C’est la suite logique d’un travail d’intense lobbying de la part de nombreux artistes, musiciens en particulier, comme ceux regroupés dans la Unión de Orquestas Típicas, et par le facteur de bandonéons Oscar Fischer qui exerce son art dans un atelier de la rue Defensa à San Telmo, dans le coeur de Buenos Aires : la semaine dernière, le Sénat a approuvé une loi, déjà votée par les Députés, pour limiter la sortie du territoire national des bandonéons de plus de 40 ans d’âge (se reporter à mon article de l’année dernière sur l’appel de la UOT en faveur de mesures de protection, durant le Festival de Tango de Buenos Aires en 2008).
Il y a en effet 40 ans que le dernier artisan traditionnel de la famille Arnold, en Allemagne, a fermé son atelier. Les Arnold sont une vieille famille de facteurs d’instruments, originairement des luthiers qui ont élargi leur gamme à toutes sortes d’instruments à vent et à soufflet, bien pratiques pour occuper à l’église luthérienne la place de l’harmonium quand la communauté était trop pauvre. Ils avaient démarré leur activité dans les années 1850 à Karlsfeld, en Saxe. En 1949, la fabrique, riche d’une tradition centenaire et de nombreux secrets patiemment accumulés et transmis de génération en génération, de père en fils et de patron en ouvrier, elle qui se remettait à peine des difficultés rencontrées pendant le conflit mondial par toutes les entreprises qui n’étaient pas liées à l’armement ou à l’effort de guerre, fut expropriée comme toutes les firmes privées du pays. Son activité fut aussitôt démantelée dans le cadre de la soviétisation de toute l’économie est-allemande. Dans ces murs, on installa un atelier de réparation de moteurs diesels pour l’armée.
Il y a quelques années, après la chute du Mur de Berlin, la famille Arnold s’est vu restituer les locaux de l’ancien atelier d’Alfred Arnold et elle y a fondé une nouvelle fabrique de bandonéons (Bandonion en allemand). Pour le moment, les Arnold s’efforcent de reconstituer les secrets du métier dont 40 ans de RDA ont détruit la transmission, matérielle, gestuelle et technique. L’un des descendants de Alfred Arnold, le créateur des fameux Doble A en 1911, ces bandonéons fabriqués pour l’exportation vers l’Argentine et pour le tango et dont le son magnifique est encore recherché par tous les grands interpretes authentiques, avait réussi à fuir la RDA. Il s’était installé à Francfort où un ancien ouvrier de la maison a pu le rejoindre. Ils avaient fondé une petite lutherie où ils réparaient des instruments, majoritairement ceux des marques familiales. Mais, l’âge venant, il a cessé son activité en 1972. Et depuis lors, il n’y a que de très, très rares spécialistes qui savent entretenir, réparer et fabriquer ces instruments très complexes. Ce qui vous explique pourquoi il n’y a pas de bons instruments neufs sur le marché. Ceux qui circulent sont anciens, il sont presque tous au moins le demi-siècle et un bon nombre d’entre eux a même été fabriqué il n’y a pas loin de 100 ans. Quelques uns de ces instruments vénérables, parce qu’ils ont appartenu à des grands artistes, sont déposés dans des musées : celui de Eduardo Arolas est au petit musée de la Sadaic, ouvert deux heures par jour l’après-midi en semaine, l’un de ceux de Troilo et celui de Pedro Maffia sont au Museo Mundial del Tango, qu’abrite la Academia Nacional del Tango (se reporter à mon article d'août sur la remise de l'instrument de Maffia au Musée). Il y a en un exposé dans le hall d’accueil du Centro Cultural de la Cooperación, toujours à Buenos Aires, et quelques uns qui sont dispersés un peu partout dans le pays.
Le problème auquel les musiciens étaient confrontés jusqu’à présent était donc double : rareté des instruments, donc cherté à l’achat, voire inaccessibilité pour l’instrumentiste débutant et terribles tentations. Dans l’article de Página/12, Oscar Fischer, fondateur et animateur de la Casa del Bandoneón, une lutherie fondée en 2001, pour réparer, entretenir des bandos et former la relève de jeunes facteurs d’instruments capables de maintenir le métier en vie, explique que des compagnies de danse, qui présentaient de grands spectacles de tango for export à l’étranger, n’hésitaient pas, il y a encore quelques années, à liquider les instruments à la fin de la tournée, quitte à transformer le hall de leur hôtel en salle des ventes (ah, ce goût du lucre dans le tango for export !)...
La pénurie qui s’est ainsi progressivement installée a aussi rendu les bandonéons très attractifs pour les voleurs qui n’hésitent à en faire un trafic ou à demander des rançons (les musiciens doivent toujours garder l’oeil sur leur instrument dans leurs déplacements et dans les théâtres, on a vu des instruments disparaître des loges...) et attractifs enfin pour les touristes, qui dans les pays pauvres (et l’Argentine est un pays pauvre) n’hésitent jamais très longtemps à se comporter en pillards ou en profiteurs. Comme leur niveau de vie est largement au-dessus de celui des Argentins, les étrangers en goguette n’hésitent pas à offrir des sommes alléchantes à des propriétaires d’instruments (ce qui est de plus très humiliant pour les Argentins, dont la fierté est légendaire) et les voilà qui emportent au-delà des mers des bandos condamnés à finir empaillés, exposés, comme des bibelots ou des trophées de chasse, dans des salons particuliers ou de plus ou moins authentiques parillas argentines ("viande de la Pampa cuite sous vos yeux au charbon de quebracho") en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis.
Désormais, l’Etat argentin, au niveau fédéral comme au niveau de ce que nous appellerions en France les collectivités locales (provinces, ville autonome, départements, on parle là-bas de partido, et communes), disposera d’un droit inaliénable de préemption sur tout instrument mis en vente. Tout propriétaire désireux de vendre un bandonéon devra déclarer son intention avant toute transaction, devra faire expertiser et faire répertorier l’instrument. Lorsque la loi sera promulguée par la Casa Rosada, publication au Bulletin officiel faisant foi, courant de cette semaine ou de celle qui vient, plus aucun bandonéon de plus de 40 ans ne pourra quitter le territoire national sans que son propriétaire ne fournisse la preuve que l’instrument est bien sa légitime propriété et qu’il part en tournée de concerts. Si les choses sont bien organisées et il n’est pas interdit de penser qu’elles le seront, il est probable qu’ à son retour il devra présenter l’instrument au guichet du contrôle des migrations (de toute manière, un bandonéoniste fait généralement voyager son compagnon en cabine, c’est le genre d’instrument que l’on évite de mettre en soute, donc au passage de la douane, ça ne passe pas inaperçu).
Ce qui veut dire concrètement qu’aucun propriétaire ne pourra plus vendre son bandonéon à une personne qui ne soit pas de nationalité argentine ou résidente, en toute légalité, sur le sol argentin. Les visas d’entrée touristique (90 jours) ne donneront plus droit d’acheter un bando. C’est une très bonne chose pour les musiciens, même si ça va leur compliquer un peu la vie. Il va maintenant leur falloir présenter systématiquement un certificat de propriété (il faudra donc en faire un avant de sortir du pays pour la prochaine tournée) et une preuve de la réalité de la tournée pour passer les contrôles dans les aéroports internationaux, aux frontières terrestres et dans les ports. Ce qui veut dire aussi que tout organisateur ou producteur de concert à l’étranger sera tenu désormais de fournir aux musiciens une invitation en bonne et due forme pour lui permettre de prendre l’avion. Mais on n’a rien sans rien.
L’Etat se dote donc d’un outil pour répertorier les instruments existants, les identifier, lutter contre le vol. Faisons confiance aux artistes pour veiller eux-mêmes à l’application de la loi qui leur rend un si fier service. L’article de Carlos Bevilacqua dans l’édition de Página/12 crie victoire, comme le pays l’a fait à la fin septembre, pour l’inscription du tango au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’UNESCO (se reporter à mon article du 30 septembre).
Et bien sûr, il y aura des petits malins et des gros voyous pour s’essayer à la contrebande. Espérons que la loi est assortie de sanctions pénales dissuasives et concrètement applicables.
Et bien sûr, il y aura des petits malins et des gros voyous pour s’essayer à la contrebande. Espérons que la loi est assortie de sanctions pénales dissuasives et concrètement applicables.
En quelques chiffres :
On estime à 60 000 le nombre de bandonéons dans le monde, à 20 000 ceux qui sont sur le sol argentin (pour 40 millions d’habitants) et à 2 000 ceux d’entre eux qui sont en bon état (c’est-à-dire dont un musicien puisse jouer). Beaucoup d’instruments se dégradent dans les débarras des maisons, rangés et oubliés là au milieu de toutes les affaires des grands-parents dont la famille ne s’est jamais résolue à se défaire. Songez que beaucoup d’Argentins ne peuvent pas reconstituer la vie de leur famille antérieurement à l’arrivée des fondateurs de la famille en Argentine. Garder les vieilles choses qui ont appartenu au grand-père, à l’arrière-grand-père, au trisaïeul, c’est beaucoup plus important que pour nous.
On estime à 60 000 le nombre de bandonéons dans le monde, à 20 000 ceux qui sont sur le sol argentin (pour 40 millions d’habitants) et à 2 000 ceux d’entre eux qui sont en bon état (c’est-à-dire dont un musicien puisse jouer). Beaucoup d’instruments se dégradent dans les débarras des maisons, rangés et oubliés là au milieu de toutes les affaires des grands-parents dont la famille ne s’est jamais résolue à se défaire. Songez que beaucoup d’Argentins ne peuvent pas reconstituer la vie de leur famille antérieurement à l’arrivée des fondateurs de la famille en Argentine. Garder les vieilles choses qui ont appartenu au grand-père, à l’arrière-grand-père, au trisaïeul, c’est beaucoup plus important que pour nous.
Ainsi donc, si vous rêviez de revenir de vos prochaines vacances de Noël avec un gros bandonéon dans votre valise au milieu des shorts et des sandales d’été, changez de rêve. Et si vous voulez absolument du bandonéon en guise de souvenir, rappelez-vous que Zivals en vend un faux, un peu plus petit qu’un vrai, qui ne fait pas vraiment de musique tout seul mais dont les soufflets sont remplis de DVD qui vous racontent le vrai tango tel qu’on le vit à Buenos Aires. C’est un super beau cadeau pour Noël et franchement, dans une bibliothèque, je vous jure que ça en jette. Autrement, en un peu moins encombrant, vous avez la version T-shirt ou pin’s. A Caminito, ça va même vous coûter un max. Laissez discrètement l’étiquette sur l’objet et vous verrez, vous n’aurez pas l’air pingre en rapportant ça chez vous.
Et puis autrement en français, on attend prochainement la parution d’un superbe livre sur cet instrument. Je suis à l’aise pour en parler, ce n’est pas moi qui l’écris ! Son auteur s’en va tout prochainement mettre la dernière main à l’ouvrage là-bas, sur les rives du du Río de la Plata. Alors un peu de patience, que diable ! Et surtout, respectez les musiciens...
Pour en savoir plus sur le bandonéon :
Visiter le site de la famille Arnold (site allemand multilingue)
Visiter le site de la Casa del Bandoneón de Oscar Fischer (bilingue espagnol-anglais)