Ce colloque, qui avait pour thème général Tango, Baile y Sociedad (Tango, danse et société), s’est tenu vendredi et samedi dernier, à Villa Mercedes, dans la province de San Luis, à la Casa de Música San Luis, un complexe de conférences et de studios d’enregistrements appartenant à Sony Music. Cette rencontre savante a fait partie des multiples manifestations qui ont marqué dans le pays tout entier le Día Nacional del Tango vendredi dernier.
Sur deux jours, se sont tenues 16 conférences dans un programme vaste et interdisciplinaire : histoire, musicologie, sociologie, anthropologie, etc.. avec la participation de plusieurs universitaires, ce qui constitue une avancée considérable pour le tango. Le monde universitaire reste dans sa très grande majorité très indifférent, pour ne pas dire franchement hostile au tango et à l’art populaire national en général. A la limite, les universitaires argentins sont capables de s’intéresser de très près à l’art de la balade irlandaise ou au chant polyphonique corse et d’ignorer complètement le tango, tout à côté d’eux.
Ce week-end, c’était la deuxième édition de ce colloque, monté par le Centre FECA (Foro y Estudios de Cultura Argentin) qui dépend du Centre culturel Konex à Buenos Aires (1). Le FECA a pour objectif d’élever le niveau de la recherche sur le tango, le long dédain des chercheurs expliquant qu’au milieu d’une sur-abondante production éditoriale sur le tango, seule une petite poignée d’auteurs, eux-mêmes souvent issus d’une formation universitaire assez poussée (Horacio Ferrer, Horacio Salas, Oscar del Priore, Luis Alposta, Roberto Selles...), publient des ouvrages qui dépassent le niveau de la collection d’anecdotes, du relevé d’exemples à l’appui d’une thèse non développée (Esos malditos tangos, de Ricardo Horvath, est un bel exemple de ce genre d’étude inachevée), des souvenirs personnels ou de seconde main et des dictionnaires, plus ou moins complets, plus ou moins profonds et plus ou moins exacts, quand il ne s’agit pas de thèses pseudo-savantes qui ne tiennent pas la route, comme le livre de Irene Gardés qui affirme détenir le secret de la généalogie paternelle de Gardel (voir mon article à ce sujet) ou celui de deux non-chercheurs qui, eux, cherchent à discréditer toutes les hypothèses émises sur la genèse du tango sans en proposer aucune autre à la place (voir mon article sur la réédition de leur pavé, très cher, qui plus est). C’est cette pauvreté intellectuelle au milieu de l’abondance éditoriale qui explique par exemple l’importance attachée par la Academia Nacional del Tango à la remise d’un diplôme de docteur honoris causa à Horacio Ferrer par la Universidad del Salvador, en octobre dernier (2) ou à la signature en mai d’un partenariat avec l’université de Salamanque en Espagne, signature pour laquelle il s’est déplacé en personne.
L’enjeu de cette élévation du niveau de la recherche est d’autant plus capital que deux choses se jouent aujourd’hui à travers le tango : d’une part l’élaboration progressive d’une culture populaire nationale de nature citadine (surtout dans la région de Buenos Aires) et d’autre part la constitution de mythes fondateurs argentins (et même uruguayens pour certains d’entre eux) sans lesquels il n’y a d’identité nationale nulle part au monde (en l’occurrence, autour de la figure de Gardel, mais aussi de celles de Arolas, Pugliese, Troilo, autour de lieux comme El Armenoville, le café de Hansen ou les cabarets des années 30, autour du rôle socio-culturel qu’a joué, dans la société portègne, à la charnière entre 19ème et 20ème siècles, la mala vida, terme qui regroupe la délinquance, la criminalité, l’univers carcéral et la prostitution, un rôle survalorisé et falsifié dans par exemple, les synopsis habituels et passe-partout des spectacles de tango for export). Il est donc très important de faire, dès à présent, presque 150 ans après le début de la grande vague d’immigration quia modelé l’Argentine actuelle, la part de la réalité historique et celle de la mythogénèse, un phénomène dont la recherche universitaire n’a qu’une connaissance a posteriori, reconstituée à travers la confrontation entre le mythe perceptible aujourd’hui, le témoignage de la production écrite et des oeuvres d’art à travers le passé et l’archéologie (c’est ainsi qu’ont été menées les études des mythes qui fondent ou ont fondé les civilisations occidentales et orientales, contemporaines ou antiques, les civilisations pré-colombiennes, africaines, sémitiques, et très peu dans l’observation du phénomène en direct).
Les contributions à la première édition du colloque, l’année dernière, ont été rassemblées dans un livre catalogue, intitulé Escritos sobre tango, vendu aux congressistes et présenté à la presse.
(1) Le sigle est aussi une sorte de jeu de mot. Feca, c’est café en verlan. Or le café, surtout quand on l’appelle feca, st un lieu essentiel pour la constitution de la culture locale dans les villes argentines, et surtout celle de Buenos Aires.
(2) On a un peu trop tendance, à Buenos Aires même hélas, à attribuer toutes ces démarches de la Academia Nacional del Tango à de la vanité de la part d’Horacio Ferrer, son président. C’est une profonde erreur : Horacio Ferrer dépense une énergie colossale pour élever autant qu’il est possible (et même au-delà du possible) le niveau général, intellectuel et culturel, du tango. Cela n'aurait aucun sens de réaliser tout ce travail sans en faire connaître l'existence et les résultats. Pour atteindre un but aussi ambitieux et aussi nécessaire, il faut faire savoir que les démarches existent et que les marques de reconnaissance sont données. Voir tout ce qu'il fait en cliquant sur son nom dans la rubrique Vecinos del Barrio dans la Colonne de droite.