C’était dans l’air depuis plusieurs semaines, depuis en fait que la première évaluation financière de la Compagnie aérienne Aerolineas Argentinas avait été publiée, depuis qu’il apparaissait de plus en plus clairement que le groupe de tourisme espagnol Marsans, propriétaire de jure du capital de la Compagnie était décidé à ne pas respecter la République Argentine et à lui vendre à un prix démesuré une société qu’il avait depuis 2001 matériellement dépouillée et financièrement ruinée par une politique d’argent jeté par les hublots.
Cette fois-ci, c’est en route. Les députés de la majorité à la Chambre Basse se sont emparés du dossier et ont rédigé un projet de loi (1) qui va exproprier les actions des sociétés Aerolineas, Austral (les deux compagnies d’aviation qui desservent l’Argentine en vols domestiques et en vols internationaux) et des entreprises annexes non connues du public mais dont l’activité est indispensable aux deux premières, Optar, Jet Paq et Aerohanging. Marsans se verra offrir en compensation un peso symbolique (ou n’importe quelle autre somme tout aussi dérisoire) puisqu’il est établi que la compagnie Aerolineas a un passif d’exploitation excédant les proportions lui permettant de continuer son activité selon le droit des affaires argentin et un patrimoine négatif et que depuis juillet, c’est l’Etat argentin qui pourvoit aux besoins de trésorerie pour assurer la continuité du service aérien.
Le Gouvernement argentin avait bien offert à Marsans la possibilité de capitaliser tout cet argent public déjà versé et de le faire entrer dans un prix de rachat raisonnable mais Marsans a choisi une stratégie d’esquive, de mauvaise foi et a maintenu depuis septembre un prix de rachat exorbitant, après s’être assuré du soutien diplomatique de l’Espagne. Excédé par ces atermoiements, la majorité parlementaire est donc en train de décider d’en finir.
Le projet de loi déclare Aerolineas et Austral d’utilité publique pour le maintien du service de transport de voyageurs, de courrier et de fret pour le pays, à l’intérieur et à l’extérieur (ce qui reflète l’exacte réalité géo-économique de ce pays immense). Le texte légal passe actuellement les étapes procédurales préalable à son adoption et son entrée en vigueur : passage en commission puis mise à l’ordre du jour de l’Assemblée suivi, après vote positif, de la mise à l’ordre du jour du Sénat. Lorsque le texte sera publié au Bulletin officiel de la République Argentine, Marsans sera effectivement exproprié et l’Etat aura toute latitude de gestion sur l’avenir et la gestion de la Compagnie et de ses filiales.
L’opposition, Coalición Cívica (à droite) et Unión Cívica Radical (à gauche), qui sont par ailleurs en train de constituer un accord électoral ou même de gouvernement pour les prochaines échéances, ont émis des avis contraires pour la forme, critiquant les aspects technico-légaux de l’expropriation mais ont fait savoir par ailleurs qu’ils étaient d’accord sur le principe même de l’expropriation. Même les plus ardents défenseurs de la liberté d’entreprendre, qui trouvaient encore il y a quelques mois des motifs pour défendre Marsans contre le vilain gouvernement de Cristina (2), ont à présent changé d’avis.
Il semble que le vote sera acquis avec un quasi-consensus sur l’ensemble des bancs du Congrès, qu’en tout état de cause le oui débordera largement la stricte majorité K, el oficialismo K (2) comme on dit à Buenos Aires, pour la première fois depuis bien longtemps.
Côté économico-social, le projet de loi prévoit que 10 % du capital d’Aerolineas et d’Austral sera réservé aux salariés de ces entreprises comme le prévoit le programme de propriété participative (aujourd’hui seul 1% du capital est aux mains des salariés). L’Etat devra aussi couvrir les besoins financiers des entreprises, puisqu’elles remplissent une mission de service public (l’Etat le fait déjà depuis le 17 juillet), et réaliser toutes opérations de crédit nécessaires à l’acquisition de biens d’équipement destinés à l’exploitation commerciale aérienne (en d’autres termes, la République Argentine va acheter des avions pour reconstituer la flotte d’Aerolineas, composée en quasi-totalité aujourd’hui d’aéronefs en leasing). Depuis août, en effet, le Gouvernement argentin négocie en coulisses avec les grands avionneurs mondiaux (Boeing et Airbus au premier rang) dans ce but.
Le ton des journaux, le vocabulaire qu’ils manipulent en racontant les péripéties de toute cette histoire, cette manière de parler systématiquement de "los Españoles" pour désigner Marsans et ses mandataires sociaux sont riches d’enseignement sur l’enjeu symbolique qui double l’enjeu socio-économique évident de toute cette complexe opération politico-économique... De toute évidence, peut-être sans en être toutefois pleinement conscients et même si la défaite de leur champion devant le champion espagnol dimanche, lors la finale de la Coupe Davis à Mar del Plata, vient bien un peu gâcher le tableau général, les Argentins sont en train de se repasser, en 3D et son 4 points, le film de leur Revolución de 1810 (la guerre d’Indépendance) et ils prennent le temps de savourer la satisfaction de bouter une nouvelle fois l’Espagnol hors d’Argentine. Il faut dire aussi que Marsans est vraiment très bon dans le rôle ingrat de l’Espagnol ! Tout y est : les prétentions outrées, le souverain mépris affiché pour tout ce qui est Argentin, personnels au sol et volant et obligations fiscales inclus, la façon de parler du Chef d’Etat comme on parlerait d’un fétus de paille qu’on peut faire plier d’un simple souffle, le petit tour cauteleux à la Zarzuela à Madrid pour quêter l’appui du Roi... Du grand art !
Alors il en coûtera ce qu’il en coûtera, peu importe : du vent, du balai ! et débarrassez le plancher, on vous a assez vus. Bien le bonjour chez vous... Pourtant Marsans peut faire le beau et menacer d’aller devant les tribunaux, il n’aura peut-être pas intérêt à trop chercher la petite bête (3) : à Madrid, un juge enquête en ce moment sur l’usage qui a été fait de 300 millions de dollars d’argent public espagnol (une broutille !) destinés à absorber les dettes d’Aerolineas (dont celle qu’Interinvest avait envers l’Etat argentin pour l’achat de la Compagnie) au moment où Marsans en a pris le contrôle en octobre 2001, derrière Iberia-Interinvest qui l’avait acquise, pour une bouchée de pain, auprès de l’Argentine en 1990 des mains du président Carlos Menem aussi contestable que souriant. Pas plus que Marsans n’a été en mesure de produire sur Aerolineas des comptes d’exploitation à jour aux autorités judiciaires argentines, pas plus elle n’est capable de justifier devant les pouvoirs publics espagnols l’emploi qu’elle a fait de sa part de ce très gros paquet d’argent public. Le Parquet de Madrid envisage un procès pénal contre les dirigeants de l’époque de la SEPI (la société qui a disposé de cet argent public et devait en garantir le bon emploi) et contre éventuellement ceux de Marsans si l’enquête prouve qu’ils ont effectivement détourné ces sommes à d’autres fins que celles auxquelles elles étaient destinées.
"Aerolineas otra vez Argentinas", annonçait triomphalement Página/12 le 21 juillet, lorsque la Présidente avait annoncé sa décision de renationaliser (reestatizar) la compagnie de bandera (portant pavillon argentin). Ce sera fait sans doute d’ici 10 jours. Il est possible que Marsans porte plainte devant un tribunal, argentin ou international, pour avoir été injustement dépouillé de son bien dont il réclamait beaucoup de sous parce que, paraît-il, il allait (enfin) être (très, très) rentable... dans un proche avenir. Vous m’en direz tant ! (4)
Et -c’est en tout cas tout le mal qu’on peut leur souhaiter - les salariés deces compagnies d’aviation vont enfin pouvoir respirer, regarder devant eux un avenir aussi sécurisé que la récession qui s’annonce le permet, monter à bord d’avions "à eux" (les personnels de cabine et de cock-pit ont horreur de voler à bord d’avions loués), s’entraîner sur des simulateurs "à eux", bref retrouver une légitime fierté d’appartenance à une compagnie dont il seront les propriétaires à 10%, ce qui n’est pas mal quand on sait de quel statut de véritables pions (peones) peut les sortir l’application effective de cette décision après ces 18 années de régime privé catastrophique sur tous les plans, social, commercial et économique.
(1) en Argentine, on dit projet de loi (proyecto de ley) pour toute loi en cours d’approbation au Congrès, que l’initiative soit gouvernementale ou parlementaire. En droit constitutionnel français, on parle de projet de loi lorsque le texte émane du gouvernement et de proposition de loi lorsqu’il s’agit d’une initiative parlementaire. En France, jusqu’à une très récente réforme constitutionnelle (cet automne), le dépôt sur le bureau de l’Assemblée d’une proposition de loi restait une possibilité presque théorique, la marge d’initiative du Parlement étant des plus réduites et ce dans tous les domaines. En Belgique, en Suisse, qui ont des régimes parlemantaires, les institutions démocratiques fonctionnent différemment.
(2) Cristina Fernández de Kirchner, dite aussi plus synthétiquement de son nom d’épouse Cristina Kirchner, et appelée très couramment par son seul prénom par... ses partisans ou ses sympathisants, comme le fut son ancien Président de mari avant elle, comme l’est actuellement son homologue uruguayen tout au bout du bout de l’autre côté du delta du Río de la Plata. Idem à Cuba : Fidel...
El oficialismo K, c’est la majorité (oficialismo en Amérique du Sud, mayoría en Espagne).
K, c’est pour Kirchner, le kirchnerisme est une tendance du parti justicialiste (le parti fondé par et pour Perón) qui soutient la politique de la Présidente et emboîte le pas du président (du parti), son mari, l’ancien Président de la République Néstor Kirchner (2003-2007).
(3) chercher la petite bête : hacer quejas ridículas, protestas mesquinas, molestar con detalles o cualquier cosa de importancia menor.
(4) Tu m’en diras tant ! Vous m’en direz tant ! : giro idiomático para poner irónicamente en duda lo que dice el interlocutor. En Buenos Aires se diría "ni que ocho cuartos".