Le Chef d’Etat uruguayen vient d’annoncer qu’au cas où un projet de loi dépénalisant l’avortement serait effectivement voté, il poserait son veto à son application comme la constitution de la République Orientale de l’Uruguay lui en donne le droit.
Le litigieux document est inséré dans un ensemble législatif plus vaste portant sur la santé sexuelle et les questions de reproduction (ley de salud sexual y reproductiva), or cet article est un ajout apporté à la loi par le Frente Amplio, le large parti qui rassemble depuis 1971 toute la gauche uruguayenne (communistes, socialistes, démocrates-sociaux et autres tendances un peu plus marginales). Le Frente Amplio, c’est le parti de Tabaré Vázquez... Il en est l’un des ténors depuis son élection comme Maire de Montevideo en 1989. Et c’est soutenu par le FA qu’il a été porté à la Présidence de la République en 2004.
Le veto du Président de la République à une loi qui a été adoptée après avoir obtenu une vote favorable à la majorité simple oblige la Chambre des Représentants, si elle ne renonce pas à la loi, à entamer un second examen. Au cours de ce deuxième débat, la loi doit pour être adoptée recueillir 3/5 des voix des élus des deux assemblées (ce qui met la barre très haut quand il s’agit d’une question aussi douloureuse que celle de l’avortement dans un pays très majoritairement chrétien).
Le débat commencera demain mardi à la Chambre des Représentants (1). L’Archevêque de Montevideo, Nicolás Cotugno, vient quant à lui d’avertir les parlementaires qu’un vote positif de leur part entraînerait automatiquement leur excommunication (2), et ce en dépit de l’annonce du veto présidentiel qui transforme ipso facto le débat de demain en un simple galop d’essai pour les parlementaires puisque la loi ne pourra être adoptée à l’issue de ce 1er passage. Le prélat estime en effet qu’en votant pour cette dépénalisation, les élus uruguayens prendraient la responsabilité d’envoyer à toute l’Amérique du Sud un signal que la doctrine morale et sociale de l’Eglise réprouve (et ne peut que réprouver si elle veut rester cohérente avec elle-même).
Le passage du texte de loi incriminé dispose que la femme pourra décider d’interrompre sa grossesse dans les 12 premières semaines en cas de situation de pauvreté économique, de manque de soutien de famille ou à cause de son âge (trop jeune) et rend également envisageable l’IVG quand la santé est en jeu, en cas de malformation du foetus ou de danger pour la vie de la mère.
Aujourd’hui la pratique de l’avortement est pénalement répréhensible dans toute l’Amérique du Sud et l’on y observe les habituelles inégalités criantes entre les femmes riches qui ont accès à un avortement dans des conditions d’hygiène impeccables puisqu’elles partent avorter en Amérique du Nord ou en Europe et les femmes pauvres, réduites à garder des enfants qu’elles ne peuvent pas élever ou de s’en remettre à des faiseurs et faiseuses d’anges aux techniques parfois assez rudimentaires et aux prix faramineux. Le nombre de femmes mortes des suites d’avortement est difficile à établir avec exactitude puisque l’acte lui-même est criminalisé mais il semble très élevé. De même pour les femmes qui réchappent de l’intervention certes vivantes mais souvent très gravement mutilées. En Argentine, certaines d’entre elles aboutissent tout de même agonisantes dans des services hospitaliers où leur sort judiciaire dépend du bon vouloir du médecin qui les soigne. En Argentine, les procès en aborto no punible (par lequel un juge reconnaît que la femme en avortant ne commettrait pas un acte tombant sous le coup de la loi) alimentent assez souvent la chronique des faits divers socio-économiques car il s’agit toujours en ce cas de situations extrêmes : une fillette de 13 ans enceinte de son beau-père qui la viole et la bat depuis plusieurs années ou une jeune fille de 17 ans handicapée mentale... (3) La femme qui "bénéficie" d’un verdict d’aborto no punible peut avorter entre les mains d’un gynécologue compétent dans les conditions d’hygiène optimales d’un hôpital public à condition bien sûr de trouver un médecin n’ayant pas d’objection de conscience à pratiquer cet acte. Devoir passer par cette lourde et incertaine procédure judiciaire avec ce qu’elle comporte de publicité morbide ou polémique est bien évidemment un surcroît de souffrance dans des situations déjà difficilement supportables.
Du côté uruguayen et pour l’heure, l’ire des pro-dépénalisation se porte tout entière contre l’Archevêque que l’on accuse de tout tenter pour empêcher qu’un débat démocratique puisse se dérouler sereinement sur un sujet ô combien sensible et qu’on traite ni plus ni moins d’Inquisiteur (4) et les pro-vita manifestent de plus belle, requinqués par la position officielle du magistère. La position de Tabaré Vásquez semble ressentie comme plus légitime que celle de l’évêque étant entendu qu’elle n’empêche pas dans l’absolu l’application future de cette loi mais ne fait qu’élever le niveau de consensus nécessaire à son adoption.
Cette affaire de conscience (ou de calcul politique) de la part du Président de la République uruguayen intervient en un moment qui est loin d’être neutre. Depuis lundi dernier, le Frente Amplio avait commencé à recueillir à Montevideo des signatures de personnalités imminentes tant politiques que culturelles (deux Ministres entre autres ont déjà apporté leur soutien), pour lancer une campagne d’ampleur nationale qui s’ouvre aujourd’hui. Le FA va monter des permanences dans toutes les villes et mené un grand battage médiatique... Le but de cette campagne est de recueillir tant de signatures que cela convainque Tabaré Vázquez de se présenter à un second mandat à la tête de l’Etat. Or Tabaré Vázquez a d’ores et déjà fait savoir qu’il était résolument opposé à cette idée. La Constitution interdit formellement au Président de se représenter. Oui mais elle prévoit à toutes fins utiles que des modifications pouvaient lui être apportées à partir du moment où une pétition en faveur d’une telle modification recueille au moins 250 000 signatures. Et atteindre ce chiffre ne paraissait pas impossible aux partisans du président rétif...
Si l’affaire du veto déclenche en Uruguay la tempête médiatique qu’avait valu au Roi Baudouin en avril 1990 sa clause de conscience sur la loi de dépénalisation de l’avortement en Belgique (5), le Frente Amplio devra se trouver un autre candidat. Deux barons du FA étaient déjà sur les rangs dont on pensait d’ailleurs qu’ils finiraient par laisser leur tour à Tabaré Vázquez...
Pour situer les choses, j’ajoute que l’Uruguay a une population de 3,416 millions d’habitants pour une superficie de 176 220 km² et la seule capitale abrite 1,270 millions d’habitants pour une superficie de 525 km².
(1) En Argentine et en Uruguay, on appelle oriental ce qui se trouve à l’est du Río Uruguay qui sert de frontière nord-sud entre les deux pays. Le Río Uruguay est l’un des deux affluents majeurs qui, en se rencontrant un peu au nord de Buenos Aires, donnent naissance au plus large fleuve du monde, le Río de La Plata. L’autre rivière est le Paraná qui coule à l’ouest, du côté argentin.
(2) L’excommunication est un élément très précis du droit canon, une situation juridique exceptionnellement grave pôur le fidèle catholique qui s'y trouve. De la part d’un évêque, prononcer une excommunication, c’est constater qu’un baptisé s’est rendu coupable d’un péché si grave que ce péché le couple effectivement de la communion ecclésiale, ce lien spirituel qui unit tous les fidèles, les vivants et les trépassés, qui forment tous ensemble le Corps mystique du Christ qu’on appelle aussi l’Eglise. Un excommunié ne faisant plus partie du Corps du Christ ne peut donc plus validement recevoir aucun sacrement à moins de renoncer à son péché, auquel cas il peut être officiellement réintégré dans le Corps du Christ (la levée d’excommunication). Cette situation a été inventée dans l’Eglise primitive pour définir la situation des baptisés qui, par peur des persécutions, abjuraient leur foi. NB : un fidèle peut être interdit de sacrement sans être excommunié (cas des divorcés qui se sont remariés ou qui vivent en concubinage alors que leur première union est canoniquement valide). En Italie, l’appartenance à la Mafia ou à la Camorra est une cause d’excommunication (ce qui n’empêche évidemment pas les malfrats concernés de communier publiquement à la messe du dimanche, ce en quoi ils se rendent coupables d’un sacrilège, ce que Dieu et eux-mêmes sont les seuls à le savoir). L'excomunication est donc la peine canonique que vient de prononcer Monseigneur Cotugno à l’encontre des parlementaires qui voteraient cette loi. Bien entendu, de part et d’autre du Río de La Plata, cela fait hurler la gauche athée. Cela me laisse toujours pantoise puisque les athées ne sont nullement concernés par une mesure qui ne peut atteindre que des croyants pour qui la foi est une réalité fondamentale et essentielle de leur vie et de leur conscience (ce qui, par définition, n’est pas le cas des athées).
(3) Je vous cite ici des histoires vraies rapportées par la presse ces dernières semaines et pour lesquelles, avec des raisonnements qui n’ont rien d’obtu mais n’en sont pas moins difficiles à admettre pour l'opinion publique qui ne connaît pas le dossier, le jude argentin n’a pas prononcé le verdict d’aborto no punible, obligeant donc la mineure à aller jusqu’au bout de la grossesse pour un enfant qu’elle ne sera pas en mesure d’élever.
(4) L’Inquisition a existé et exercé son pouvoir sur les Provinces du Río de la Plata jusqu’en 1810 lorsque les révolutionnaires argentins (on disait criollos à l’époque) ont raccompagné le dernier Grand Inquisiteur jusqu’à un bateau pendant qu’avec les armes ils s’efforçaient de faire de même avec le Vice-Roi (lequel a résisté un peu plus longtemps).
(5) Ceux que cette question intéresse trouveront dans un livre de feu le Cardinal Suenens une analyse de la position très fine, extrêmement sensible et incontestablement démocratique (quoi qu’on en ait dit à l’époque) qui fut celle du Roi Baudouin en ce mois d’avril 1990. Le livre s’appelle Le Roi Baudouin, une vie qui nous parle, aux Editions FIAT en 1995 (il a fait l’objet de traductions en très nombreuses langues, au premier rang desquelles l’espagnol).