une petite et très haute bourgeoisie de propriétaires terriens commandant en maître une population besogneuse d’artisans et de paysans, soumis et hispanophones, unanimement à leur service dans un indifférenciation institutionnelle entre la Province de Buenos Aires et la capitale elle-même à une grande ville citadine et pagailleuse, institutionnellement détachée de sa Province et emplie d’une population étrangère miséreuse, à majorité ouvrière, issue d’une société européenne industrialisée et déjà empreinte de pratiques démocratiques, des étrangers donc particulièrement rebelles à la féodalité sociale qui règne encore dans cet endroit du monde.
Cette nouvelle société portègne, celle des immigrants, harassés par la pauvreté et le déséquilibre démographique (environ 7 hommes pour 1 femme vers 1880), découvrant trop tard que les services d’immigration leur avaient vanté un pays de cocagne qui n’existait pas, choqués par le comportement de possédants arbitraires, affrontés à une corruption impunie, cette nouvelle société d’immigrants s’invente alors un langage propre, un langage que les huiles (1) ne pourront pas comprendre et qui va l’aider à se constituer comme peuple et comme force sociale face à ce patronat qui l’exploite, d’une manière si caricaturale qu’on pourrait croire que c’est à l’Argentine et non à l’Angleterre que pensait Marx en décrivant les mécanismes du capital. Parallèlement, ces hommes d’horizons variés vont aussi inventer, pour communiquer avec les femmes, un langage gestuel leur permettant de les étreindre sans avoir à leur parler (lui parler, c’est bien beau, mais en quelle langue ?), et ce sera le tango-baile, qui donnera lui-même naissance à une musique et une littérature propre, laquelle très vite, dès les années 1910, ira puiser dans le lunfardo sa matière première, grâce à Pascual Contursi, qu’on dit être le premier auteur de tango-canción, même si, historiquement, cette primauté peut être discutée...
Mais il faut bien construire des symboles, définir des repères et désigner des pères fondateurs. La vie mélodramatique de Pascual Contursi fait de lui une excellente figure de proue pour le tango, un chanteur a la gorra (2) élevé à la dignité de poète, fût-il poète de barrière, et mort fou à l’asile de Vieytes en laissant derrière lui un fils poète digne de reprendre le flambeau paternel.
Ainsi donc est-il admis que le lunfardo est né dans le milieu, qu’il a vu le jour dans la Cour des miracles, parmi les petits délinquants soucieux de communiquer entre eux à l’insu de la police, et il y a du vrai dans cette genèse du lunfardo. Et on dira que le tango canción est né avec Mi noche triste, quand en 1916 Pascual Contursi, à Montevideo, a raconté une histoire d’amant sans le sou et abandonné par sa belle sur un air composé par Samuel Castriota. Contursi n’en était pas à son coup d’essai mais cette fois-ci, son sans-gêne a déclenché une telle colère chez Castriota que le chanteur-conteur s’empressa d’aller proposer son texte à un confrère de 26 ans qui remportait un immense succès et gagnait déjà beaucoup d’argent avec son répertoire de chansons campagnardes de la pampa et d’autres régions d’Argentine, un chanteur qui se produisait tous les soirs en duo à l’Armenonville, luxueux restaurant de la bonne société dans le quartier de Palermo, un chanteur que Castriota ne contesterait sans doute pas et qui accepta d’inclure Mi noche triste dans son tour de chant. Le succès fut tel qu’il l’enregistra dès 1917 au milieu des zambas et autres estilos dont il était coutumier. Le tango-canción venait de gagner son droit de cité et le chanteur de tango venait de naître en la personne d’un jeune Français, titi faubourien obèse (120 kg environ), élevé par sa maman dans le quartier prolo de l’Abasto. Ce chanteur est devenu aujourd’hui un mythe. Il s’appelait Charles Gardes mais chantait sous le nom de Carlos Gardel, parce que ça sonnait mieux...
Marcelo Héctor Oliveri, l’initiateur du Día del Lunfardo, est membre de la Academia porteña del Lunfardo (à ne pas confondre avec une autre, dont je vous ai déjà beaucoup parlé). La Academia porteña del Lunfardo est une institution de la seule ville de Buenos Aires qui n’a pas vocation à rayonner sur l’ensemble du pays (ce qui ne l’empêche pas d’avoir des membres correspondants dans tous le pays et toute l’Amérique latine), contrairement à la Academia Nacional del Tango, qui en a et la vocation et l’obligation.
Depuis 1995, le président de la Academia porteña del Lunfardo est l’un de ses co-fondateurs, José Gobello, aujourd’hui vieux monsieur plus qu’octogénaire, ce qui ne l’a pas empêché récemment de publier, avec Marcelo Oliveri, un énième livre sur le parler de Buenos Aires, lunfardo et expressions idiomatiques mêlées, aux Editions Carpe Noctem. C’est un grand linguiste et un fameux historien du tango, auteur de nombreux dictionnaires de lunfardo dont le contenu scientifique est incontestable, et un personnage qui fait polémique dans le champ politique de l’Argentine d’aujourd’hui (la gauche le déteste et le vomit, l’accusant de récupérer la culture populaire, dont il est pourtant une autorité intellectuelle indiscutable, au profit de la droite, dans un pays et sur un continent où l’opposition droite-gauche est restée très frontale et demeure idéologiquement beaucoup plus rigide que sous nos latitudes). Des gens aussi bien que León Benaros, Oscar del Priore, Ricardo Otsuni, Héctor Negro, Luis Alposta, Horacio Ferrer sont eux aussi membres de cette Academia Porteña del Lunfardo... Le danseur Juan Carlos Copes vient d’y être admis, c’est le premier danseur accueilli au sein de cette fondation.
La Academia Porteña del Lunfardo, fondée le 21 décembre 1962, avec le statut d’institution privée sans but lucratif et sans subside public, organise des événements culturels tous les vendredis à 19h, sauf pendant l’été de janvier à mars, dans ses locaux de la calle Estados Unidos 1379.
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Lunfardía, anotaciones al lenguage porteño a été publié en 1953 chez Argos, Buenos Aires et a été réédité, par Marcelo Oliveri, en 2000 (toujours à Buenos Aires).
Diccionario del habla de Buenos Aires, José Gobello y Marcelo Oliveri, Ed. Carpe Noctem, Buenos Aires, 2008.
Lien vers Lunfa 2000, site de Nora López, de la Academia Porteña del Lunfardo.
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Et aujourd’hui, 4 septembre, c’est précisément el Día del Inmigrante, qui fut institué par Perón. Aujourd’hui encore il y a des immigrants en Argentine, des Sud-américains attirés par la réputation de pays développé du grand voisin du sud, Péruviens, Boliviens, Colombiens et Paraguayens surtout, qui vivent dans Buenos Aires comme cartoneros (chiffonniers) ou comme vendeuses de fruits et légumes, dont de la courge déjà épluchée et découpée en tranches et emballée au mieux dans du film alimentaire, le tout à même le trottoir, à hauteur des pots d’échappement, pas vraiment catalytiques, des voitures, des camions, des bus et de tout ce que la ville recèle de vieilles guimbardes pétaradantes.
(1) les huiles : la gente potente, rica, en argot parisino.
(2) a la gorra : textuellement "à la casquette". En français, on dit plutôt "au chapeau" en langage familier. Dans le langage officiel, sur une affiche, une annonce, un tract, on parle de "libre participation du public".