samedi 14 février 2009

Hommage à Raúl Scalabrini Ortiz [histoire]

Scalabrini Ortiz dans les années 50.

Il y a 101 ans, le 14 février 1898, naissait dans la Province de Corrientes (dans le nord de l'Argentine) l’écrivain Raúl Scalabrini Ortiz, l’un des grands penseurs de l’identité argentine au 20ème siècle. Cette année, le 30 mai, l’Argentine commémorera les 50 ans de sa mort. C’est la raison pour laquelle la Présidente Cristina Fernández de Kirchner a décidé de faire de 2009 el Año Raúl Scalabrini Ortiz et a demandé que tous les documents émis par les instances fédérales affichent cette mention.

Cet écrivain avait une formation scientifique et technique d'ingénieur et dans son écriture, il a souvent recours à des images, des modèles, des situations dérivés de l’ingénierie, de la physique ou de la chimie. Dans les années 20, il appartint au groupe littéraire et intellectuel Florida, que l’on classe volontiers à droite sur l’échiquier politique, alors que l’autre cercle contemporain (et quelque peu rival), le cercle Boedo, rassemblait des artistes et des penseurs délibérément de gauche (anarchistes, communistes, socialistes). A Florida, il côtoya entre autres Jorge Luis Borges, le grand esprit encyclopédique argentin du 20ème siècle, qui prit un autre chemin politique que le sien dans les années 40.
Après le coup d’Etat du 6 septembre 1930, le premier coup d’Etat à renverser un gouvernement légitimement élu en Argentine et ouvre un demi-siècle d’instabilité politique (1), Raúl Scalabrini Ortiz s’engage dans la bataille politique en faveur de l’indépendance économique et politique de son pays et la défense de l’oeuvre entamée par les deux présidents radicaux successifs, Yrigoyen et Alvear. Le coup d’Etat du 6 septembre 1930 est en effet fomenté, en sous-main, par divers intérêts britanniques, la Grande-Bretagne ayant alors investi massivement dans tous les secteurs de l’économie argentine et voyant d’un très mauvais oeil, en pleine récession mondiale, la politique indépendantiste du Président radical Hipólito Yrigoyen (nationalisation de nombreuses entreprises dans des secteurs-clés, tels que les transports, le pétrole, l’industrie, et une politique de développement intellectuel tant au niveau des universités qu'à celui de l’éducation publique et de l’alphabétisation des populations déshéritées ou directement venues de l’étranger).

Dans le journal dont il est chroniqueur, Noticias Gráficas, il critique le gouvernement de fait qui s’est installé à la Casa Rosada. Et tout de suite, se met à la rédaction d’un livre où il recense les traits caractéristiques de cette culture portègne que l’immigration a radicalement fait évolué en 50 ans ainsi que les comportements typiques que l’on observe dans cette nouvelle Buenos Aires.

Cet essai va connaître un succès foudroyant et marquer de l’empreinte indélébile de quelques formules particulièrement heureuses la vision que les Portègnes auront désormais d’eux-mêmes et qu’ils garderont jusqu’à aujourd’hui. Cet ouvrage s’appelle El hombre que está solo y espera (l’homme qui est seul et qui attend), du titre d’un de ses chapitres, celui qui décrit cet homme écrasé par son impuissance politique et économique mais toujours fidèle à son rêve d’immigrant, le Portègne lambda. El hombre que está solo y espera paraît le 15 octobre 1931 aux Editions Don Manuel Gleizer, il est réédité le 31 décembre de la même année, puis le 10 mars 1932. La quatrième édition intervient le 19 juillet 1932 dans une autre maison (Sociedad Editorial Tráfico) et les rééditions continuent : 15 novembre 1932, mars 1933, mai 1940, décembre 1941 (le tout en pleine Década Infame, donc sous des gouvernements plutôt hostiles aux revendicationx d’identité nationale et entendant faire de l’Argentine un Dominion britannique comme le Canada ou l'Australie d'avant-guerre).

Aujourd’hui, le livre est disponible aux Editions Plus Ultra (voir illustration, meilleure résolution en cliquant dessus). Il s’agit de la 16ème édition, elle est sans date, bien que le dépôt légal ait été effectué.


En 1933, Scalabrini Ortiz participe à un soulèvement armé radical contre le gouvernement anglophile en place. Il est arrêté et relégué dans un premier temps sur l’île Martín García,une dépendance argentine au large de Buenos Aires, dans les eaux uruguayennes. Là, on lui donne le choix entre l’exil en Europe et le bagne d’Ushuaia. Il part donc en exil mais reviendra bien vite en Argentine, toujours pendant la Década Infame, rejoindre les rangs de la résistance radicale et, avec, entre autres, le poète Homero Manzi (qui en politique agit sous son vrai nom, Homero Mancione Prestera) et l’écrivain et journaliste Arturo Jauretche, il participe à la fondation de la FORJA, une organisation qui milite pour une Argentine démocratique et maîtresse de son destin. La FORJA soutiendra le coup d’Etat militaire du 4 juin 1943, qui garantit la neutralité du pays et sauve l’Argentine de l’entrée en guerre sous la pression des Etats-Unis. Elle soutiendra aussi l’action du Secrétaire d’Etat au Travail, le colonel Juan Domingo Perón, qui transforme en profondeur, entre 1943 et 1946, la condition des travailleurs. La FORJA soutiendra donc aussi la campagne électorale présidentielle de Perón en 1946, au grand et durable dam de l’UCR (Unión Cívica Radical), qui chassera de ses rangs ceux de ses adhérents qui appartiennent à la FORJA. L’organisation nationaliste, après avoir durablement marqué la vie politique du pays, se dissoudra peu après l’entrée de Perón à la Casa Rosada, estimant que ses objectifs sont atteints.

Pendant les deux mandats de Perón, Scalabrini Ortiz soutient sa politique d’indépendance du pays et sa politique sociale mais garde sa capacité de critique sur le pouvoir quelque peu autocratique du Président de la République, qui écrase autour de lui toute opposition un peu consistante, sans toutefois enfreindre jamais la Constitution.

Après le coup d’Etat qui renverse Perón, au début de son second mandat, en septembre 1955, Scalabrini Ortiz repart au combat, fustigeant la politique des nouveaux maîtres de l’Argentine et le régime pro-Etats-Unis qu’ils ont mis en place, sous le nom de Revolución Libertadora, un nom qui fleure bon le style CIA de la Guerre Froide.

Il meurt le 30 mai 1959, sous le mandat du Président Arturo Frondizi, juste après la fin de la Revolución Libertadora, quand toute l’Argentine était mise en coupe réglée et ses richesses et ses pouvoirs politiques dérivés au profit de l’Oncle Sam pour de longues années.

Avec Arturo Jauretche, Raúl Scalabrini Ortiz est un des grands intellectuels qui ait su dégager l’identité argentine de la gangue coloniale et néo-coloniale et aider à la prise de conscience, par ce peuple argentin multi-ethnique, qu'il formait bien un peuple légitime et que la libre détermination nationale n’était pas un impossible rêve, malgré la lourdeur des déterminismes systémiques, économiques et géo-stratégiques, à l’échelle continentale (voir sa bibliographie dans l'image ci-dessus à gauche. Cliquez sur l'image pour une résolution plus lisible ou pour une impression papier).

Voici quelques extraits du chapitre qu’il consacre, dans son livre fondateur de 1931, à l’Homme de Corrientes y Esmeralda (2) :


[...] me dilaté en la nada fatua sino imprescindible creación de un hombre arquetipo de Buenos Aires: el Hombre de Corrientes y Esmeralda. En otro lugar aduciré las razones que me movieron a ubicarlo en esa encrucijada, para mí polo magnético de la sexualidad porteña.

Je me suis étendu sur la création rien moins que sotte, bel et bien nécessaire au contraire d’un homme archétype de Buenos Aires : l’Homme de Corrientes et Esmeralda. J’exposerai ailleurs les raisons qui m’ont conduit à le placer dans ce carrefour, pour moi, pôle magnétique de la sexualité portègne.
(traduction Denise Anne Clavilier)

[...]
El Hombre de Corrientes y Esmeralda es un ritmo de las vibraciones comunes, un magnetismo en que todo lo porteño se imanta, una aspiración que sin pertenecer en dominio a nadie está en todos alguna vez. Lo importante es que todos sientan que hay mucho de ellos en él y presientan que en condiciones favorables pueden ser enteramente análogos. El Hombre de Corrientes y Esmeralda es un ente ubicuo: es el hombre de las muchedumbres, el croquis activo de sus líneas genéricas, algo así como la columna vertebral de sus pasiones.

L’Homme de Corrientes et Esmeralda est un rythme fait des vibrations communes, un magnétisme où tout ce qui est portègne s’aimante, une aspiration qui, sans appartenir en propre à personne, est dans tous une fois ou l’autre. L’important, c’est que tous sentent qu’il y a beaucoup d’eux en lui et aient à l’esprit que dans des conditions favorables ils peuvent lui être entièrement semblables. L’Homme de Corrientes et Esmeralda est un être d’ubiquité : il est l’homme des foules, le croquis actif de leurs lignes génériques, quelque chose comme la colonne vertébrale de leurs passions.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]
El Hombre de Corrientes y Esmeralda no es ladero para sus ambiciones. Su nombre no figura en los padrones electorales, ni en las cuentas corrientes de los bancos, ni en los directorios de las grandes compañías ni en las redacciones de los diarios, ni en las nóminas de comerciantes o profesionales. No es un obrero, ni un empleado anónimo.

El Hombre de Corrientes y Esmeralda es el vértice en que el torbellino de la argentinidad se precipita en su más sojuzgador frenesí espiritual.

L’Homme de Corrientes et Esmeralda ne sert pas la soupe à un potentat pour satisfaire ses ambitions. Son nom ne figure pas sur les listes électorales (3), ni sur les comptes courants des banques, ni dans les annuaires des grandes sociétés ni dans les rédactions des journaux, ni sur les patentes commerciales ou libérales. Il n’est pas un ouvrier. Il n’est pas non plus un salarié anonyme.

L'Homme de Corrientes et Esmeralda est le point de rencontre sur laquelle le tourbillon de la argentinité se précipite en sa plus violente frénésie spirituelle.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

[...]
El Hombre de Corrientes y Esmeralda está en el centro de la cuenca hidrográfica, comercial, sentimental y espiritual que se llama República Argentina. Todo afluye a él, y todo emana de él. Un escupitajo o un suspiro que se arroja en Salta o en Corrientes o en San Juan, rodando en los cauces algún día llega a Buenos Aires. El Hombre de Corrientes y Esmeralda está en el centro mismo, es el pivote en que Buenos Aires gira.

L’Homme de Corrientes et Esmeralda est au centre du bassin hydrographique, commercial, sentimental et spirituel qui a nom République Argentine. Tout afflue vers lui et tout émane de lui. Un crachat ou un soupir qui est émis à Salta ou à Corrientes ou à San Juan, en roulant dans le lit des rivières, arrive un jour ou l’autre à Buenos Aires. L’Homme de Corrientes et Esmeralda est au centre de tout, il est le pivot sur lequel Buenos Aires tourne.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

En cette année qui lui est consacrée sur le portail ar.geocities.com, un site Web rend hommage à l’homme et au militant de la cause nationale, à la page intitulée tout simplement raulscalabriniortiz (dont est extraite la photo ci-dessus, qui est aussi la photo quasi-officielle de l'année).

Pour mieux comprendre le contexte politique dans lequel s’inscrit cette oeuvre et comment elle est toujours d’actualité dans l’Argentine démocratique, vous pouvez retrouvez tous les articles de Barrio de Tango sur l’histoire et sur l’actualité socio-politique de la région (y compris celui-ci) en cliquant sur les raccourcis Histoire et Actu (Colonne de droite, partie haute).


(1) Voir le Vade mecum historique, rubrique Petites Chronologies, dans la partie centrale de la Colonne de droite.
(2) Corrientes y Esmeralda : un carrefour de Buenos Aires, entre l'actuelle avenue (alors simple rue) Corrientes (est-ouest) et la rue Esmeralda qui monte du sud au nord. C'est aujourd'hui un coin de cinéma et de théâtre à quelques pas de l'Obélisque tout ce qu'on fait de plus fréquentable et de plus honorable. Dans les années 20 et 30, il y avait là beaucoup de prostitution et pas mal de trafic de drogue. Le poète Celedonio Flores y fait allusion dans le tango Corrientes y Esmeralda. Dans ses mémoires (Corregidor, Buenos Aires, 1995), le poète Enrique Cadícamo raconte dans dans les années 20, on appelait ce carrefour "Alaska"... à cause de la nieve (la neige), en français la blanche, qui s'y vendait jour et nuit, nuit et jour.
(3) La loi électorale en vigueur est alors la loi Saenz Peña (1912) qui accorde le droit de vote de manière singulièrement sélective. Cf. Vade mecum historique, dans Petites chronologies (Colonne de droite de Barrio de Tango).