mercredi 10 mars 2010

Mois de la Francophonie à Buenos Aires [à l’affiche]

Les lecteurs réguliers de Barrio de Tango (le blog) se souviennent sans doute qu’il y a quelques jours, j’annonçais la soirée de poésie française sur Boris Vian, Robert Desnos et Jacques Prévert dont Jean-Louis Trintignant donnera deux représentations au Teatro San Martín en ce mois de mars 2010. Sans traduction et sans sous-titres ! (Lire mon article du 23 février 2010).

C’est que la langue (et la culture) française est (sont) très appréciée(s) à Buenos Aires et ce depuis très longtemps. Entre la France et l’Argentine, il y a des liens d’amitié de très longue date que, de ce côté-ci de l’Atlantique, nous connaissons fort mal.

A l’occasion de ce Bicentenaire de l’Indépendance argentine (25 mai 1810), j’ai déjà eu l’occasion de vous parler un peu d’un corsaire provençal qui s’est mis au service de la toute jeune Argentine au début du 19ème siècle, Hippolyte Bouchard. Il a été au coeur d’une manifestation culturelle qui s’est tenue en février dans son village natal du Var (lire mon article du 30 janvier sur la Rencontre culturelle avec l’Argentine à Saint-Tropez). J’ai aussi pu parler, début février, de l’avant-dernier Vice Roi du Vice royaume du Río de la Plata, que les Argentins appellent Santiago Liniers et qui est né en France, à Niort, en tant que Jacques de Liniers. C’était à l’occasion d’un spectacle de marionnettes intitulé En 1810 et donné à la Manzana de las Luces cet été, dans la capitale argentine (lire mon article du 8 février).

Il me semble que dans ce blog, j’ai dû une ou deux fois déjà mentionner les noms de Prospère Catelin et de Charles Thays. Mais guère plus. Il se trouve que je m’attarde un peu plus sur leur oeuvre dans mon livre, Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (ed. du Jasmin). Catelin et Thays sont deux architectes français, naturalisés argentins, qui, au 19ème siècle, ont eu une influence profonde sur le visage que présente aujourd’hui la capitale argentine.
Pospère Catelin a dessiné la façade actuelle, faussement hellénique, de la cathédrale de Buenos Aires sur Plaza de Mayo. Il s’était inspiré de La Madeleine à Paris. C'est Rivadavia, premier Chef d'Etat de l'Argentine républicaine, qui lui confia ces travaux pour remplacer, dès1812, la façade originelle, de style colonial, dont cherchait à se débarrasser l’Argentine, nouvellement indépendante et libérale, affranchie du joug espagnol et du régime d’inquisition que ce style colonial symbolisait. Volonté politique qui explique qu’il reste dans Buenos Aires même si peu de traces architecturales de ce patrimoine pourtant fort beau. Il suffit pour se rendre compte de ce qui a ainsi été perdu à jamais de mettre les pieds du centre religieux Santa Catalina, un ancien couvent voisin du Centro Cultural Borges, ou de passer devant l’église Nuestra Señora del Pilar à la Recoleta.
Charles Thays, très connu en Argentine sous le nom de Carlos Thays (prononcez le y final), est, quant à lui, l’architecte qui a remodelé le quartier de Palermo dans les années 1870 et 1880, quand le gouvernement a fait disparaître les derniers vestiges de la résidence patricienne de Juan Manuel de Rosas, un homme politique qui avait gouverné, d’une poigne de fer, pour ne pas dire plus, la ville et la Province de Buenos Aires, encore unies en une même entité politique (1).
Plus tard, au 20ème siècle, le français a été une langue recherchée et pratiquée par l’élite sociale, au même titre que l’anglais mais avec moins d’ambiguïté politique (2). Et dans le peuple aussi, notre langue a fait un bout de chemin (on trouve beaucoup de vocables français dans le lunfardo) mais moins pour le prestige dont elle brille encore aujourd’hui là-bas que pour des raisons plus tragiques : l’arrivée en masse de Françaises victimes d’une intense traite des blanches entre l’Europe et l’Amérique du Sud, un trafic d’êtres humains qui a contribué à rétablir peu à peu l’équilibre hommes - femmes d’une population qui croissait à grande vitesse à cause de ou grâce à l’arrivée incessante, pendant 50 ans (1880-1930), d’immigrants mâles arrivant seuls pour l’immense majorité d’entre eux.

De ce français, qui fut à la fois langue des prostituées, des demi-mondaines huppées et de l’authentique haute société portègne, on trouve trace dans le répertoire du tango :

"Che madam que parlas en francés"
premier vers de Muñeca Brava, de Enrique Cadícamo (3)

"Y tenés un infeliz / que la chamuya en francés"
deuxième couplet de Tortazos, de Celedonio Flores (4)

Et, de Cadícamo encore, son très célèbre et très triste tango Madame Yvonne, dont je vous ai parlé récemment au sujet de la chronique radiophonique de Jean Louis Mingalon en janvier dernier (lire mon article du 18 janvier 2010 sur la dernière partie de ce numéro de Etonnez-moi Benoît, sur France Musique. Samedi dernier, Jean-Louis parlait de la grande chanteuse Nelly Omar. Ce numéro-là est toujours disponible sur le site de France Musique. A podcaster d’urgence si vous aimez le tango. Lire mon article du 4 mars sur la chronique consacrée à Nelly Omar).

C’est donc sur cette histoire complexe que se greffe ce nouveau Mois de la Francophonie à Buenos Aires, organisé par l’Alliance Française à son siège, situé Córdoba 946 dans le quartier de San Nicolás, en partenariat entre les ambassades de France, du Canada, de Belgique, de Suisse, de Roumanie et de Haïti : pendant un mois, c’est une série de concerts, conférences, expositions et ateliers divers et variés que propose l’antenne culturelle du Quai d’Orsay aux Portègnes et aux banlieusards, dont nombreux sont ceux qui sont venus un jour apprendre notre langue à cette adresse.

Le Mes de la Francofonía démarre ce soir avec le concert d’une chanteuse née au Canada de parents haïtiens, Athésia, qui chante en français, en anglais, en créole et en portugais.
A lire sur cette manifestation (mais en espagnol) l’article que lui consacre ce matin le quotidien Página/12 dans son supplément culturel (5).

Autre manifestation de l’Alliance française à Buenos Aires dans Barrio de Tango (le blog) : la semaine du cinéma européen (article du 20 mai 2009)

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(1) Sur le quartier de Palermo et sur le personnage très ambivalent du gouverneur Juan Manuel de Rosas, dont ce quartier fut la propriété privée, sur le rôle politique fondateur qu’il a joué entre 1829 et 1852 dans la constitution de l’identité argentine et portègne, voir les pages 60 à 80 de Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins (ed. du Jasmin). Le site des Editions du Jasmin est disponible dans les articles sur le livre et dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) dans la partie inférieure de la Colonne de droite.
Sur ce blog, vous pouvez apprendre à connaître un peu (et à vous reconnaître dans) le Palermo d’aujourd’hui en cliquant sur le mot-clé
Palermo : ce clic vous donnera accès à tous mes articles sur les activités culturelles proposées dans le quartier.
Sur les grandes dates de l’histoire de la région, que ce soit en Argentine ou en Uruguay, vous pouvez vous reporter à l’article intitulé Vademecum historique, dont vous trouverez le lien dans la partie centrale de la Colonne de droite, dans la rubrique Petites chronologies.
(2) L’ambiguïté politique de l’anglais réside dans le fait que jusqu’à la fin des années 1920 l'Angleterre, puis les Etats-Unis surtout après la seconde guerre mondiale, ont remplacé de facto l’Espagne dans la grande majorité des circuits économiques et, par voie de conséquence, dans la vie politique de l’Argentine, aussitôt l’indépendance juridique acquise sur l’Espagne. Ce ne fut jamais le cas avec la France, dont la langue et la culture ont ainsi été préservées des nombreuses rancoeurs que l’histoire a attisées et accumulées dans le coeur des Argentins, vis-à-vis de la Grande-Bretagne et encore plus des Etats-Unis. Les meneurs de la Revolución de Mayo étaient tous des politiques, généralement des libéraux, formés à l’action militaire en Espagne et, pour quelques uns dont José San Martín, en Angleterre du fait des alliances de l'Europe liguée contre Napoléon. Ces révolutionnaires n’ont pas pris la mesure du poids dont la dépendance économique du pays vis-à-vis de l’ancienne métropole allait peser par la suite dans le développement national. Aussi ont-ils très vite conclu des alliances commerciales très inégalitaires avec la grande puissance économique et stratégique qu’était alors l’Angleterre, la rivale en Europe de l’Espagne (et de la France, vaincue, de la Restauration), pour donner de nouveaux débouchés aux productions du pays, essentiellement le blé, la laine et le cuir, alors indispensable au transport civil autant que militaire (c’était le règne de la cavalerie). L’Angleterre a ainsi pris pied sur le sol argentin, par le biais de l’économie, là où militairement elle avait échoué en 1806 et en 1808, lors des deux tentatives d’invasion qui précédèrent la déclaration d’indépendance. Et l’Angleterre a eu tout loisir de coloniser l’Argentine sur le plan économique, c’est-à-dire d’y investir pour en exploiter les ressources au bénéfice de sociétés à capitaux anglais. Probablement ce qui est en train de se préparer dans la Rioja avec cette ferme à esturgeons pour caviar et capitaux russes (voir
mon autre article de ce jour). De cette colonisation économique par la Grande-Bretagne, il reste des traces visibles partout à Buenos Aires, à commencer par la présence des terrains de polo à Palermo et San Isidro (au nord de Buenos Aires), pour finir par celle de quelques bornes postales recouvertes de peinture rouge impérial, comme à Londres, au coeur de Nueva Pompeya. Les Etats-Unis ont pris la suite de l’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale et violemment assuré leur domination au début de la guerre froide, sur le plan économique comme sur le plan politique. Une domination qui a été encore plus rudement ressentie que la domination anglaise, jusqu’à nos jours.
(3) Dis donc, Señora, toi qui causes en français (traduction © Denise Anne Clavilier, édition du Jasmin). Ce vers initial est un bel exemple du mélange linguistique qu’est le parler quotidien de Buenos Aires : Madam vient du français et parlare de l’italien.
(4) Et t’as [même] un imbécile / qui vous baratine en français (traduction © Denise Anne Clavilier, édition du Jasmin). Le loubard (compadrito) qui parle à la première personne et crie ici sa rancoeur à celle qu’il a aimée, qui l’a quitté et qui n’est évidemment plus là, désigne le mari de l’infidèle, un bourgeois qui s’est laissé séduire (et gruger) par cette fille des faubourgs qui lui a fait croire qu’elle était de bonne famille. Le vousoiement patricien qui succède brutalement au tutoiement faubourien est une imitation de la manière de parler qu’il prête à ce riche habitant du Centro, les beaux quartiers de Buenos Aires, ceux de San Nicolás et de Monserrat.
(5) Vous pouvez vous faire aider dans la lecture des articles de presse en espagnol, auxquels je vous renvoie sans les traduire, par l’outil de traduction automatique Reverso, dont vous trouverez le lien dans la rubrique Cambalache (casi ordenado) dans la partie basse de la Colonne de droite.