mardi 5 mai 2009

Les 40 ans du Viejo Almacén [Actu]

Logo officiel des 10 ans de El Viejo Almacen

Ce qui est aujourd’hui un Cena Show comme beaucoup d’autres, à ceci près qu’il ne mise pas sur le luxe apparent de son décor intérieur, fut du temps de son fondateur et de sa famille une authentique tanguería où vint se produire la fine fleur du tango des années 70 et 80 : Roberto Goyeneche, Osvaldo Pugliese, Horacio Salgán, Aníbal Troilo, le Sexteto Mayor, Leopoldo Federico et d’autres.

El Viejo Almacén est un ancien bâtiment de style colonial, tout simple, rustique, comme mal dégrossi, qui fait l’angle entre la rue Balcarce et l’avenue Independencia, à la limite entre Monserrat et San Telmo. Il daterait de l’année 1798 et présente en effet toutes les caractéristiques d’un bâtiment d’avant l’Indépendance. Il a entre autres particularités architecturales celle de ne pas présenter d’ochava, ce fameux pan-coupé qui caractérise tous les bâtiments d’angle à Buenos Aires. A la place de l’ochava, il forme un angle arrondi, tout en douceur. C’est la seule esquina sans ochava du quartier et l’une des très rares qui existe dans la Capitale argentine.


Edmundo Rivero est tombé sous le charme de cette bâtisse austère en 1968 alors qu’il cherchait un local pour monter sa propre tanguería. Cette maison coloniale à toit terrasse était exactement ce qu’il recherchait, un témoin d’une Buenos Aires criolla (1), d’avant la grande vague d’immigration, "en un viejo almacén de paseo Colón" ("dans un vieil estaminet du Cours Colón"), comme on chante dans Sentimiento Gaucho. Il est à deux pas de là, le paseo Colón, où ce gaucho désoeuvré et perdu dans la Grande Ville ('donde van los que tienen perdida la fe", "où se rendent ceux qui ont perdu tout espoir") raconte à un inconnu son infortune sentimentale.

El almacén, à cette époque-là, c’était l’épicierie-limonadier, l’épicerie-buvette où les hommes du voisinage venait boire un verre (ou plusieurs, voire trop) en tapant le carton ou en refaisant le monde (2). C’était le lieu de la communauté, de la convivialité du faubourg et c’était cette ambiance-là que Edmundo Rivero voulait pour sa tanguería. Pendant 7 ans, du 9 mai 1969 jusqu’à sa mort au début 1986, c’est ce qu’il a fait vivre et exister dans ce coin-là de Buenos Aires. J’ai dans ma discothèque un enregistrement privé où il chante Sur avec l’orchestre d’Osvaldo Pugliese en public, à El Viejo Almacén. On l’entend auparavant porter un toast au Maestro, qui part le lendemain en Colombie pour un hommage à Gardel, et le discours qu’il tient est celui d’un affable patron de bistrot familier mais qui sait se tenir, et il a la délicatesse d’associer le personnel à son hommage...

Après la mort de Edmundo Rivero, son fils et sa famille ont repris El Viejo Almacén et l’ont maintenu jusqu’en 1993, où la situation économique les a contraints à déposer le bilan. L’affaire a été reprise trois ans plus tard, par un ancien président du club de football Argentinos Juniors. Les nouveaux propriétaires ont gardé le discours sur l’authenticité mais ont transformé la maison en une affaire qui roule et qui dégage du profit, pas mal de profit même, du profit sonnant et trébuchant, un Cena-show en bonne et due forme. Il ont même agrandi l’affaire en achetant l’immeuble d’en face, qui fait l’autre angle Balcarce y Independencia. Ils y ont installé un restaurant de luxe, pour déjeuners d’affaire, repas de noces et séminaires en tout genre, avec cocina internacional (voir mon article n° 600, intitulé La bouteille à la mer). Ce restaurant de luxe porte le même nom, El Viejo Almacén, et il jure dans cet environnement de faubourg à la bonne franquette.

Jusqu’à la fin février 2009, la direction artistique était assurée par le Maestro Fabio Hager, compositeur, arrangeur et bandonéoniste dont j’ai parfois parlé dans Barrio de Tango (voir Vecinos del Barrio, dans la Colonne de droite). Son contrat n’a pas été renouvelé pour cette saison. De très bons musiciens travaillent là, mais dans une entreprise pour touristes, pour une clientèle argentée, plus intéressée par le décor et ce qu’on veut bien lui raconter de son histoire (il ne faut pas croire tout ce qu’on en dit) que par le contenu effectif du concert ou du spectacle. Alors les noms des artistes....

Pour ces 40 ans, quelques activités gratuites vont être organisées au bénéfice du 3ème âge et des jeunes du quartier. Les anciens auront droit à une visite gratuite et à une soirée avec spectacle, les 14, 21 et 28 mai. Les plus jeunes auront droit à la projection d’un film racontant l’histoire du lieu et à des cours de tango par des professeurs de renom.

Les 40 ans eux-mêmes seront célébrés en grande pompe le samedi 9 mai. El Viejo Almacén a été déclaré Sitio de Interés Cultural par le Conseil Municipal de Buenos Aires (avant que la Capitale ne dispose d’un Gouvernement en propre), ce qui a l’avantage de préserver ce témoin architecturale d’une Buenos Aires qui a été presque entièrement démolie depuis 1810. El Viejo Almacén, une plaque sur sa façade en porte témoignage, a reçu le Roi et la Reine d’Espagne lors d’une Visite d’Etat il y a quelques années...

En savoir plus :
Cliquer sur le lien vers tous mes articles sur Edmundo Rivero, dans la rubrique Vecinos del Barrio, sous-rubrique Toujours là.
Lire mon autre article de ce jour, 5 mai 2009, intitulé Documents imperdibles sur Noticia Buena [radio]. En mai 2009, vous pouvez entendre sur Noticia Buena un bout d’interview d’Edmundo Rivero, réalisée il y a de nombreuses années maintenant par Marcelo Villegas.

En haut à gauche, vous disposez d’un petit moteur de recherche interne à ce blog.

(1) Est criollo ce qui est né en Amérique du Sud, par opposition aux Espagnols du temps de l’Empire colonial. Par la suite, criollo s’est opposé à gringo (l’immigrant européen, le plus souvent un Italien). Ici criollo est à prendre dans le sens historique qu’il avait au moment de l’Empire Colonial et dans les premiers temps de l’indépendance.
(2) Aujourd’hui, almacén, cela veut dire magasin d’alimentation, la part café-buvette a la plupart du temps disparu dans Buenos Aires même, c’est ce qu’en français on pourrait traduire par épicerie ou supérette (encore que la supérette soit très souvent un "supermercado chino", parce que ces petites surfaces sont tenues par des immigrants asiatiques, chinois, vietnamiens ou cambodgiens, comme en France elles le sont par des Maghrébins "le petit Arabe du coin" et en Belgique par des Turcs ou des Marocains). El almacén, lui, était très souvent et reste encore aujourd’hui, depuis l’arrivée en masse des immigrants européens entre 1880 et 1930, le royaume des Espagnols. Le petit Arabe du coin, à Buenos Aires, c’est plutôt le gallego ou le gaita ou le vasquito de la esquina. El gallego, ça peut être l’Espagnol (même s’il est andalou et pas galicien) ou tout simplement l’épicier.