mardi 5 mai 2009

En un an, le nombre de sans abris a doublé à Buenos Aires [Actu]

C’est Página/12 qui l’annonce, un quotidien très à gauche, donc dans l’opposition dans le contexte politique local de Buenos Aires et dans la majorité gouvernementale au niveau national (ou fédéral).

Le 27 avril dernier, les services de la ville autonome de Buenos Aires (CABA) ont recensé 1950 sans abri effectifs, qui vivent et dorment donc dans la rue. 80 % d’entre eux sont des hommes. Et parmi eux, il y a des enfants. Et parmi les enfants, des gamins qui ont des problèmes d’addiction et de dépendance.
L’année dernière à la même époque, les mêmes services du Ministère du Développement social de la Ville autonome de Buenos Aires avaient recensé 1000 personnes dans cette situation.

Les mêmes services, desquels ont filtré plusieurs informations sous couvert d’anonymat, évaluent à 22 000 les personnes actuellement en difficulté de logement dans la capitale argentine, parce que menacées d’expulsion, ou en hébergement temporaire dans un hôtel, ou en instance de partir trouver un abri pour l’hiver dans l'un des bidonvilles qui ceinturent le sud de la capitale, au-delà du Riachuelo, ce que les Portègnes appellent "una villa" (la "favela" dans le vocabulaire brésilien, qui nous est plus familier).

Rapporté à la population totale de Buenos Aires (voir Colonne de droite, partie centrale : Buenos Aires : infos pratiques) et comparé à la situation des SDF (1) dans la capitale française, ce chiffre paraît négligeable. Pour les Portègnes, il ne l’est pas.

Les raisons de phénomène sont multiples et complexes et on ne saurait certes en faire porter toute la responsabilité à l’actuel Gouvernement de la Ville de Buenos Aires mais les dates sont là qui ne permettent pas de l’en exempter complètement, loin de là.

Le Gouvernement de Buenos Aires, dirigé par Mauricio Macri, un des leaders de la droite libérale dans le pays, à la tête du PRO, son groupe à la Legislatura et au Congrès national, a lancé, dès son arrivée au pouvoir le 10 décembre 2007, une campagne aimablement baptisée Récupération de l’espace public. Au début, cette opération a été présentée surtout comme de grandes manoeuvres de nettoyage, d’amélioration du ramassage des ordures, d’élimination des petits commerces illégaux installés un peu partout sur les trottoirs sans patente ni autorisation (terrasses, échoppes bricolées, cabines téléphoniques sauvages) et cela a plutôt bien marché : en août de l’année dernière, la ville était visiblement plus propre qu’en août 2007. Mais en août dernier, il y avait aussi beaucoup plus de mendiants, dans les rues et dans le métro, en pleine journée, dont beaucoup de tout petits enfants, des bouts de chou entre 4 et 8 ans, muets, souvent terriblement sales, qui auraient dû être à l'école à cette heure-là, et la nuit, on voyait des hommes pelotonnés dans une couverture (le mois d'août, c’est l’hiver) et dormant sur le pas d’une porte d’immeuble... Surprenant et choquant !
Même quand ce spectacle reste moins fréquent qu’à Paris et que la température nocturne descend beaucoup moins que sous les ponts de la Seine.

Maintenant, et même si l’on tient compte du ce que la campagne électorale bat son plein et que la ligne éditoriale de tous les journaux est orientée et influencée par elle, on constate qu’il y a bien de la part du Gouvernement portègne une politique visant à expulser de la ville les plus pauvres. C’est ce que le premier ministre (Jefe de Gabinete), Horacio Rodríguez Larreta, a d’ailleurs exprimé dans une phrase d’un terrible cynisme au cours d’un débat à la Legislatura sur un programme de logements sociaux d’urgence : "Despacito, en silencio, se van haciendo desalojos" (lentement, sans bruit, on procède aux expulsions). Il parlait des expulsions des occupants de différents bâtiments appartenant à la Ville ou d’immeubles privés, tous voués à la démolition pour faire des espaces verts ou des immeubles de prestige ou de bureaux, s’il s’agit des murs de la Ville, ou pour faire place à un autre projet immobilier, plus rentable, lorsqu’il s’agit de biens privés. Aux expulsés, la ville accorde un subside de 7 000 ou 8 000 $ arg, qui leur permet de se loger pendant six mois dans un hôtel miteux en lieu et place du petit appartement où il vivait jusque là, après quoi ces gens se retrouvent à la rue ou quittent la capitale pour une cabane, avec la pluie en guise de douche, de l’autre côté du Riachuelo.

Au Ministère du Développement social, le budget de l’Institut du Logement de la Ville est passé de plus de 500 millions de pesos à 120 millions, dont 100 servent à payer les fonctionnaires territoriaux de l’Institut (et après, on s’étonne que Mauricio Macri croie que les fonctionnaires territoriaux soient tous des jean-foutres ! Lire mon article sur la campagne Denuncia al Ñoqui. C’est lui qui leur retire le travail des mains). Il n’y a donc plus d’argent pour investir dans la construction de nouveaux logements. Donc il n’y a pas de construction de nouveaux logements abordables mais des logements de standing et des hôtels 5 étoiles continuent de se construire à Palermo et à Puerto Madero. Et parfois il n’y a même plus d’argent pour verser les fameux subsides qui permettent aux familles expulséds de payer leur chambre d’hôtel, comme ce fut le cas en avril, où une antenne de ce service ferma ses portes pendant une semaine, sous prétexte de désinfection des locaux. En réalité, disent les sources toujours anonymes, parce que les caisses étaient vides.

La Legislatura a bien tenté de prendre les choses en main.
Le 5 juin dernier, l’ensemble des élus a voté, à l’unanimité, donc les 17 élus du PRO comme les autres, une loi qui faisait d’un immeuble de 6 étages de la rue Gascón à Almagro un immeuble de logement social (vivienda social). L’immeuble, situé au 123 de cette rue, appartient à la ville. Depuis 30 ans, des familles s’y sont installées avec l’accord des municipalités puis gouvernements successifs. A ce jour, 50 familles avec 73 enfants mineurs qui n’acquittent pas de loyer mais qui payent des impôts locaux, les charges d’entretien de l’immeuble et leur consommation d'eau, de gaz et d’électricité et ont fait, à leurs frais, des travaux de gros oeuvre pour maintenir les lieux habitables, et même les améliorer au fil du progrès technique. Le tout ans la plus grande transparente et en toute légalité et sans qu’il y ait jamais eu d’occupation par la violence. La loi votée par la Legislatura leur permettait de demeurer dans les lieux et prévoyait des mesures pour qu’ils puissent acheter les appartements qu’ils occupent. Le Gouvernement de la Ville a posé son veto à cette loi le 13 avril dernier et décrété l’expulsion des habitants. L’immeuble doit être démoli et faire place à un jardin, dans une ceinture verte qui devrait se déployer le long de la voie de chemin de fer qui traverse le quartier, au nord de l’avenue Rivadavia. Un restaurant social (comedor) qui sert des repas et des goûters à 68 personnes de l’immeuble et du voisinage devra fermer. Comble de l’ironie : ce comedor est subventionné par la Ville. Les habitants de l’immeuble, organisés en coopérative de voisins pour acheter les logements il y a 6 ans, sont descendus dans la rue le 28 avril pour défendre leurs droits et alerter l’opinion publique. Página/12 a pris fait et cause pour eux et ce que raconte le papier de Carlos Rodríguez fait froid dans le dos.

Hier, 4 mai, le quotidien est donc revenu à la charge en publiant les chiffres sur les sans-logis. Ce nouveau papier, du même rédacteur, expose fort bien les arguments de l’opposition portègne et les scandales du manque de politique sociale :
aucun établissement de soin, à Buenos Aires même, pour prendre en charge les enfants de la rue qui sont accro à une drogue (il faut les envoyer dans des centres situés dans la Province de Buenos Aires, qui est, elle, gouvernée par la gauche péroniste),
manque de lits et de places dans le centre psychiatrique qui devrait prendre en charge les démunis (Hospital Tobar García),
fermeture par l’actuel Gouvernement du foyer (hogar) qui était, depuis très longtemps ouvert sur la Costanera Sur (les terres prises au fleuve, à la hauteur de Puerto Madero et de La Boca), avec une capacité d'hébergement de plus de 100 personnes
et mise en place (dit Página/12) d’un groupe de gros bras (tareas), chargés de déloger manu militari les récalcitrants des immeubles condamnés et de vider par la force les rues et les places où les indigents se montent des petits abris sous des cartons (le quotidien va même jusqu’à les comparer aux groupes de nervi qu’utilisait la Dictature militaire pour procéder aux arrestations arbitraires entre 1976 et 1983).

C’est à lire directement dans le texte pour vous faire votre propre idée...
Página/12, 4 mai 2009
Página/12, 28 avril 2009

(1) SDF : Sans Domicile Fixe, un euphémisme bureaucratique (et passablement hypocrite) pour désigner les sans-logis en France.