mardi 16 mars 2010

Le 1er Festival de Tango indépendant à Buenos Aires, suite et fin dans Página/12 [à l'affiche]

Le 1er Festival de Tango indépendant s’est achevé dimanche dernier à Buenos Aires. Le quotidien Página/12, qui soutient cette initiative avec une ferveur que je ne lui avais encore jamais vue pour aucun festival de tango, a consacré encore deux articles à ce qui s’est passé pendant ces quelques jours et à l’espoir que ce festival d’un genre nouveau soulève, selon lui, chez les amateurs d’authenticité parmi les tangueros argentins.

Le premier article, publié dimanche matin, porte sur la 3ème conférence à deux voix, non annoncée à l’avance, et tenue par Ildefonso Pereyra, l’un des initiateurs du projet, et Gustavo Varela, sur l’actualité politique et culturelle du genre. Le second article date de ce matin et passe en revue l’ensemble des spectacles, concerts et conférences qui se sont succédés tout au long de la semaine dernière, et dont vous avez pu constater que souvent il s'agissait de l’activité régulière de l’artiste (cf. Cucuza et Moscato au Bar el Faro le vendredi soir, avec un invité comme d'habitude, ou El Afronte à la Feria de San Telmo dimanche midi). Les deux papiers sont signés Cristian Vitale et sont parus dans le supplément culturel du journal.

Où l’on apprend que le projet avait été exposé au Directeur des Arts au sein du Secrétariat d’Etat à la Culture au niveau du gouvernement fédéral et qu’il a été rendu possible grâce à son appui.

“Cuando dejamos la carpeta con el proyecto en la oficina de Castiñeira de Dios –director de Artes de Cultura Nación– pensamos que podía perderse entre los cajones, como a veces pasa. Felizmente nos equivocamos”, tuvo que sincerarse Pereyra, también integrante de la Red de Cultura Boedo.
Página/12

"Quand nous avons laissé le dossier avec le projet à l’intérieur au bureau de Castiñeira de Dios -directeur des Arts au Secrétariat d’Etat fédéral de la Culture- nous avons pensé qu’il pourrait se perdre au fond des tiroirs, comme il arrive que ça se passe. Mais heureusement, nous nous sommes trompés", a dû reconnaître Pereyra, lui-même membre du Réseau de Culture de Boedo.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Le fait que ce haut-fonctionnaire n’ait pas laissé se perdre le projet dans les ordinaires sables mouvants de la bureaucratie argentine est en soi certes un signe de changement considérable dans les moeurs politiques et peut être légitimement le motif d’une véritable safisfaction chez les organisateurs puisque d’ordinaire, les instances officielles ne donnent pas suite aux projets risqués, sortant de l’ordinaire, surtout s’ils concernent des artistes de talent que le succès commercial et médiatique n’a pas encore couronnés (c’est souvent la même chose en Europe, soit dit en passant). Reste à savoir quelle est la part de calcul politique dans les couloirs du Secrétariat d’Etat à la Culture, lequel a tout intérêt à délégitimer, autant que faire se peut, la politique culturelle ultra-libérale de la Ville de Buenos Aires (l'opposition au niveau national).

Il n’en demeure donc pas moins que ce 1er Festival, présenté dans un premier temps comme une équipée totalement indépendante de tout système, bénéficiait en fait d’un appui des plus officiels et qu’il n’était donc pas cette manifestation quasi-libertaire, en complète autogestion, menée par une poignée d’artistes et d’animateurs culturels, tous totalement indépendants, que les organisateurs et Página/12 annonçaient au début de la manifestation. Il y avait là-dessous aussi une tactique politique, parfaitement légitime au demeurant en démocratie, consistant en une opération qui poursuive un véritable objectif artistique en même temps qu’un objectif partisan qui n’était pas exprimé comme tel : s’en prendre à la politique culturelle et générale de Mauricio Macri dans la ville de Buenos Aires. D’où le soutien apporté par Página/12 qui a multiplié les articles et y revient encore maintenant que l’opération est finie. Tant mieux, d’ailleurs, pour les artistes, qui ont mouillé leur chemise dans cette manifestation (car ils ont bien réellement travaillé) et qui en retirent un peu de notoriété et d’écho médiatique. Ce n’est que justice ! Mais il y a fort à parier dans ces conditions que l’adjectif "indépendant" dont se parait le festival était là avant tout pour démarquer celui-ci du festival organisé et financé par la Ville (en août), que les organisateurs estiment volontiers à la botte du business, comme tout ce que touchent de près ou de loin Mauricio Macri ou Hernán Lombardi, son ministre de la culture.

Pourtant les choses ne sont pas si tranchées, comme on peut le voir en consultant la liste des artistes invités, l’année dernière ou l’année précédente, au festival et dont bon nombre ne peuvent être accusés par personne d’avoir vendu leur âme au système : Alorsa, Juan Vattuone, Los Hermanos Butaca, Javier Cardenal Domínguez, Patricia Barone et Javier González, Alejandro Szwarcman, j’en passe et des meilleurs. Il est vrai toutefois et cela met hors d’eux les organisateurs du festival indépendant (Ildefonso Pereyra, de l’UOT, Germán Marcos de Fractura Expuesta, Walter Alegre de la Ciudad del Tango au CCC...) que, depuis plus de deux ans, on peut voir à l’oeil nu que toute l’activité culturelle gratuite qui existait dans Buenos Aires à l’intention de la population locale, a fondu comme neige au soleil, en quantité, en contenu et en subventions allouées, au profit d’autres activités, plus lucratives, qui favorisent, d’une manière ou d’une autre, le commerce ou le tourisme qui rapporte des devises et que le Gouvernement de la Ville instrumentalise dans ce sens l’inscription du tango au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité (vote de l'Unesco, le 30 septembre 2009). Une partie du marketing du festival de Buenos Aires, l’officiel, celui qui est donc taxé d’être "dépendant", "aux ordres", celui qui est organisé par Hernán Lombardi et dirigé par Gustavo Mozzi, vise clairement à attirer les touristes (comprenez les touristes étrangers et de préférence ceux de l’hémisphère nord) et que les Portègnes se sentent privés des retombées de l’argent public (celui de leurs impôts), puisqu’ils ont du même coup un bien moindre accès aux manifestations du festival.

D’où la tension grandissante entre le milieu artistique, culturel et intellectuel de Buenos Aires aux prises avec les difficultés économiques que l’on sait et ce gouvernement libéral qui gère la Ville en les privant des soutiens structurels et financiers dont ils bénéficiaient sous l’ancienne gestion, celle de Jorge Telerman (péroniste).
Dès lors la tentation est grande de jouer, très finement d’ailleurs, le Gouvernement fédéral (péroniste) contre le Gouvernement local, honni et diabolisé. Non sans raison.

A lire avec cette toile de fond le reportage sur le débat entre Ildefonso Pereyra et Gustavo Varela (1) dans l’article paru dimanche et le résumé de la semaine, établi dans l’article paru ce matin.

Vous disposez dans la Colonne de droite d’un lien vers l’outil de traduction en ligne Reverso, dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) pour vous aider dans la lecture de ces deux articles en espagnol d’Argentine.
Dans la partie haute de la Colonne de droite, dans la rubrique Les grands rendez-vous du tango, vous pouvez accéder à l'ensemble de mes articles sur le Festival de Buenos Aires (l'officiel), en cliquant sur le raccourci qui porte ce nom.

(1) auteur d’un essai philosophico-politique, Mal de Tango, que j’ai tenté de lire et qui ne m'a pas convaincue. Le livre de Gustavo Varela est bâti sur la thèse a priori du complot bourgeois qu’il s’acharne à démontrer en tordant au besoin la réalité historique pour la faire coincider avec le modèle de lecture idéologique qu’il souhaite illustrer. Dans l’article de Página/12, il dit lui-même qu’il prend le contrepied de la méthodologie historique et que sa démarche rend les historiens fous. Sur la 4ème de couverture de son ouvrage, il dit qu'il ne fait pas de l'histoire mais de la généalogie du tango. Je n'ai jamais compris quelle différence fondamentale il faisait entre les deux.
La théorie du complot bourgeois, très en vogue dans certains milieux de gauche argentins, plus ou moins marxisants, consiste à penser que le tango était originellement une danse et une musique joyeuse, subversive et sexuellement jouissive (hédoniste, donc immorale au regard du puritanisme moral qui règnait à la fin du 19ème siècle) et que la bourgeoisie aurait récupéré le tango et en aurait fait cet art plein de tristesse et de nostalgie, vidé de sa dimension subversive (!!!!!) mais néanmoins reliée à l'identité portègne. Personnellement, je n'y crois pas une seule seconde, d'abord parce que l'histoire a toujours et partout fait évoluer l'art et qu'en ce qui concerne le tango, l'afflux massif d'hommes seuls de 1880 à 1930 accompagné du développement crapuleux de la traite des blanches (qui rendit les femmes encore plus inaccessibles aux hommes) a fortement façonné la société et a donc inspiré les artistes, ensuite parce que l'homme a toujours cherché à s'élever au-dessus des contingences strictement matérielles de sa vie quotidienne, précisément grâce à l'art, dont c'est, depuis la nuit des temps, l'une des vocations essentielles (avec la vie spirituelle, dans la dimension religieuse ou magique). Et c'est ainsi que l'art a toujours contribué à humaniser l'homme.
Par conséquent, l'arrivée des poètes dans le tango, avec les précurseurs que furent des payadores citadins comme Gabino Ezeiza (1858-1916) et José Betinotti (1878-1915), puis les tout premiers poètes tangueros, nés à l'orée du 20ème siècle, comme Pascual Contursi, Roberto Goyheneche (l'oncle, compositeur et auteur, du chanteur el Polaco Goyeneche), Enrique Cadícamo, Enrique Santos Discepolo et Celedonio Flores ne peut pas ne pas avoir eu une influence forte sur le contenu et l'esthétique du tango. Et il suffit de lire attentivement leurs letras pour se rendre compte qu'ils ont toujours su développer, en contournant les innombrables censures des pouvoirs en place, un contenu fortement contestataire de l'ordre établi par la classe possédante et patronale (au nez et à la barbe de ces mêmes patrons). Je suis toujours très étonnée de constater comment ces intellectuels marxisants argentins nient cette évidence qui pourtant crève les yeux, ne reconnaissent pas la signification politique de ces letras, parce qu'elles sont devenues des classiques de la littérature populaire portègne (mais jamais enseignées à l'école pourtant). Vous n'aurez qu'à lire Corrientes y Esmeralda (Flores), Al mundo le falta un tornillo (Cadícamo), Yira yira (Discépolo), pour n'en citer que trois, pour vous en convaincre.