mercredi 4 novembre 2009

Le petit-fils d’hier s’appelle Martín Amarilla-Molfino et sa grand-mère a été assassinée [Actu]

Conférence de presse d'Abuelas hier après-midi (photo Télam)

Hier, je relayais l’annonce faite par les Grands-Mères de la Place de Mai à Buenos Aires : un enfant volé à ses parents, tous deux disparus sous la dictature militaire, a pu être identifié et mis en relation avec sa famille d’origine.

Dans un premier temps, l’association n’avait pas révélé l’identité du jeune homme, que sa famille ne cherchait d’ailleurs pas, faute d’avoir su, en octobre 1979, lors de l’arrestation de ses parents, que la maman était enceinte. Abuelas a voulu ainsi protéger la rencontre familiale de Martín Amarilla-Molfino avec ses frères et soeurs et ses oncles et tantes du côté paternel comme du côté maternel (une trentaine de personnes est concernée aujourd’hui par ces retrouvailles inouïes).

Hier dans la nuit, la Présidente, elle-même avocate de profession et militante des droits de l’homme, chemin par lequel elle est entrée en politique, a reçu, à la Casa Rosada, le jeune homme et une petite délégation familiale.

Hier, je vous signalais que cette discrétion de Abuelas ne me permettait pas de raconter, comme j’ai l’habitude de le faire dans Barrio de Tango, l’histoire des parents disparus. Mais dans l’après-midi, l’association a tenu une nouvelle conférence de presse, cette fois avec Martín Amarilla-Molfino et sa famille. L’histoire est à présent connue. Et elle est particulièrement terrible...
Martín est le 4ème enfant de Guillermo Amarilla et Marcela Molfino, tous deux militants péronistes du mouvement montonero (un mouvement révolutionnaire de gauche). Ils ont donc été arrêtés en octobre 1979. Marcela était alors enceinte de trois semaines. On ne sait pas ce qu’il est advenu d’eux. Leurs trois enfants ont eux aussi été enlevés, en même temps qu’un de leurs oncles, beau-frère de Guillermo, arrêté avec lui. Seuls les enfants ont été rendus à leur famille, après 15 jours qui ont dû paraître une éternité.

La mère de Marcela a rejoint aussitôt les rangs de Madres de Plaza de Mayo, une association de femmes qui cherchent leurs enfants, arrêtés et disparus sous la Dictature. Le traumatisme de ces disparitions est palpable aujourd’hui encore à travers la société argentine. C’est elle, Noemi Gianetti de Molfino, qui a porté plainte dès 1979 auprès des Nations Unies pour l’enlèvement et la détention arbitraire de son gendre et de sa fille. Elle avait réussi à quitter l’Argentine et s’était réfugiée au Pérou, un refuge fort précaire, étant donné l’entente stratégique et technique qui existaient alors entre les différentes dictatures en place dans toute l’Amérique du Sud. Cette entente dans l’action s’appelait Operación Condor, du nom du rapace à l’immense envergure qui symbolise les pays des Andes. Et en effet, en juin 1980, il y eut à Lima une expédition menée par un commando de l’armée argentine assistés de militaires péruviens contre trois opposants argentins, Noemi Gianetti, María Inés Raverta et Julio Ramírez. Tous trois furent enlevés. On suppose qu’il s’agissait de les rapatrier, probablement via la Bolivie, pour les emprisonner puis les assassiner dans l’une des prisons clandestines du régime. On ne sait pas ce que sont devenus María Inés Raverta et Julio Ramírez. En revanche, un jour de juillet 1980, on a retrouvé le corps sans vie de Noemi Gianetti de Molfino dans un hôtel de Madrid, dans l’Espagne redevenue démocratique.

Si vous vous penchez sur la presse francophone de l’époque, vous verrez qu’on y parle souvent du mouvement des Madres de Plaza de Mayo. Ces femmes avaient gagné l’admiration de l’ensemble des pays démocratiques, particulièrement en Europe, pour leur combat et leur courage. Les deux symboles de leur cause étaient mondialement connus : le port d’un foulard blanc qui leur couvre les cheveux, en fait un lange de bébé, les langes de leurs enfants disparus, et la ronde qu’elles conduisaient tous les jeudis (et qui existe toujours) autour de la Pyramide de Plaza de Mayo, le symbole de la Revolución de Mayo, le nom que les Argentins ont donné à la déclaration d’indépendance du pays, le 25 mai 1810. Les généraux de la Junte, qui les voyaient tourner sous les fenêtres de la Casa Rosada, en brandissant les photos de leurs enfants disparus, les appelaient avec mépris las locas de Plaza de Mayo. Les journalistes francophones, peu au fait des usages lexicaux argentins, traduisirent cette expression par les folles de la place de Mai, croyant ainsi, par anti-phrase, rendre hommage à leur courage et à leur témérité, que plusieurs d’entre elles ont payé de leur vie, comme la grand-mère de Martín Amarilla. Il ne faut jamais parler de ces femmes ainsi : locas dans la bouche des généraux, ça voulait dire putes. Loca, ça a d’abord été un euphémisme pour désigner une prostituée dans la Buenos Aires remplie de maisons de passe du début du 20ème siècle. Et puis l’acception du terme a glissé vers une désignation nettement insultante. C’est dans cette acception-là que les officiers alors au pouvoir employaient le mot.

Outre Noemi Gianetti, il y eut encore d’autres membres de la famille et de l’entourage de Guillermo et Marcela qui furent arrêtés, emprisonnés, torturés. L’oncle maternel de Martín, Miguel Molfino Gianetti, fils de Noemi, qui est interviewé dans l’un des articles de Página/12 aujourd’hui, a été jeté en prison pour de nombreux mois au début de l’année 1979 alors que sa femme, enceinte de 5 mois, attendait leur cinquième fille, qui naquit pendant la détention de son père. Un de ses amis, Juan Schjaer, raconte cette période de leur vie (ils furent prisonniers ensemble), dans un autre très bel article, très émouvant, destiné à souhaiter la bienvenue au nouveau membre de la famille. Juan Schjaer raconte comment Noemi a été arrêtée à Lima, sous les yeux d’un autre de ses fils, Gustavo. Il raconte comment les geôliers ont volé toutes ses photos de famille à Miguel, en 1980, lors d’une fouille de leur cellule dans la prison de La Plata, tant et si bien qu’il n’avait plus de photos de sa propre mère dans sa prison. Il raconte l’émotion ressentie lorsque Miguel samedi dernier lui a annoncé que la famille était convoquée par Abuelas pour une rencontre avec un neveu de 29 ans dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Il ajoute même que Martín a les mêmes lobes d’oreille que ses frères et soeurs et qu’il est supporter (hincha) du club de foot de La Boca, ce qui est, dit-il, au moins aussi important que l’ADN.

Martín est né le 17 mai 1980 à l’hôpital militaire de Campo de Mayo, où les gardiens des centres de torture faisaient souvent accoucher les prisonnières avant de confier le bébé, privé de son identité, à une famille acquise au régime, souvent la famille d’un militaire ou d’un policier, ou, mais ce fut semble-t-il plus rare, à une institution spécialisée, la plupart du temps un orphelinat tenu par des religieuses, qui ne savaient rien de l’origine réelle de l’enfant. En l’occurrence, on confia le nouveau-né à un officier des services d’espionnage. A quinze ans, il a commencé à chercher des photos de sa mère enceinte et n’en a pas trouvé. Puis il a examiné d’un peu plus près les extraits de naissance. Il s’est rendu compte que celle qui était officiellement sa mère avait plus de 50 ans au moment de sa naissance. Ses questions se sont transformées en doutes sérieux à la mort de son père adoptif, un alcoolique très peu présent à la maison. La mère l’a toujours entouré de beaucoup d’affection. Elle l’a même encouragé à sa façon dans sa quête d’identité, puisqu’elle l’appelait toujours à venir regarder la télévision avec elle à chaque fois qu’Abuelas tenait une conférence de presse sur une identification mais il ne sait pas si de la part de cette femme, c’était là la manifestation d’un déséquilibre psychique ou une aide pour qu’il finisse un jour par retrouver son identité réelle (1).

Aujourd’hui, c’est Página/12 qui fournit, comme souvent dans ces cas-là, le dossier le plus épais sur l’affaire dans son édition de ce matin mais c’est toute la presse qui lui emboîte le pas, jusqu’à Montevideo où le quotidien La República publie un entrefilet sur l’identification de Martín Amarilla, tout en se trompant lourdement sur son âge (le journaliste lui a donné 10 ans de plus d’un seul coup d’un seul). Les Uruguayens ont la tête ailleurs en ce moment : ils se demandent qui sera finalement leur futur président de la République...

Pour aller plus loin :
Lire l’article général de Página/12
Lire l’interview de Miguel Molfino Gianetti dans Página/12
Lire l’article sur la mort de Noemi Gianetti de Molfino, militante de Madres de Plaza de Mayo, dans Página/12
Lire le billet d’émotion de Juan Schjaer, toujours dans Página/12
Lire l’article de Clarín
Lire l’article de La Nación
Lire l’article de La Prensa
Lire l’article de Crítica de la Argentina
Lire l’article du quotidien uruguayen La República.

Pour en savoir plus (en français) :
Dans Barrio de Tango, tous les articles (y compris celui-ci et celui d’hier) sur le combat de l’association des Grands-Mères de la Place de Mai sont regroupés sous le mot clé Abuelas, tous les articles (y compris celui-ci) consacrés au combat des deux associations issues du mouvement Madres de Plaza de Mayo sont regroupés sous le mot-clé Madres, dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, placé sous le titre, en haut de l’article. Tous les articles sur les questions de droits de l’homme sont regroupés sous le mot-clé JDH et sous le raccourci Justice et Droits de l’homme, dans la Colonne de droite, rubrique Quelques rubriques thématiques.

Pour en savoir plus (en espagnol) :
Visiter les sites des associations Abuelas de Plaza de Mayo, Madres de Plaza de Mayo et Madres de Plaza de Mayo linea fundadora dont vous trouverez les liens dans la Colonne de droite, rubrique Cambalache (casi ordenado), dans la section Droits de l’Homme (en partie basse, celle consacrée aux liens externes).

(1) Les parents adoptifs des enfants volés, s’ils savent que leur enfant est un enfant volé, ne le leur disent jamais clairement. Ils sont en effet passibles de poursuites pénales et risquent de lourdes peines d’incarcération pour falsification d’identité et recel de mineur. Donc, même avec la meilleure volonté du monde, et c’est parfois le cas des mères adoptive qui n’étaient que les épouses soumises des sbires de la dictature, ils ne parlent pas.