dimanche 18 avril 2010

La Suisse CEPEC s'appuie sur la Academia Nacional del Tango pour former ses étudiants au tango [à l'affiche]

Affiche diffusée par la Academia Nacional del Tango

La Suisse dont il s'agit ici n'est pas la Confédération Helvétique dont je salue les habitants, essentiellement romands mais parfois aussi alémaniques, qui viennent visiter régulièrement Barrio de Tango. La Suisse est un institut privé de formation supérieure spécialisé dans les métiers du tourisme, de la restauration et de l'hôtellerie, très réputé à Buenos Aires. La Suisse propose en particulier une formation supérieure pour les guides touristiques professionnels, qui portent le titre officiel de Guía de Turismo e Intérprete del Patrimonio Cultural y Natural. Cette école supérieure a conclu un partenariat avec la Academia Nacional del Tango pour proposer une formation (catedra) professionnalisante sur la culture du tango.

Le lancement de ce cursus de formation professionnelle supérieure aura lieu à la Esquina Carlos Gardel, demain, lundi 19 avril 2010, à 12h30.

Le programme pédagogique affiché par La Suisse est très ambitieux et couvre un champ particulièrement complet et exigeant de la matière : il est présenté en détail sur le site de La Suisse Cepec, que je vous invite à consulter. Il s'agit donc de donner aux étudiants, qui seront les acteurs qualifiés du secteur touristique de Buenos Aires et de la Province, une connaissance solide du tango (qui, pour l'heure, fait encore défaut dans le secteur).

Le cursus propose 5 niveaux différents de formation :

- un choix de cours pour le grand public pour auditeurs libres,

- sept séminaires de culture tanguera, dont le premier, Historia social del Tango est confié à Alejandro Molinari, de la Academia Nacional del Tango,

- un cursus qualifiant (capacitación) destiné aux futurs ou actuels guides touristiques professionnels, qui devront, pour recevoir l'attestation de formation conjointe de La Suisse et de l'ANT, suivre 3 séminaires parmi les 4 proposés ainsi que l'un des 4 cours (cursos) retenus pour ce niveau,

- une maîtrise (magisterio) de tango (formation diplômante), pour laquelle les étudiants devront avoir suivi 4 des sept séminaires proposés, dont obligatoirement celui sur l'histoire sociale du tango ou celui sur l'histoire générale du tango, et 4 des 12 cours proposés

- et enfin une école de tango danse, animée par les professeurs de tango qui exercent à la Academia Nacional del Tango, et où il sera proposé aux étudiants de s'initier à la danse pour que les guides touristiques sachent au moins se débrouiller sur la piste (1) et puissent faire bonne figure avec les touristes qu'ils accompagneront, ce qui va dans le même sens que ce qu'annonçait Hernán Lombardi, le Ministre de la Culture et du Tourisme de Buenos Aires, lorsqu'il inaugurait, chez Mora Godoy, l'année dernière, le futur Ballet-Escuela de Tango de Buenos Aires (2) : il est nécessaire d'élever le niveau technique et esthétique du tango-danse dans la ville de Buenos Aires, notamment après l'inscription du tango au Patrimoine de l'Humanité (3).

Bien entendu, cette initiative, venant tant d'une école privée comme La Suisse que d'une institution officielle comme la Academia Nacional del Tango, ne manquera pas de faire hurler une certaine gauche tanguera et portègne, celle-là même qui conteste précisément l'inscription du tango au patrimoine de l'humanité de l'UNESCO, parce que celle-ci ne répondrait qu'à une seule finalité, l'exploitation touristique du tango (4).

Le lieu de cette présentation est symbolique : la Esquina Carlos Gardel se situe à deux pas du bâtiment de l'Abasto, lieu touristique s'il en est à Buenos Aires, l'ancienne halle centrale aux fruits et légumes qui a donné son nom (Abasto = les halles) à un coin de la capitale qui chevauche les quartiers de Balvanera, Almagro (au sud) et Recoleta et Palermo (au nord). C'est dans ce quartier que Carlos Gardel a vécu toute son enfance et une bonne partie de sa vie d'adulte. Et c'est dans cette bâtisse qu'occupe aujourd'hui la Esquina Carlos Gardel que le grand artiste a fait ses débuts comme chanteur. C'était alors une gargotte, le bar Cuatro Chanta, fréquentée par les forts des halles qui travaillaient à côté. Il y imitait les chanteurs lyriques du Teatro Colón, qu'il observait souvent le soir, car au milieu de mille métiers peu qualifiés, il aidait les machinistes et assurait la claque dans la salle quand le besoin s'en faisait sentir. En paiement de son numéro d'imitation, le patron du Chanta Cuatro, que Gardel aimait comme un père de substitution, lui offrait un repas gratuit. A l'époque, Gardel était un jeune homme obèse qui pesait 120 kg... (5)

A Buenos Aires, la Esquina Carlos Gardel est aujourd'hui un cena-show (6), un de ces lieux emblématiques et luxueux de l'exploitation commerciale du tourisme et du tango pour touristes (le tango for export) et cela se voit du premier coup d'oeil sur la page d'accueil de son site (en anglais). Le danseur Juan Carlos Copes s'y produit très régulièrement, malgré ses 80 printemps, et la danseuse Dolores de Amo en est la chorégraphe attitrée. Contrairement à la maison soeur, la Esquina Homero Manzi, qui se trouve dans le quartier de Boedo, la Esquina Carlos Gardel n'est plus un café fréquenté le jour par les Portègnes. L'établissement de l'Abasto ne propose que des spectacles avec repas et n'accueille que des touristes et des manifestations de prestige.

Ce sera le cas lundi midi.

La Suisse, qui est à Buenos Aires ce que les grandes écoles de commerce sont en Europe, va sortir ses plus beaux atours pour se lancer dans un projet de tourisme durable à haute valeur culturelle ajoutée...

Acceptons-en l'augure !

Pour en savoir plus :
Visitez le site de La Suisse CEPEC
Visitez le site de la Esquina Carlos Gardel
Le site de la Academia Nacional del Tango se trouve dans la Colonne de droite (partie basse, sur fond blanc), dans la rubrique Les Institutions.
Pour accéder aux autres articles publiés dans Barrio de Tango sur les activités de la Academia, cliquez sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.

(1) Aussi curieux que cela puisse nous paraître à nous autres Européens, pour qui le tango est essentiellement une danse, ce en quoi nous nous trompons du tout au tout, beaucoup d'Argentins et même de Portègnes sont incapables de faire un seul pas sur une piste de tango. Et le niveau que montrent les premières épreuves du Mundial de Tango dans la catégorie Tango Salón l'indique assez bien : ce n'est pas brillant. Or parmi les candidats, il y a une majorité d'Argentins. En fait, si le style dansé de l'Argentin lambda est différent de celui (ou de ceux) de l'Européen, le niveau technique de l'un est assez proche du niveau technique de l'autre. C'est au-delà de cette moyenne que la différence éclate à l'oeil nu.
(2) A ce propos, lire
mon article du 30 octobre 2009 sur le lancement du Ballet-Escuela de Tango de Buenos Aires.
(3) Et il faut avouer que ce que l'on voit, surtout dans les lieux de Buenos Aires qui sont connus et fréquentés par les touristes, est assez souvent déplorable, comme aux premières phases du Mundial de Tango, mais en pire. C'est laid, c'est techniquement faiblard, c'est souvent du niveau des débutants ici en Europe. En fait, en ce qui concerne le tango danse, n'importe qui se donne en spectacle dans la rue (en spectacle au chapeau), voire dans les cafés, en spectacle payant et c'est pire, en se faisant passer pour danseur de tango. Et la plupart des touristes n'y voient que du feu...
Sur l'inscription du tango au Patrimoine de l'Humanité, lire
mon article du 30 septembre 2009.
(4) J'ai peur qu'en cela cette gauche, qui se veut populaire, progressiste et anti-capitaliste, ne fasse finalement que figer la situation présente et empêcher le développement de la culture, qui ne peut exister, me semble-t-il, sans un développement économique qui ne peut, à son tour, se passer de rentabilité, de productivité et de profit.
Sur ce thème ultra-polémique du bien fondé ou non de l'inscription du tango au Patrimoine de l'Humanité et de l'exploitation commerciale du genre qui en serait la finalité cachée, vous pouvez vous reporter à mes autres articles, notamment celui que j'ai consacré à une table-ronde du récent 1er Festival du Tango Indépendant.
L'ensemble des articles sur ce sujet est rassemblé sous le mot-clé TPH (pour Tango Patrimoine Humanité) dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, situé sous le titre de chaque article.
A lire tout particulièrement l'article du 6 mars 2010 sur l'interview accordée par Juan José Mosalini à Página/12 et celui du 20 février 2010 sur l'interview croisée de Guillermo Fernández, Adriana Varela et Mora Godoy en février, dans le même quotidien.
(5) Carlos Gardel n'est venu qu'assez tard au tango, en 1916 seulement, à l'âge de 26 ans, lorsque Pascual Contursi est venu le trouver pour lui proposer la letra qu'il avait écrite sur la mélodie de Lita, un tango instrumental du pianiste Samuel Castriota, qu'il n'avait pas consulté avant de coller sur cette partition son histoire, fort émouvante et éminemment triste, d'un jeune ouvrier que sa bien-aimée a quitté pour un plus riche. En 1916, Carlos Gardel était un interprète et un auteur-compositeur à succès de folklore pampero et non pas de tango (le tango de qualité n'existait pas encore vraiment). Il se produisait tous les soirs devant le public huppé du restaurant El Armenonville dans le quartier de Palermo (1910-1920). Que Gardel adoptât Mi noche triste, la version chantée de Lita, et c'était sans doute pour Pascual Contursi l'assurance que Castriota se calme et abandonne ses menaces de poursuite judiciaire. Et Gardel accepta. Il enregistra même ce tango en 1917. Quelques mois plus tard, il avait abandonné le folklore pour se consacrer au tango. On peut dire de lui qu'il a inventé ce qui allait devenir le tango-canción, grâce à son choix pertinent des meilleurs poètes populaires de son temps, comme Celedonio Flores, dont il adopta très vite le premier poème publié, Por la pinta, qu'il rebaptisa Margot, Enrique Cadícamo, Homero Manzi, Enrique Santos Discépolo et plus tard, Alfredo Le Pera (pour lire mes articles liés à ces poètes, cliquez sur les raccourcis à leurs noms situés dans la rubrique Vecinos del Barrio, section Toujours là, dans la partie haute de la Colonne de droite, sur fond gris).
(6) Il y a donc deux manières de donner un sens cette nouvelle initiative selon qu'on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide. La vision pessimiste sera celle de la gauche militante qui voit la main du capitalisme et de l'exploitation commerciale partout et pensera que cette initiative sert les intérêts de Mauricio Macri, l'actuel chef (libéral) du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, et de ses pairs, chefs d'entreprise comme lui. La vision optimiste soulignera qu'il s'agit d'élever le niveau culturel des professionnels au service des touristes et donc d'affiner et d'améliorer à terme la perception que ceux-ci pourront avoir sur place de la réalité du tango.
A titre personnel, le contenu très approfondi et solide du programme détaillé sur le site de La Suisse (qui reprend rubrique par rubrique le programme de culture générale dispensé à la Academia Nacional del Tango, au grand public et aux artistes professionnels) me fait pencher du côté de l'optimisme, même si je suis sans illusion sur le peu d'authenticité que conserveront longtemps encore les spectacles vendus (à prix prohibitifs) dans les cena-shows de Buenos Aires.
De l'exploitation touristique de mauvaise qualité culturelle, il y en aura toujours et partout. Il y en a en Grèce à côté des plus beaux sites antiques. Il y en a en Italie dans les hauts-lieux de l'histoire romaine et italienne. Il y en a à Paris juste à côté du Louvre et de Notre-Dame. Il y en avait dans la Cour des Gentils du Temple de Jérusalem, au 1er siècle ! Il n'y a donc aucune raison que Buenos Aires et le tango échappent au sort commun. Ceci étant concédé à la vulgarité qui plaît à une partie du genre humain, l'histoire montre que partout et en tout temps, l'école, l'Université et la formation professionnelle ont toujours permis à un pays, une région ou une ville d'élever le niveau culturel et intellectuel général de sa population et d'améliorer ainsi, parfois à un rythme rapide, la qualité des activités économiques, celle du secteur touristique incluses, et que tout le monde y gagne, les professionnels et les clients, y compris quand ils sont étrangers de passage. A Paris même, le secteur touristique a même fini par se mettre à l'anglais, en commençant par les couches économiques supérieures (palaces et magasins de luxe) et en descendant peu à peu vers des couches de plus en plus populaires, jusqu'à arriver récemment dans plusieurs stations de métro, où il y a encore quelques années, il n'était pas même pas imaginable qu'un guichetier ou un contrôleur parle un seul mot d'anglais !