Ces jours-ci, Alfredo Le Pera aurait 109 ans. Il est né en effet au début juin 1900, au Brésil, où ses parents, de nationalité italienne, avaient immigré. On ne sait pas avec précision s’il est né le 4 ou le 6 juin. Dans le doute, je coupe la poire en deux et je publie cet hommage le 5 juin.
Quelques semaines après la naissance de leur fils, les parents Le Pera décidèrent de continuer leur migration un peu plus vers le sud. Et c’est ainsi qu’Alfredo Le Pera deviendra de fait un Portègne dans l’âme...
Alfredo Le Pera, on le sait ou on ne le sait pas, est décédé à Medellín, en Colombie, le 24 juin 1935, dans le même avion que Carlos Gardel, au cours de cette tournée qu’il avait lui-même montée à travers l’Amérique Centrale, les Caraïbes et tout le nord de l’Amérique du Sud. Tous les deux, avec leurs deux secrétaires, l’un anglophone l’autre hispanophone, et leurs guitaristes, se rendaient de Bogotá à Cali, où ils étaient attendus le soir même au théâtre Jorge Isaac pour l’un des derniers concerts de cette interminable tournée, partie de Buenos Aires en décembre 1933, et qui les avaient menés à New York (où Gardel avait tourné plusieurs films écrits par Alfredo Le Pera), Paris, la Côte d’Azur, Toulouse bien sûr pour un salut à la famille de Carlos Gardel, puis l’Amérique centrale etc...
Alfredo Le Pera, journaliste et critique théâtral, avait surgi dans le tango en 1931 en écrivant avec Enrique Santos Discépolo un tango, Carillón de la Merced (Carillon de l’église de la Miséricorde), pour une revue de la chanteuse Tania, la compagne de Discépolo, dans un théâtre de Santiago du Chili. On dit que la revue était un four et que Carillón de la Merced sauva le spectacle du désastre (ici, dans une interprétation du Polaco Roberto Goyeneche, en 1979, avec l'orchestre de Armando Pontier). Plus tard, en 1932, journaliste correspond d’un quotidien argentin à Paris, Le Pera est présenté à Carlos Gardel par les producteurs de la Paramount, dans les studios de laquelle, à Joinville, Gardel tourne ses premiers longs métrages parlants (et musicaux). Alfredo Le Pera est mis à contribution aussitôt pour écrire quelques tangos, quelques scènes, co-écrire telle ou telle partie du scénario. La collaboration fut très vite scellée entre le musicien et le poète et c’est ainsi qu’Alfredo Le Pera est devenu l’auteur des derniers tangos de Gardel, ceux où le compositeur qu’il était s’épanouit dans sa pleine maturité.
L’accident de juin 1935 nous prive à jamais de savoir comment ils auraient évolué tous les deux, dans quelle direction ils seraient partis, quel nouveau visage ils auraient donné au tango. Mais le destin a voulu qu’ils nous laissent, comme en cadeau d’adieu, des chefs d’oeuvre comme El día que me quieras, Por una cabeza, Soledad ou Volver, l’un de leurs tout derniers tangos, écrit à New York, vers avril 1935, pour le film El día que me quieras, où Astor Piazzolla, tout jeunot, 13 ans seulement, fait une brève apparition comme saute-ruisseau sur-excité...
Volver,
con la frente marchita,
las nieves del tiempo
platearon mi sien.
Sentir,
que es un soplo la vida,
que veinte años no es nada,
que febril la mirada errante en las sombras
te busca y te nombra.
Vivir,
con el alma aferrada
a un dulce recuerdo, que lloro otra vez.
Rentrer…
avec le front ridé,
les neiges du temps
ont argenté ma tempe.
Sentir…
Que la vie n’est qu’un souffle,
Que vingt ans ne sont rien,
Que le regard, en fièvre, errant dans les ténèbres,
Te cherche et t’appelle.
Vivre
avec, planté au coeur,
Un tendre souvenir, qu’à nouveau je pleure.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Et pour les curieux, vous pouvez trouver dans le commerce (les boutiques en ligne argentines, si vous êtes en Europe, les disquaires de villes si vous avez la chance de faire le voyage jusqu’au Río de la Plata) un très beau disque sorti chez Melopea en 1990, où Litto Nebbia donne sa version des grands morceaux du tandem mythique des années 30 : El día que me quieras, Lejana tierra mía (une chanson nostalgique de style espagnol, qui évoque le pays laissé derrière soi), Mi Buenos Aires querido (qu’on ne présente plus), Cuando tu no estás (quand toi tu n’est pas là) et bien sûr Volver. Ce disque a entamé un cycle d’albums hommages à des grands du tango, dont Nebbia canta a Cadícamo. Il s’intitule Homenaje a Gardel y Le Pera et comporte plusieurs morceaux de Litto Nebbia lui-même dont un Nocturno para Le Pera et un En Gardel está el futuro (Le futur, c’est Gardel). Comme toujours, vous pouvez en entendre des extraits sur le site de Zivals : sur Tangostore, on goûte avant d’acheter...
La pochette du disque (ci-dessus) est l’oeuvre, reconnaissable au premier regard, du caricaturiste uruguayen (qui travaille à Clarín) Hermenegildo Sabát qui a croqué, à sa manière, Litto, avec les cheveux longs de cette époque, à côté de Gardel et Le Pera (Gardel est au centre, Le Pera à droite).
Elle est belle et rare, cette pochette, car Le Pera n’a que fort peu inspiré l’iconographie tanguera dans la capitale argentine. De tous les grands maîtres dont on peut dire qu’ils ont fondé le tango, c’est un de ceux dont on voit le moins le visage dans les rues de Buenos Aires. Rares sont les fileteadores, les peintres, les associations poseuses de plaques commémoratives qui ont pensé à lui au moment de traduire, en images, en portraits ou en laiton, ce qu’il y a de plus profond dans leur attachement au répertoire du tango.
Et pourtant, à Buenos Aires, ses vers sont sur toutes les lèvres, partout, tout le temps...
Mi Buenos Aires querido
cuando yo te vuelva a ver,
no habrá más ni pena ni olvido.
Mon cher Buenos Aires
Quand je te reverrai,
Il n'y aura plus ni chagrin ni oubli.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Bien entendu, on ne peut pas conclure un hommage à ce Maestro du tango que fut Le Pera sans écouter Mi Buenos Aires querido d’abord puis Volver, chantés par Gardel lui-même, accompagné par ses guitaristes, promis au même sort tragique que lui, quelques semaines plus tard...
Avec un grand merci à Todotango, comme toujours.