Estela de Carlotto est la très dynamique et très combative présidente de l’Association des droits de l’homme Abuelas de Plaza de Mayo.
Pour ceux qui l’ignoreraient (il y a beaucoup de gens dans ce cas en Europe), Abuelas de Plaza de Mayo (Grand-Mères de la Place de Mai) recherchent les enfants des opposants à la dictature militaire de 1976-1983, arrêtés arbitrairement et presque tous disparus ensuite (1) et dont les enfants, alors en bas-âge, voire encore à naître, ont été volés à leur famille biologique pour être confiés, sous une fausse identité, la plupart du temps (2) à des familles affidées du régime, soit parce qu’elles étaient en mal d’enfant soit plus sordidement encore pour y être élevés dans l’idéologie politique du gouvernement de l’époque, parfois dans un véritable climat de terreur domestique. Ces femmes ont choisi comme symbole de leur combat un lieu emblématique de Buenos Aires, la place qui symbolise la souveraineté de la Nation argentine, alors que la Dictature militaire était un régime à la solde des Etats-Unis, mis en place par les Etats-Unis, soutenu par les Etats-Unis et veillant aux intérêts des Etats-Unis avant de veiller à ceux des Argentins.
Dans une interview accordée au quotidien Página/12, Estela de Carlotto explique la nouvelle loi qui permet à la justice argentine de prélever des échantillons pour tests ADN sous différents formes. Cette loi vient d’être adoptée au Sénat (voir mon article à ce sujet). Elle permet des prélèvements autres que par la prise de sang et c’est une loi dont le texte a été rédigé ou en grande partie inspiré au corps législatif argentin par Abuelas, sur impulsion de la présidente de la République et au titre de leur grande expérience dans la recherche d’identité des personnes. Les nouvelles dispositions font que les tests, indispensables pour établir la vérité d’une filiation, pourront s’effectuer sur toute sorte de matériel biologique, sans que la personne dont on cherche à connaître l’identité de naissance n’ait d’autre choix que de se prêter elle-même à la prise de sang (ce qui veut dire se rendre physiquement dans un centre de prélèvement), une obligation que plusieurs jeunes gens n’ont accepté qu’avec réticence, voire ont radicalement refusé : peur de découvrir une histoire qui ne peut être que tragique, peur de faire envoyer leurs parents adoptifs en prison, peur de basculer dans une autre vie, avec une nouvelle famille et une autre origine, etc.
Elisa Carrió, la chef de file d’une coalition politique en pleine déconfiture aujourd’hui, la Coalición Cívica, opposante très virulente au Gouvernement actuel (3), avait prétendu, au début des débats parlementaires sur cette proposition de loi, qu’il s’agissait d’une loi "fasciste", qui rendait la prise de sang "obligatoire" (compulsiva) (4), et qu’il s’agissait d’une "vengeance" contre la présidente du Groupe de presse Clarín, très puissante personnalité des média argentins (un quotidien, une chaîne de télévision, plusieurs magazines, une maison d’édition...), laquelle a adopté deux enfants.
Les propos outranciers de la députée sont donc détricotés par Estela de Carlotto qui rappelle qu’en 2003, dans un cas concret, Elisa Carrió s’était montré ardente partisane de l’obligation de la prise de sang. D’où viendrait ce soudain revirement à 180 degrés ? Mais au-delà de ce conflit tactico-politicien, l’article est aussi intéressant pour les notions fondamentales de droit que Estela de Carlotto est obligée de rappeler.
Elle rappelle par exemple et avec insistance que dans le cas de l’Argentine, avec ce lourd passé dictatorial et toutes ces disparitions forcées d’il y a à peine une trentaine d’années, la justice n’a pas le droit de laisser au libre arbitre des individus le choix de faire ou non aboutir une enquête sur l’identité réelle d’une personne. La militante des droits de l’homme répond ainsi à des opposants à la nouvelle loi qui estiment que si tel(le) ou tel(le) jeune homme ou jeune fille ne veut pas savoir qui sont ses parents biologiques, il ou elle en a bien le droit et doit être laissé(e) tranquille. Comme si on avait affaire à un enfant né sous X, comme c’est le cas chez nous, qui peut choisir de rechercher ses parents ou ne pas s’en préoccuper. Non, répond la présidente de Abuelas, le rétablissement de l’identité réelle concerne la personne à l’identité douteuse mais aussi toute une famille (celle des parents disparus) et bien au-delà, cela concerne toute la société qui n’a pas le droit d’entériner le fait accompli, ce qui serait donné la préséance à la force sur le loi et c’est précisément le contraire du droit.
Estela de Carlotto doit aller jusqu’à mettre en lumière la perversion qui se cache derrière ce "laissez-les tranquilles" lorsque d’aucuns prétendent vouloir ainsi protéger la "sérénité d’une famille". Or la famille qu’ils désignent, c’est la famille adoptante, sur base de déclarations d’identité falsifiés (famille ou au moins père et mère adoptants, qui, dans l’immense majorité des cas, savaient pertinemment que l’enfant était celui d’une opposante arrêtée arbitrairement). Estela de Carlotto, pour être bien comprise, les désigne alors comme "les voleurs" (los ladrones). C’est que pour certains de ceux qui s’opposent à ces nouvelles dispositions du Code pénal argentine, il est plus important de préserver les recéleurs d’enfant que de rendre justice à une famille qui a subi, pour des raisons politiques, l’un des plus graves dénis des droits de l’homme.
La Présidente de Abuelas combat aussi un autre argument, qui circulent dans les médias et avec lequel d’aucuns tentent de circonvenir l’opinion publique. Certains en effet laissent entendre que la Banque de Données génétiques étant [devenue] un institut national (5), le droit fondamental n’est plus respecté dans les prétoires argentins puisque l’Etat devient juge et partie dans les procès : juge parce que c’est lui (à travers la Banque des Données génétiques) qui effectue les tests ADN (on confond le rôle d’expert et celui de juge) et partie puisque l’Etat se porterait partie civile (querellante) dans ces mêmes procès. Ce qui revient à confondre sans doute intentionnellement le rôle juridique de la partie civile (6) et du Ministère public, à savoir l’Etat en tant qu’il poursuit les infractions à la législation dont il est le garant du respect, et qui aboutit à délégitimer l’Etat qui se tournerait alors contre ses propres serviteurs et serait pris en flagrant délit de contradiction (pour la Junte un jour, contre le lendemain, ce qui fait fi d’un fait essentiel : la junte n’était pas un gouvernement constitutionnel).
A la fin de l’entrevue, Estela de Carlotto explique aussi les difficultés structurelles que les enquêteurs et les associations rencontrent pour utiliser les archives de la dictature, éparpillées de manière anarchique dans des commissariats et des casernes, ce qui en fait un véritable puzzle, plus de 25 ans après le retour à la démocratie dans un pays où les notions de droit sont encore assez floues pour que des démagogues de tout poil puissent embrouiller ainsi l’opinion publique, avec des mensonges grossiers...
Pour aller plus loin :
Lire l’article de Página/12
Visiter le site de Abuelas de Plaza de Mayo. Vous trouverez le lien dans la rubrique Cambalache (casi ordenado), dans la Colonne de droite (partie basse, celle des liens externes).
Lire l’article de Página/12
Visiter le site de Abuelas de Plaza de Mayo. Vous trouverez le lien dans la rubrique Cambalache (casi ordenado), dans la Colonne de droite (partie basse, celle des liens externes).
Vous pouvez également vous référer au texte de la loi sur le site de l'agence de presse argentine Telam qui l'a publié dans son intégralité (voir l'article sous le lien).
Pour en savoir plus :
Vous pouvez accéder à l’ensemble des articles publiés dans Barrio de Tango sur les activités de Abuelas en cliquant sur ce nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search (ci-dessus) ou sur le raccourci Justice et droits de l’homme, qui rassemble plus largement les articles relatifs à ces questions et à l’action de l’ensemble des ONG spécialisées (rubrique Quelques rubriques thématiques, dans la Colonne de droite, partie supérieure).
Vous pouvez accéder à l’ensemble des articles publiés dans Barrio de Tango sur les activités de Abuelas en cliquant sur ce nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search (ci-dessus) ou sur le raccourci Justice et droits de l’homme, qui rassemble plus largement les articles relatifs à ces questions et à l’action de l’ensemble des ONG spécialisées (rubrique Quelques rubriques thématiques, dans la Colonne de droite, partie supérieure).
(1) Pour quelques uns d’entre eux, on sait où, quand et comment ils sont morts. Mais c’est une toute petite minorité. Pour la plupart des disparus, on ne dispose que de quelques indications et bien souvent on n’a, pour attester de leur mort, que leur épouvantable silence depuis plus de 30 ans. De très nombreux opposants ont en effet été jetés à la mer ou au fleuve, dûment drogués au préalable ou gravement blessés ou déjà assassinés. La plupart du temps non pas depuis des bateaux mais depuis des avions.
Dans de très rares cas de figure, une maman a accouché en prison, elle a survécu (ce qui est rare) et peut donc aujourd’hui encore chercher son enfant. Parfois aussi cette maman a vu mourir son bébé au cours de sa détention.
(2) Quelques uns de ces nouveaux-nés ont en effet été confiés à des orphelinats comme enfants abandonnés. Il n’y avait pas vraiment un plan général superbement organisé, chaque petit chefaillon d’un centre de détention et de torture se débrouillait entre des consignes générales et le contexte du lieu et du moment, les uns de manière particulièrement intelligente et perverse, les autres avec une stupidité insigne. Les enfants laissés dans des orphelinats ont alors pu être adoptés par une famille de bonne foi, authentiquement aimante. Mais cela reste assez exceptionnel si l’on regarde la situation de la centaine d’enfants qui, à ce jour, a pu être identifiée.
(3) Son opposition se manifeste par des attitudes si excessives que plusieurs formations politiques, comme GEN, animé par la sociale-démocrate Margarita Stolbizer, ont presque consommé désormais leur rupture avec Coalición Cívica.
(4) un anglicisme hispanisé : compulsory (obligatoire) en anglais. La prise de sang n’est donc pas devenue obligatoire puisqu’il y a au contraire des alternatives dont l’existence s’impose au juge. Les magistrats ne pourront plus dire qu’ils ne font rien parce que la personne s’oppose à la prise de sang. Alors que jusqu’à présent, ils pouvaient s’abriter derrière cette opposition pour laisser le dossier dormir sans rien faire. Il y a quelques jours, lorsqu’un nouveau jeune homme a pu être identifié comme le fils d’un couple de militants révolutionnaires disparus, les petits-enfants déjà identifiés avaient adressé une pétition aux parlementaires pour leur demander de voter la nouvelle loi.
Dans un autre ordre d’idées, il faut savoir que les Argentins usent et abusent de l’adjectif fasciste. Dans leur bouche, est fasciste tout ce qui n’est pas démocratique. Les Argentins n’ont jamais connu le fascisme sur leur sol. En revanche, ils ont connu des tas de régimes autoritaires et policiers, corrompus de surcroît, qu’ils assimilent au fascisme. Mais ils n’ont jamais subi l’idéologie de l’homme nouveau et l’impossibilité d’échapper, du berceau à la tombe, à l’emprise du parti unique, les deux caractéristiques des régimes totalitaires que nous avons connus en Europe.
(5) La Banque des Données Génétiques a toujours été du ressort de l’Etat. Elle a toujours été une institution nationale. C’est donc de la désinformation que de faire circuler l’idée que quelque chose a fondamentalement changé sur ce point depuis le vote du Sénat. La Banque a juste changé de tutelle. Elle ne dépend plus de deux ministères comme auparavant, dont la Justice. Elle est maintenant placée dans l’orbite du seul Ministère des Sciences et Technologies, qui garantit l’autonomie opérationnelle de la direction de la Banque.
(6) qui peut être celui de la famille des parents disparus, l’association Abuelas et même, dans certains cas, le jeune homme ou la jeune fille dont l’identité a(urait) été falsifiée.