mardi 11 novembre 2008

Il y a 90 ans aujourd'hui à Buenos Aires

"Corría el año 1918 y un jubiloso acontecimiento se produjo en el mundo con la firma del armisticio que ponía fin a la gran conflagración europea.
Esa noche con otros jóvenes amigos fuimos al Julien, café y restaurante de Esmeralda y Lavalle, centro de reunión noctámbulo de mujeres francesas, sumándonos a la intensa alegría que allí reinaba.
Borrachos y fescos, hombres y mujeres, extranjeros y criollos, entonaban patrióticamente el Tipperary, el Over there y La Marsellesa mientras en las mesas se brindaban con champán.
Formamos con las alegres francesas un bullicioso frente y entre alocados besos y abrazos salíamos en cadenas a recorrer Lavalle hasta las primeras horas del alba.
Aquellos jubilosos festejos que duraron tres días consecutivos fueron lo que las noctámbulas y alegres francesas llamaron "les trois jours de folie".

L'année 1918 s'achevait quand un événement jubilatoire se produisit dans le monde : la signature de l'armistice qui mettait fin à la grande conflagration européenne.
Cette nuit-là d'avec d'autres amis de mon âge, nous sommes allés chez Julien, un café-restaurant au coin d'Esmeralda et Lavalle, point de ralliement nocturne de femmes (1) françaises, pour nous joindre à la joie intense qui régnait là.
Pochards et gens sobres, hommes et femmes, étrangers et gens d'ici entonnaient avec patriotisme le
Typperary, le Over There et la Marseillaise (2) tandis qu'aux tables, on portait des toasts au champagne.
Avec les Françaises radieuses, nous avons formé un front tapageur et au milieu de baisers en folie et d'étreintes, nous sortions parcourir la rue Lavalle en sarabande jusqu'aux premières heures de l'aube.
Ces réjouissances qui durèrent trois jours de suite, ce fut ce que les Françaises noctambules et radieuses appelèrent "les trois jours de folie".
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ces quelques paragraphes sont les souvenirs de jeunesse (il avait alors à peine plus de 18 ans) d'un Argentin doté d'une très belle plume et à qui ont doit quelques uns des plus beaux tangos du répertoire. Au moment où il rédigé ces souvenirs, il a un peu plus de 80 ans. C'est le poète Enrique Cadícamo (15 juillet 1900-3 décembre 1999). Ces mots sont extraits de Mis Memorias, Ed Corregidor, Buenos Aires, 4ème édition augmentée et mise à jour (datée de 1995), pp 51 et 52.

La Guerre de 14-18 a beaucoup ému les artistes du tango. Aujourd'hui, on peut écouter avec leur émotion quelques uns des grands morceaux qu'ils nous ont dédiés aux combattants dont l'Euope célèbre aujourd'hui le souvenir.

On peut écouter El Marne, composé par Eduardo Arolas au moment de la 1ère bataille de la Marne, ici dans une interprétation enregistrée en 1980 par Osvaldo Fresedo, et l'impressionant Silencio, qui avait ému Cadícamo aux larmes, ce jour où il l'avait entendu chanté par Carlos Gardel en répétition chez lui, dans la maison, aujourd'hui musée, de la rue Jean Jaurès 735 à l'Abasto. Ce tango a été composé par Carlos Gardel et Alfredo Le Pera (avec la collaboration du guitariste Horacio Pettorossi) et enregistré ici par Gardel à Buenos Aires en 1933 avant de partir pour l'Europe. (3)

(1) A cette époque, la société portègne était encore très déséquilibrée, avec les hommes en bien plus grand nombre que les femmes. Les mujeres francesas dont il parle là, ce sont des filles légères, le plus souvent des victimes de la traite des Blanches sous la coupe de maquereaux locaux. La fin de la Grande Guerre fit reprendre ce trafic d'êtres humains (entre autres en provenance de France, par Marseille, Bordeaux et Le Havre) et vit aussi arriver à Buenos Aires des aventurières, venues de leur plein gré celles-ci, chercher, au bout du monde, les hommes qui faisaient cruellement défaut, surtout en France, après la boucherie des combats.
(2) Cette confusion entre nos différents pays est très courante en Argentine. Elle a permis d'ailleurs aux juifs qui fuyaient l'antisémitisme en Russie ou en Pologne de se faire discrètement passer à leur arrivée pour Allemands ou Anglais (ce dont témoignent nombre de surnoms attribués à des musiciens juifs de la Guardia Vieja). Ne nous gaussons pas de cette ignorance : nous confondons nous aussi un peu trop facilement tous les pays d'Amérique Latine. J'ai souvent entendu des journalistes situer le Mexique en Amérique du Sud ou d'autres personnes localiser Buenos Aires au Brésil.
(3) Berthe Gardés, la mère de Carlos Gardel, avait perdu dans la Grande Guerre son jeune demi-frère Charles Carichou, mort au front le 11 octobre 1918, à l'âge de 42 ans. Comme dans beaucoup de familles européennes, ce décès tragique permit la réconciliation familiale entre Berthe et le reste de ses parents qui lui avaient mené la vie dure à cause de la naissance illégitime et donc honteuse, le 10 décembre 180, de son fils, qu'elle avait fait baptiser Charles.