jeudi 18 mars 2010

Qu’est-ce qu’on vous sert aujourd’hui ? un petit vers de Cadícamo ou du Le Pera ? [Troesmas]

Le quotidien champion de la citation tanguera, le très à gauche et très portègne Página/12, fait très fort ce matin. Dans le billet d’opinion politique de Mario Wainfeld, la rédaction a titré en citant un vers de Enrique Cadícamo, "La historia vuelve a repetirse" (l’histoire se répète encore une fois). Sous ce titre, se trouve l’analyse de la nouvelle bataille parlementaire qui se tient en ce moment dans ces deux Chambres du Congreso Nacional où il n’y a plus de majorité absolue et où les alliances se font et se défont en fonction des projets de loi et des tactiques partisanes en vue de l’élection présidentielle prévue en octobre 2011.

L’autre citation, on la lit à la dernière page du journal, la contratapa, confiée aujourd’hui au poète et chroniqueur Juan Gelman, qui appartient à la rédaction permanente de Página/12 et qui, lui, utilise pour son titre un fragment de Amores de estudiante, une valse très célèbre de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera (1) : "flores de un día son" (ce sont fleurs d’un jour). Cette citation sert de titre à une réflexion sur l’impuissance de Barack Obama à réformer l’administration fédérale des Etats-Unis, qui continue à considérer comme secrets de nombreux documents de gestion courante alors que le Président voudrait rendre plus transparents les processus de décision fédéraux et mettre plus facilement à disposition du citoyen lambda les dits documents de travail gouvernemental, comme la Constitution le prévoit explicitement alors que la bureaucratie (pourtant légère et toujours éphèmère aux Etats-Unis) a peu à peu pris l’habitude de tout opacifier pour travailler tranquille en ayant à rendre le moins de compte possible au moins de personnes imaginables.

Pour ceux que l’analyse politique contenue dans les deux articles intéresse, voici les liens grâce auxquels vous pouvez les consulter :
Billet d’opinion de Mario Wainfeld, sur les procédures parlementaires en cours au Congrès argentin,
Contratapa de Juan Gelman, sur les difficultés d’Obama à plier l’appareil d’Etat à sa politique de transparence.

Pour le reste des lecteurs de Barrio de Tango, je préfère concentrer mes efforts sur nos deux grands poètes, nos deux Troesmas de service (2), tous deux nés en 1900, et qui auront marqué à jamais le cadre dans lequel le tango se déploie aujourd’hui et se reconnaît comme tel....

La historia vuelve a repetirse,
mi muñequita dulce y rubia,
el mismo amor... la misma lluvia...
el mismo, el mismo loco afán...
Enrique Cadícamo, Por la vuelta, 1937 (musique de José Tinelli)

L’histoire se répète à nouveau,
Ma tendre et blonde petite poupée,
Le même amour... la même pluie...
La même, toujours la même folle passion
...
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Por la vuelta raconte les retrouvailles infiniment tristes d’un couple d’anciens amants, aux blessures apaisées par le temps, un jour de pluie, au hasard d’un cabaret (un détail qui se laisse deviner par le fait qu’ils boivent du champagne dans des coupes en baccarat). Lui, qui parle à la première personne, est sans doute là en client, elle est une demi-mondaine ou, plus vraisemblablement encore, une milonguera employée par l’établissement, et la fin du tango révèle qu’elle ne se voit plus aucun avenir.

Después, quizás mordiendo un llanto,
quédate siempre, me dijiste,
afuera es noche y llueve tanto...,
y comenzaste a llorar.
Enrique Cadícamo
Après, peut-être en étouffant un sanglot,
Reste ici toujours, m’as-tu dit,
Dehors il fait nuit et il pleut tellement...
Et tu as commencé à pleurer
.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

La valse de Gardel et Le Pera est, elle aussi, nostalgique mais elle est loin d’être aussi désespérée. Elle raconte, dans un développement thématique très classique, l’inconstance sentimentale de n’importe quel étudiant de n’importe où dans le monde. Le lien avec la réalité sociale proprement portègne a été défait, comme très souvent dans les letras écrites par Le Pera pour Gardel. L’objectif était alors de toucher un public international, peu au fait des réalités locales si spécifiques à Buenos Aires et au Río de la Plata. Ce virage pris par Gardel en 1932 et tout à fait manifeste en 1934 lui avait valu une volée de bois vert de la part de Homero Manzi, autre grand poète du tango qui militait au contraire pour dégager à travers l’art, la musique, la poésie et jusqu’au cinéma, une identité irréductiblement argentine (cf. mon article du 22 septembre 2009 sur le film qui vient de sortir sur la vie de Manzi). Cet article qu’il avait écrit sous l’empire de cette passion patriotique, Homero Manzi le regretta lorsque la tragédie de Medellín le 24 juin 1935 arracha à jamais à Buenos Aires et au pays et Gardel et Le Pera (2).

Hoy un juramento,
mañana una traición,
amores de estudiante
flores de un día son.
Alfredo Le Pera, 1934 (musique Carlos Gardel)

Aujourd’hui, un serment,
Demain, une trahison
Les amours d’étudiant
Ne fleurissent qu’un jour
.
(Traduction © Denise Anne Clavilier, Editions du Jasmin)

Bien évidemment, il faut écouter ces deux pièces maîtresses du répertoire. Les voici grâce à Todo Tango :
Por la vuelta, chanté par Jorge Omar avec l'orchestre de Francisco Lomuto, l'année de la création.
Amores de estudiante, chanté par Carlos Gardel, avec l'orchestre de Terig Tucci, l'année de la création.

Pour en savoir plus sur Enrique Cadícamo et Alfredo Le Pera à travers Barrio de Tango (ce site), cliquez sur leur nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus, ou dans la rubrique Vecinos del Barrio, dans la section Toujours là. Dans cette section, vous trouverez aussi un raccourci sur Homero Manzi.
Pour en savoir plus sur l’actualité en Argentine, cliquez sur le mot clé Actu, sur le nom du journal (dans le bloc Pour chercher). Pour en savoir plus sur l’actualité politique en Argentine, cliquez sur ce lien (le mot-clé à pister dans mes articles est gob argentin). Pour en savoir plus sur l’actualité politique dans la ville de Buenos Aires, cliquez sur ce lien (le mot-clé à pister dans mes articles est GCBA, anagramme de Gobierno de la Ciudad de Buenos Aires).
Pour en savoir plus sur mon livre, à paraître aux Ed. du Jasmin,, cliquez sur ce lien qui fera remonter l'ensemble des articles qui lui sont consacrés (sauf celui sur la souscription en cours à cette heure).
Pour acheter le livre à son prix de lancement, cliquez sur ce lien. Il vous donne accès à l’article sur l’opération de souscription qui s’étend jusqu’au 30 mars 2010.

(1) Por la vuelta, dont est extrait le titre du billet de Mario Wainfeld, a donné son titre, La historia vuelve a repetirse, à l’un des plus beaux documentaires que j’ai jamais vus sur le poète Enrique Cadícamo. Comme on peut s’y attendre, ce documentaire a été monté par Litto Nebbia et produit par Melopea, à un moment où Litto Nebbia s’attachait à recueillir et structurer le siècle de tango vivant qu’était Cadícamo, avec tout son talent et toutes ses oeuvres qui n’avaient pas toutes encore été créées ni enregistrées. Dans ce DVD, vous entendrez Litto Nebbia chantant lui-même Por la vuelta, et Adriana Varela (qui a sorti à Melopea un album entier d’inédits du poète, du vivant de celui-ci), et Mónica Cadícamo, la fille unique de Enrique et Nelly. Une chanteuse merveilleuse (à découvrir) et une interprète particulièrement fine du répertoire paternel...
Amores de estudiante fait partie de mon recueil bilingue, Barrio de Tango, à paraître courant avril 2010 aux Editions du Jasmin. La traduction que je cite dans cet article est donc tirée du livre. Cette valse figure dans le disque Melopea qui accompagne le livre dans une interprétation du chanteur Horacio Deval.
(2) troesma : Maestro en verlan. Les Portègnes adorent verlaniser leur vocabulaire. Et ils ont dans ce domaine l’imagination fertile.
(3) Gardel et Le Pera sont tous les deux morts dans un accident d’avion, au sol, sur l’aérodrome de Medellín, en Colombie, le 24 juin 1935, en début d’après-midi, pour ce qui ne devait être qu’une escale technique destinée à ravitailler leur avion en carburant pour poursuivre le vol qui les conduisait de Bogotá à Cali. La veille, à Bogotá, Gardel avait donné ce qui fut son dernier concert et que la Voz de la Victor, une radio qui couvrait toute l’Amérique du Sud, avait retransmis en direct
.