lundi 4 mai 2009

La Dame au Poncho rouge a fait un tabac (1) au Luna Park [à l’affiche]

C’était le samedi 2 mai, avant-hier, au Stade couvert du Luna Park, là où commence la Avenida Corrientes. Une chanteuse de 97 printemps y picos (2) (elle est née le 10 septembre 1911) montait sur scène une nouvelle fois pour un tour de chant de 15 tangos, valses et milongas.

En lever de rideau, un spectacle comportant la prestation de 6 payadores (et payadoras), José Curbelo (dont vous pouvez entendre ce mois-ci une interview sur le site Noticia Buena, voir la rubrique Cambalache casi ordenado), Marta Suint, Carlos Marchesini, Carlos Sferra, David Tokar et Aldo Crubelier (3) et un tableau chorégraphique conçu et interprété par Juan Carlos Copes et sa troupe (ballet) sur Libertango de Astor Piazzolla (4).

Nelly Omar (toute la deuxième partie) était accompagnée par 5 guitaristes, Hernán Fredes, Juan Carlos Juárez, Juan Carlos Vignola, Gerardo Vilar et Carlos Soria, et un contrebassiste, Roberto Ritto. Au début de chaque morceau, elle se tournait vers eux avec un "Vamos muchachos, arranquen" (Allons-y les gars, démarrez).

Elle s’est présentée au public avec les paroles de Martín Fierro, un héros de la littérature nationale qui forge l’imagination des Argentins, un gaucho rebelle et libre, façon poor lonesone cowboy mais dans la Pampa (pas dans le désert aride et minéral du Nouveau Mexique) : "Cantando me he de morir, cantando me han de enterrar... Desde el vientre de mi madre vine a este mundo a cantar" (C’est en chantant que je veux mourir, c’est en chantant que vous devrez m’enterrer. Depuis le ventre de ma mère, je suis venu dans ce monde pour chanter) (5).

Parmi les morceaux qu’elle a chantés : Parece mentira (C’est incroyable), Del tiempo de la morocha (à l’époque de la Brune), Milonga del 900 (Milonga de 1900, un texte de Homero Manzi), Manoblanca (texte de Homero Manzi), Nobleza de arrabal (Noblesse du faubourg, texte de Homero Manzi), Tu vuelta (ton retour), Amar y callar (Aimer et se taire, qu’elle a écrit elle-même), Sur (Sud, un tango de 1948 de Homero Manzi et Aníbal Troilo dont elle raconta au public qu’elle avait été la première à le chanter à Montevideo), Dejame estar (Laisse-moi vivre, une zamba de Oscar Valles) et Viejo jardín (Vieux jardin), qu’elle chante dans le film documentaire Café de los Maestros, dont elle apostropha le réalisateur :
“Me imagino que Santaolalla estará feliz porque yo canto esto, pero bueno, él está lejos, está en California [...] tuvimos una guerrilla, después nos amigamos” (Nelly Omar, citée par Página/12, du 4 avril 2009)
"Je m’imagine que Santaolalla serait content que je chante cela mais bon ! il est loin, il est en Californie [...] On s’est fait la guerre et puis après, on a fait ami-ami". (Traduction de Denise Anne Clavilier)

Elle a terminé son tour de chant par La Descamisada (la Sans-chemise), une chanson qu’elle avait dédiée à Evita Perón et enregistrée en 1945, qui devint comme un hymne péroniste pendant la campagne électorale de Juan Perón, cette campagne électorale dont l’Ambassadeur des Etats-Unis, l’homme d’affaires Spruille Braden, se mêla presque ouvertement et qui fit dire aux nationalistes, partisans de Perón : ces élections, c’est Perón ou les Etats-Unis. Et bien sûr, ce fut Perón, élu au premier tour avec 56% des voix lors du premier scrutin vraiment libre et sincère depuis 15 ans en Argentine (voir Vademecum historique, en partie centrale de la Colonne de droite). De cet engagement, qui valut à Nelly Omar d’être bannie des ondes et des scènes pendant 17 ans, entre septembre 1955, à la chute de Perón, jusqu’en 1973, à son retour au pouvoir, la chanteuse dit qu’elle ne regrette rien. Elle a même déclaré sur scène (alors que l’Argentine est en pleine campagne électorale et que le Gouvernement actuel est contesté par une petite fraction du parti justicialiste, qu’on appelle les péronistes dissidents) :
“Y sí, yo soy peronista hasta la médula. Cuando venga alguno que sea mejor que Perón y Evita, bueno, hablamos” (Nelly Omar, citée par Página/12, du 4 avril 2009)
"Eh bien, oui, je suis péroniste et des pieds à la tête (6). Quand on verra arriver quelqu’un qui sera mieux que Perón et Evita, on en reparlera" (Traduction Denise Anne Clavilier)

Nelly Omar a terminé le concert en descendant de scène pour aller serrer les mains et embrasser les spectateurs du parterre (platea), parmi lesquels on voyait beaucoup de vieux militants péronistes avec écussons et autres étendards, des admirateurs en larmes et une chanteuse très âgée elle aussi, quoiqu’un peu plus jeune tout de même, María de la Fuente. Il y eut beaucoup de baise-main mais à aucun moment l’hystérie habituelle qui entoure une idole. Karina Micheletto, qui signe le reportage dans Página/12, parle d’une rencontre très authentique entre une artiste au style dépouillé et épuré et un public admiratif et ému, touché de l’avoir vue, de l’avoir entendue après en avoir eu envie si longtemps...

Quelques jours avant ce concert, Nelly Omar avait accordé une interview à Clarín. Elle y parlait de son trac avant l’événement et de son émotion devant les hommages qui lui sont rendus :

"¿Cómo imagina el recital?
Mejor no imaginarme, porque si no, no voy a poder cantar. Como me pasó cuando me hicieron un homenaje en Guaminí. Me quebré: canté cinco canciones y no pude más. Me agarró el llanto. Me descompuse, bah. Me habían dado, simbólicamente, las llaves de la casa donde vivía a los cinco años: entrar, ver las habitaciones, la plaqueta que pusieron en el zaguán, y no encontrar los familiares y amigos que tenía..."
(Gaspar Zimerman - Nelly Omar, Clarín, 28 avril 2009)

"Comment imaginez-vous le récital ?
Je préfère ne pas me l’imaginer, parce que sinon je ne vais pas pouvoir chanter. C’est ce qui m’est arrivé quand on m’a rendu un hommage à Guaminí
(7). Je me suis effondrée : j’ai chanté cinq chansons et je n’ai pas pu aller plus loin. Les sanglots m’ont saisie. Et je me suis écroulée. On m’avait donné, symboliquement, les clés de la maison où je vivais quand j’avais 5 ans : entrer, voir les chambres, la petite plaque qu’on a mise dans le vestibule et ne pas trouver les parents et les amis que j’avais..."
(traduction Denise Anne Clavilier)

Dans cette interview, le journaliste la fait parler de la difficulté du grand âge auquel elle est parvenue : voir disparaître un à un tous ceux qu’on a aimé, n’avoir personne pour vous tenir la main au moment dernier.... Elle rend hommage à Julio Martel (voir mon article) et à Tito Alberti, deux artistes de sa génération ou proches d’elle récemment disparus. Elle y parle aussi de sa relation amoureuse avec Homero Manzi, avec un ton assez différent de celui qu’on entend dans l’interview de Página/12 publiée le lendemain, 29 avril (lire mon article), elle parle de l’image qu’elle aimerait qu’on garde d’elle "No como una cantora, sino como buena persona" (pas comme d’une chanteuse populaire, mais comme de quelqu’un de bien), de ses projets (enregistrer encore au moins un disque de tangos et un disque de folklore), de Juan Perón et du péronisme d’aujourd’hui, avec ses déchirements internes qu’elle trouve indécents, d’Evita, qu’elle a bien connue et pour l’activité politique et sociale de laquelle elle continue de professer beaucoup d’admiration :

"Yo soy de Perón y Evita. Lo que Evita hizo por los chicos, por los adolescentes, no tiene precio".
(Gaspar Zimerman - Nelly Omar, Clarín, 28 avril 2009)
"Je suis pour Perón et pour Evita. Ce qu’Evita a fait pour les gamins et les adolescents, ça n’a pas de prix". (8) (Traduction Denise Anne Clavilier)

C’est d’ailleurs au Luna Park que Nelly Omar a connu personnellement Eva Perón, dont elle garde par devers elle une petite photo découpée dans un magazine. Les sbires d’un gouvernement anti-péroniste lui ont cassé et volé tout le reste après que Perón ait été renversé par un coup d’Etat de la Marine en 1955. Lors de cette rencontre, en 1943, Evita n’était encore que Eva Duarte, une starlette de cinéma et de théâtre radiophonique. Cela se passa au cours d’un grand rassemblement artistique organisé pour collecter des fonds en faveur des sinistrés d’un tremblement de terre dans la Province de San Juan. Le tout nouveau Secrétaire d’Etat au Travail, Juan Perón, représentait le nouveau Gouvernement, issu du coup d’Etat du 4 juin 1943, un coup d’Etat militaire nationaliste, souverainiste et favorable à la neutralité du pays, qui venait de chasser du pouvoir une équipe politique à la solde des Etats-Unis et sur le point de faire basculer l’Argentine dans le conflit mondial. C’est lors de cette même soirée que le très charismatique et fraîchement veuf (9) nouveau ministre rencontra celle qui allait lui être associée pour toujours, grâce, entre autres, à la complicité de Homero Manzi, présent ce soir-là au Luna Park, à tous les titres : homme politique fondateur du mouvement nationaliste et démocratique FORJA qui soutenait le gouvernement de juin 1943, journaliste et grand poète, auteur déjà de très nombreux succès dans le domaine du tango en particulier.
En savoir plus :
Lire l’article de Página/12 du 4 mai 2009
Lire l’interview de Nelly Omar dans Clarín du 28 avril 2009. Cette interview sur Internet comporte aussi un clip vidéo extrait d’un des récitals précédents donnés au Luna Park par Nelly Omar, un dernier morceau qui n’est autre que Desde el Alma (texte de Homero Manzi).
Lire tous les articles de Barrio de Tango sur Nelly Omar en cliquant sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, entre le titre et l’article.
Lire tous les articles de Barrio de Tango sur Homero Manzi en cliquant sur son nom dans le bloc Pour chercher ou dans la rubrique Vecinos del Barrio, dans la Colonne de droite, partie supérieure.

(1) faire un tabac (francés popular) : tener un éxito grande. Faire un four es el contrario : fracasar.
(2) y picos : et des poussières. En l’occurrence, des grosses poussières. Nelly Omar a 97 ans et demi bien sonnés.
(3) le payador est un auteur-compositeur-interprète qui a la particularité de savoir improviser. L’art du payador est quelque chose du passé. A la fin du 19ème siècle, ces artistes ont eu un rôle extrêmement important dans toute la région du Río de La Plata. C’était des artistes itinérants qui parcouraient la campagne pour animer les longues nuits à la belle étoile des gauchos qui gardaient les troupeaux ou les soirées des petites bourgades rurales, qui répandaient les nouvelles (les informations politiques autant que les faits divers) et les idées. C’était souvent des anarchistes libertaires. Ils sont l’une des sources de la poésie du tango et de l’anarchisme argentin, qui est un mélange de la pensée des payadores et des théories bakounistes, arrivées d’Europe à partir de 1880 avec l’immigration des russes qui fuyaient l’autocratisme de l’Empire tsariste. Les artistes qui se disent payadores aujourd’hui n’ont plus du tout ni ce rôle, ni cette aura, ni cette influence culturelle. Mais il continue d’exister une vraie tradition musicale rurale autour du Río de La Plata.
(4) le tableau chorégraphique n’a pas vraiment plu à la critique de Página/12, Karina Micheletto. Elle y a vu plus des acrobaties que du tango.
(5) Martín Fierro, de José Hernández
(6) l’expression argentine (hispanique) dit "jusqu’à la moëlle".
(7) sa ville natale, en plein centre de la Province de Buenos Aires.
(8) Elle fait sûrement allusion au développement du réseau scolaire, à l’organisation de camps de vacances, à la mise en place d’un réseau de surveillance médicale pour la petite enfance et d’assistance à la maternité, aux hôpitaux et à la transformation des hospices pour enfants abandonnés ou orphelins en foyers où les enfants avaient une vie plus normale et où on leur a enlevé l’espèce d’uniforme hideux, reconnaissable entre mille, qui les désignait au reste de la société comme orphelins et donc les écartait des autres enfants. A noter que l’adoption reste un phénomène très marginal aujourd’hui encore en Argentine.
(9) La première femme de Perón est morte en 1942, d’un cancer de l’utérus. La même maladie qui allait emporter Eva Duarte, 10 ans plus tard.