samedi 10 avril 2010

Ignacio Corsini au programme de France Musique samedi prochain [ici]

C'est à un chanteur argentin, né en Sardaigne en 1891, Ignacio Corsini, que Jean-Louis Mingalon consacrera samedi prochain, le 17 avril, la chronique de 20 minutes qu'il tient environ une fois par mois, vers 11h30, à la fin de l'émission de Benoît Duteurtre, Etonnez-moi Benoît, sur France Musique -tous les samedis matin, de 10h30 à 11h55).

Ignacio Corsini était un chanteur et un comédien. Il excellait dans les rôles de jeune premier d'un genre typique de la Buenos Aires du début du 20ème siècle : le sainete porteño, un théâtre populaire qui parlait à ce peuple d'immigrants de sa vie quotidienne, de ses passions (foot, jeu, courses...), de ses rêves, rêves de gloire, d'amour partagé et de fortune faite (lire mon article du 9 mars 2009 sur l'hommage récent rendu à Buenos Aires aux grands maîtres de ce théâtre et celui du 28 décembre 2009 consacré à la réédition d'oeuvres choisies du dramaturge et poète Alberto Vaccarezza).

Ignacio Corsini était le chanteur préféré du poète Homero Manzi. Il était aussi un contemporain très exact de Carlos Gardel (11 décembre 1890- 24 juin 1935). Ignacio était donc né en Sardaigne, dans la région de Catane, d'un père qu'il n'a pas connu, le 13 février 1891, et d'une mère qui a fini par l'emmener à l'âge de cinq ans dans la lointaine Argentine. Il est décédé, d'une manière moins tragique que Gardel, le 26 juillet 1967, à Buenos Aires.

A l'inverse de Gardel, Corsini a passé une bonne partie de son enfance à la campagne, au fin fond de la Province de Buenos Aires où il s'est imprégné de la culture et de la musique des gauchos et des payadores qui continuaient encore à parcourir ces campagnes où ils jouaient les gazettes ambulantes. A l'instar de Gardel, il est ce qu'on appelle un cantor criollo : il chante seul en s'accompagnant à la guitare et le succès venant, il chante seul accompagné d'un groupe de guitaristes, comme le fait Nelly Omar aujourd'hui, Nelly Omar à qui était consacrée le précédente chronique de Jean-Louis sur France Musique (lire mon article du 4 mars 2010 sur cette précédente édition). Si c'est à Gardel qu'on doit l'existence du chanteur de tango, qu'il devint en adoptant, à la demande de Pascual Contursi, le premier tango-canción, qui fut Mi noche triste, en 1916, il y eut très vite de nombreux cantores criollos qui ont tous été éclipsés par la gloire mythique de Gardel. Et parmi eux, il y eut Ignacio Corsini et Agustín Magaldi. Tant et si bien qu'on peut dire qu'à eux trois, ils ont ouvert et rendu possible la première étape de l'histoire du chant dans le tango (1).

Ignacio Corsini est un chanteur qu'on écoute peu à présent. Il est pourtant un témoin très important d'une étape cruciale dans l'histoire du tango. Il est l'un de ces artistes qui font le lien entre le style des payadores et cette partie de leur art qui a donné naissance au tango, tel que nous le connaissons aujourd'hui. Sa manière de chanter, de placer sa voix et de moduler les phrases, nous est donc peu familière mais elle est dans la droite ligne d'une tradition esthétique très typiquement rioplatense et dont Carlos Gardel s'est progressivement éloigné (et nous a éloignés) lorsqu'il a introduit des techniques vocales venues du Bel Canto dans sa façon de chanter.

C'est à Ignacio Corsini que l'on doit le succès du tango Caminito. Le compositeur Juan de Dios Filiberto avait cédé l'oeuvre en exclusivité à Carlos Gardel pour que celui-ci l'enregistre. Ce qui fut fait. Sans que le succès ne vienne couronner cet enregistrement. Et voilà qu'un jour d'été, sur une scène de théâtre en plein air, dans un sainete, Ignacio Corsini se met à le chanter. Et là, c'est le succès... Beau joueur, Carlos Gardel, qui avait d'excellentes relations avec "El Tano", Corsini l'Italien, lui ouvrit aussitôt, avec sa générosité légendaire, ses droits d'exclusivité.

Ignacio Corsini s'est aussi impliqué dans la vie politique argentine. En 1925, lors de la seconde campagne présidentielle de Hipólito Yrigoyen (1852-1933), il a chanté un tango en l'honneur du candidat, un tango diffusé dans tous les meetings. Et Hipólito Yrigoyen, le leader de la gauche radicale, fut élu cette année-là, pour un mandat qui fut interrompu le 6 septembre 1930 par le premier coup d'Etat de l'Argentine constitutionnelle (début de la Década Infame).

Ignacio Corsini fut aussi l'un de ces artistes des années 20 et 30 qui firent revivre la mémoire de l'Argentine métissée du temps de Juan Manuel de Rosas (1793-1877). Avec le poète Héctor Pedro Blomberg et le guitariste Enrique Maciel, fils d'un noir nord-américain, il fit toute une série de tangos, valses et milongas, qui est connue sous le nom de Ciclo Federal et qui compte des titres remarquables et très célèbres, comme La Pulpería de Santa Lucía, La Mazorquera de Monserrat, Los Jasmines de San Ignacio, La Guitarrera de San Nicolás, El Triunfo de Rosas, La Parda Balcarce... A travers El adiós de Gabino Ezeiza, il rendit aussi hommage à ce grand payador noir que fut Gabino Ezeiza (1858-1916), et qui mourut le jour où Hipólito Yrigoyen prêtait le serment présidentiel de son premier mandat, le jour où prenait ses fonctions le tout premier président argentin élu au suffrage universel et à bulletin secret, qui était aussi le premier homme de gauche à entrer à la Casa Rosada, lui, un descendant d'un mazorquero, un certain Alen qui avait été pendu en 1854 pour son appartenance à la Mazorca et sa fidélité à Juan Manuel de Rosas, vaincu et exilé en 1852 (2).

De Homero Manzi, qui l'admirait tant, Ignacio Corsini a chanté et enregistré plusieurs oeuvres, dont Betinotti, l'hommage de Manzi à un autre payador, José Betinotti (1878-1915), et Milonga triste, elle aussi dans la veine post-romantique et mélancolique caractéristique de José Betinotti.

Ignacio Corsini a son volume à lui de la collection Historia del Tango, aux Editions Corregidor, à Buenos Aires. C'est le numéro 10 (première réimpression en 1998).
Un admirateur du chanteur tient également un blog (entièrement en espagnol) à son sujet : Ignacio Corsini. A découvrir.

N'ayant pas d'informations sur le contenu de la chronique que Jean-Louis a enregistrée, j'ignore et de quoi il parlera dans la carrière et la vie de cet artiste et quels tangos il nous fera entendre. Je ne fais donc que vous annoncer l'émission pour que vous vous teniez prêts samedi, à l'écouter en direct ou à la capter en podcast. Toutes les émissions de France Musique sont podcastables de manière automatique à travers un logiciel approprié, qui peut être iTunes ou n'importe lequel de ses concurrents. L'émission reste téléchargeable sous cette forme en format MP3 pendant une semaine, jusqu'à l'édition suivante, et elle peut être écoutée à la demande pendant le même laps de temps sur la page de l'émission.

D'ici la semaine prochaine, vous pourrez toujours écouter un peu et pré-découvrir cet artiste grâce au site encyclopédique argentin consacré au tango, Todo Tango, sur lequel j'ai sélectionné pour vous deux enregistrements de deux tangos qui font partie de mon anthologie Barrio de Tango (3) : La que murió en París, de Héctor Pedro Blomberg et Enrique Maciel, et Charlemos de Luis Rubistein. Nous avons ainsi un échantillon très représentatif des apports qui ont conflué pour donner naissance au tango, la culture afro-argentine qui précède l'arrivée en masse des Européens à Buenos Aires, l'esthétique populaire italienne dont Corsini, comme Betinotti avant lui, fut un remarquable exemple et l'apport yiddish de Blomberg et de Rubistein (comme de César Tiempo, dont je vous parlais avant-hier à propos de Mosaicos Porteños, de Luis Alposta, sur Noticia Buena).

Ecoutez donc ici La que murió en París (celle qui est morte à Paris) chanté par Ignacio Corsini en 1931 avec ses guitaristes (et remarquez la mention sur la couverture présentée par Todo Tango : otro gran éxito de Ignacio Corsini, autre grand succès d'Ignacio Corsini).
Et ici Charlemos (Bavardons), chanté là encore par Ignacio Corsini en 1941, toujours avec ses guitaristes.

Et pour vous faire une meilleure idée de ce qu'Ignacio Corsini doit aux payadores, voici deux enregistrements, très anciens, de très mauvaise qualité acoustique, des deux grands qui l'ont tant marqué :

ici José Betinotti, le plus jeune, chantant sa milonga Obsequio (hommage), sans date et où il s'accompagne lui-même à la guitare (il s'agit d'une milonga lente, une milonga campera, une milonga de payador, avant l'invention par Sebastián Piana et Homero Manzi de la milonga ciudadana, en 1931, avec Milonga sentimental).

Et ici, Gabino Ezeiza, le plus âgé des deux, chantant Saludo a Paysansú, sa letra la plus célèbre, écrite en hommage à une cité uruguayenne, et qui montre l'évolution de la payada vers le tango, où letra et musique peuvent être disjointes. L'enregistrement date de 1913 et il s'accompagne lui aussi à la guitare.

Enfin, consultez la page de Etonnez-moi Benoît sur le site de France Musique. Ce matin, Benoît Duteurtre avait pour invitée principale de son émission la chanteuse Anne Sylvestre.

(1) Le cantor criollo est le tout premier type de chanteur de tango que l'on connaisse. Il va rencontrer un succès considérable grâce à Carlos Gardel et jusqu'à la mort de celui-ci. Le modèle est toujours vivant, grâce à Nelly Omar mais aussi à des gens comme Dolores Solá qui vient de sortir un disque a la criolla (Salto Mortal, saut périlleux, lire mon article du novembre 2009 à propos de ce disque récent). A partir des années 20, va apparaître un autre type de chanteur, qu'on appelle estribillista, un chanteur qui est embauché par un orchestre typique dans un cabaret pour faire de courtes interventions vocales, en chantant un refrain (estribillo) au milieu d'un morceau largement instrumental. C'est ce que vous entendez dans la plupart des enregistrements des années 30 et 40 des grands orchestres, que ce soit celui de Canaro, de D'Arienzo, de Di Sarli, de Caló, de Lomuto, de Fresedo et j'en passe. Jusqu'à ce qu'arrivent Aníbal Troilo et sa passion pour les beaux textes, pour les letras de poètes authentiques, les letras de Homero Manzi, Enrique Santos Discépolo, Cátulo Castillo, Celedonio Flores, Homero Expósito... et que son modèle fasse peu à peu école dans le monde du tango. Troilo ira même jusqu'à travailler avec Jorge Luis Borges et Horacio Ferrer. Aníbal Troilo invente le chanteur d'orchestre, un musicien parmi les autres, chargé d'une mission particulière : raconter l'histoire au public. Il avait à ce sujet une formule frappante, rapportée par Roberto Goyeneche, à qui, le jour de son embauche, il dit : "toi, ton boulot c'est de raconter l'histoire. Pour ce qui est de chanter, l'orchestre s'en occupe". Et puis, après la chute de Perón en septembre 1955 et l'arrivée au pouvoir de politiciens pro-Etats-Unis et passablement puritains, la fin des cabarets puis l'arrivée de la télévision vont faire surgir, dans les années 60, un autre type de chanteur : le soliste. Comme Alberto Castillo, comme Julio Sosa, comme Goyeneche lui-même lorsqu'il quitta Troilo en 1966. Le soliste, accompagné par une petite poignée d'instrumentistes ou un seul pianiste, s'adapte bien aux scènes exiguës des tanguerías comme El Viejo Almacén ou El Caño 14 et aux studios de télévision. Et à la fin des années 80, apparaîtra finalement un artiste complet, qu'on appellera cantautor, chanteur mais aussi auteur et compositeur, qui se met à interpréter lui-même ses propres créations, faute d'un environnement porteur (le tango peinait à sortir d'une longue léthargie qui avait commencé dans les années 60 et ne prit vraiment fin qu'au débouché des années 90, il y a 20 ans).
(2) Sur ces questions complexes de courants politiques dans l'histoire de l'Argentine, vous trouverez des informations dans mon anthologie Barrio de Tango mais aussi et avant cela même, dans l'article que j'ai consacré dans ce blog aux grandes étapes de l'histoire de cette région du monde, sous le titre Vademecum historique, dont le lien se trouve dans la rubrique Petites chronologies, dans la partie médiane de la Colonne de droite (sur fond blanc).
(3) Parution aux éditions du Jasmin, dans la deuxième quinzaine d'avril.