A la fin de la semaine dernière, la Cour de Cassation, en l’une de ses chambres pénales, s’est prononcé sur un nouveau recours tenté par les avocats des enfants Noble (ou se présentant comme tels) destiné à retarder la comparaison des ADN de Marcela et Felipe Noble Herrera, les enfants adoptifs de la patronne du quotidien Clarín, avec les ADN de parents en recherche de leurs enfants nés pendant la Dictature et dont on ne sait ce qu’ils sont devenus.
Les actes d’adoption de la fille comme du fils, établis respectivement en mai et en juillet 1976, sont entachés de graves soupçons : les vices de procédure, les faux témoignages, les fausses déclarations de domicile abondent dans les deux dossiers, ce qui a déjà valu à Madame Herrera de Noble, la mère adoptive, un bref séjour en prison préventive et a coûté sa place au juge qui avait osé la faire mettre sous écrou en 2002. Il est d’autre part établi que la juge (aujourd’hui décédée) qui a prononcé les deux adoptions et qui était compétente pour le département de San Isidro où Ernestina Herrera n’avait pas sa résidence principale en 1976, est aussi celle qui a procédé à une autre adoption en avril 1977, celle d’un petit bébé de 3 mois que l’on a identifié dès 1984 comme un enfant de disparus.
Le recours des avocats a été rejeté par les trois juges, pour un vice de forme dont l’énormité surprend : le recours en cassation n’a pas été signé par les parties présentées comme demanderesses, à savoir Marcela et Felipe Noble. Les juges ont donc donné raison à l’association des Grands-mères de la Place de Mai (Abuelas de Plaza de Mayo) qui s’était portée partie civile (ou l’équivalent) dans cet acte de procédure, pour avoir accès au dossier et faire valoir son analyse de la situation.
L’arrêt de la Cour de Cassation va même plus loin puisqu’il ordonne au magistrat en charge du dossier de faire procéder le plus rapidement possible aux comparaisons entre les échantillons recueillis et les données génétiques déposées par les familles à la Banque nationale des Données Génétiques, qui a, depuis quelques mois la charge exclusive de procéder aux analyses et aux comparaisons à des fins judiciaires d’établissement de la filiation (lire mon article du 19 novembre 2009 sur cette modification du code de procédure argentin). L’arrêt fait aussi ouvrir une enquête disciplinaire et administrative au Barreau contre les avocats qui ont déposé le recours vicié pour déterminer s’ils étaient bien mandatés par les enfants Noble et non pas par leur mère ou par quelque autre partie, dont l’identité ne serait pas apparente. Une telle substitution de mandant pourrait expliquer le défaut de signature au pied de la requête et indiquerait que le frère et la soeur ne seraient pas si désireux qu’il y paraît d’entraver leur propre procédure d’identification.
Cela fait des années qu’Abuelas de Plaza de Mayo réclame que la lumière soit faite sur l’identité généalogique de cet homme et de cette femme, dont il y a de fortes probabilités qu’ils soient bien fils et fille de disparus. Les adoptions douteuses à cette époque-là ont rarement une autre motivation que de dissimuler la véritable identité des jeunes enfants donnés en adoption. Néanmoins, et bien que Madame Herrera, quelques jours après sa sortie de prison en 2002, ait soutenu avoir toujours envisagé avec ses enfants cette possibilité, il semble bien que toute la famille se soit acharnée à éviter que l’identité réelle soit établie. Dans ce cas, on peut se demander pour quelle raison ils opposeraient une telle résistance. Au point que Abuelas réclame qu’il soit procédé à d’autres prélèvements, les premiers ayant été obtenus dans des conditions qui n’en garantissent pas la légalité. Or si les prélèvements se révèlent illégaux après la comparaison génétique, la filiation ainsi déterminée pourrait être considérée comme nulle et une nouvelle bataille judiciaire s’engagerait pour plusieurs années, avec des avocats qui n’hésitent pas à faire jouer tous les ressorts de la procédure pour ralentir la marche de la justice.
Un avocat, qui est aussi journaliste et auteur d’une enquête biographique sur Ernestina Herrera, la patronne de Clarín, n’hésitait pas à déclarer à Página/12, quotidien concurrent de Clarín, qu’il espérait bien que le Barreau (el Colegio de Abogados), parvenu au bout de son enquête disciplinaire, retirerait aux avocats, auteurs d’une faute professionnelle gravissime, leur droit d’exercer. Dans le monde judiciaire argentin, les défenseurs des droits de l’homme prônent des solutions radicales qui se comprennent quand on examine la complexité invraisemblablesdes procédures.
Les intérêts en jeu sont multiples : la crédibilité de la magistrature, qui doit s’affranchir de vieilles pratiques séculaires de justice de classe, dure avec les humbles et arrangeante avec les puissants, le respect de la loi et sa légitimation démocratique, le devenir du groupe de presse Clarín, le plus puissant en Argentine aujourd’hui, présent sur tous les médias, de la presse papier à la télévision, l’identité effective de ces deux jeunes gens, le sort judiciaire de leur mère adoptive, selon qu’elle fut ou non de bonne foi en 1976, et enfin, ce n’est pas le moins important, le fait peut-être pour une ou deux familles qui s’interrogent depuis 34 ans, de savoir ce qu’il est advenu d’une petite fille et d’un petit garçon, tous nés au cours du 1er semestre 1976.
Aujourd’hui, Estela de Carlotto, la présidente de Abuelas, a acquis l’intime conviction que les deux jeunes gens sont bel et bien des enfants de disparus. Et il serait donc étonnant que l’association lâche l’affaire si près du but. Les avocats déboutés disposent d’un délai de 10 jours pour se pourvoir en ultime recours devant la Cour Suprême. S’ils se pourvoient, ce qui est quasiment assuré, ils retarderont d’autant les comparaisons d’ADN. Si, à la plus grande surprise de tous, ils s’en abstenaient, les analyses ADN pourraient être effectuées en début de semaine prochaine, dès le délai de pourvoi forclos.
Pour aller plus loin :
Lire l’article de samedi dernier dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 (1) sur la position de Estela de Carlotto dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 sur un documentaire télévisuel sur les recherches menées par les pères de disparus, dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 sur le recours devant le cour de Cassation dans l’affaire Noble du côté de Abuelas dans Clarín
Lire l’article du 23 mars 2010 sur les déclarations des avocats de la famille Noble, sur le site de Clarín.
Et vous aurez ainsi une petite idée de la confusion qui règne dans cette affaire.
Lire l’article de samedi dernier dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 (1) sur la position de Estela de Carlotto dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 sur un documentaire télévisuel sur les recherches menées par les pères de disparus, dans Página/12
Lire l’article du 23 mars 2010 sur le recours devant le cour de Cassation dans l’affaire Noble du côté de Abuelas dans Clarín
Lire l’article du 23 mars 2010 sur les déclarations des avocats de la famille Noble, sur le site de Clarín.
Et vous aurez ainsi une petite idée de la confusion qui règne dans cette affaire.
Vous trouverez les liens vers les sites de quelques ONG argentines emblématiques sur ces terribles affaires de recherche des disparus, Abuelas, Madres de Plaza de Mayo, Madres Linea Fundadora et H.I.J.O.S., dans la rubrique Cambalache (casi ordenado), dans la partie basse de la Colonne de droite.
Vous pouvez lire les articles parus dans Barrio de Tango, à l’heure où vous lisez ce billet, sur ces sujets en cliquant sur les mots-clés Abuelas ou JDH (pour Justice et Droits de l’Homme) dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
Vous pouvez lire les articles parus dans Barrio de Tango, à l’heure où vous lisez ce billet, sur ces sujets en cliquant sur les mots-clés Abuelas ou JDH (pour Justice et Droits de l’Homme) dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
(1) Le 23 mars, l’Argentine fait mémoire du coup d’Etat du 1976 qui renversa Isabel Perón et instaura la dictature de ce que nous autres Francophones avons appelé la Junte militaire.