Aujourd'hui, l'Argentine commémore le 35ème anniversaire du coup d'Etat qui instaura le 24 mars 1976 la plus terrible dictature de son histoire, qui pourtant en compte plusieurs. Cette dictature a pris fin en décembre 1983, à la prise de fonction du président légitimement élu, Raúl Alfonsín, après que la guerre des Malouines et la défaite militaire devant la Grande-Bretagne (avril-mai 1982) eurent déconsidéré le régime et que l'élection, à Rome, d'un pape polonaisn vigoureusement anticommuniste, eut commencé à détourner les Etats-Unis du sud du continent au profit d'un travail de déstabilisation définitif du bloc soviétique.
Au retour de la démocratie, on a fait de cette date tragique un Jour national pour la Mémoire, la Vérité et la Justice (Día de la Memoria, Verdad y Justicia), où les mouvements apparentés au péronisme jouent un grand rôle, puisque les opposants à la Junte appartenaient, pour une écrasante majorité d'entre eux à l'une ou l'autre des nombreuses obédiences péronistes et non pas au parti communiste comme le faisait croire les militaires putchistes. Le partido justicialista, fondé par Perón, tient en effet une ligne politique de souveraineté nationale dans tous les domaines, économique, politique et stratégique, ce à quoi les époux Kirchner, Néstor puis Cristina, actuellement au pouvoir, ont voulu, au début des années 2000, ajouter une forte dose de respect des droits de l'homme, avec lesquels Perón lui-même n'était pas très scrupuleux.
Aujourd'hui donc, la Justice argentine a fait savoir qu'après un travail très ardu d'analyse des archives militaires et policières et des plans de vols et des années de recoupement en tout sens, elle a identifié les membres de l'équipage d'un des vols de la mort les plus symboliques, celui qui jeta dans le Río de la Plata les corps sans doute vivants, entravés et drogués, de ces militantes emblématiques des droits de l'homme que furent trois des fondatrices de l'ONG Madres de Plaza de Mayo, Azucena Villaflor de De Vicenti, Esther Ballestrino de Careaga et María Ponce de Bianco, arrêtées le 10 décembre 1977, et la religieuse française Léonie Duquet, arrêtée deux jours plus tôt et photographiée par ses geoliers le 14 décembre (l'exemplaire du journal La Nación, placée entre ses mains, faisant foi). Dans la semaine du 20 au 28 décembre 1977, on retrouvait les corps de ces femmes sur une plage de la côte atlantique, où les courants marins les avaient déposés. Les corps furent enterrés de manière anonyme. En 2005, la police scientifique argentine a procédé aux identifications et pu constater, à partir des fractures, que ces femmes avaient effectivement, comme le disait une rumeur insistante, été précipitées d'une altitude très élevée contre un corps d'une grande dureté. En l'occurence, on sait maintenant qu'il s'agit bien de l'eau du Río de la Plata.
L'équipage de ce vol de la mort, comme on appelait ces missions du Plan Condor, un plan multinational concerté entre l'Argentine, le Chili, le Brésil, le Paraguay, l'Uruguay, la Colombie et le Pérou pour éliminer les militants de la Déclaration universelle des droits de l'homme, a pu être identifié par des déductions très subtiles : il s'agissait de retrouver les rares vols de nuit partis de l'Aeroparque Jorge Newberry, l'aéroport national de Buenos Aires, situé en bordure du Río de la Plata, entre 6 heures de l'après-midi et 6 heures du soir, avec des heures de départ et des heures d'arrivée qui ne correspondent pas à la durée normale du trajet et des ordres de mission bizarres (par exemple une cargaison indiquée qui ne correspond à aucune livraison à l'atterrisage, un point de départ et un point d'arrivée sans lien logique avec la mission officielle du vol). La Justice a ainsi remarqué qu'entre 1976 et 1977, ces vols nocturnes ne correspondaient qu'à 6% du trafic sur l'aéroport national et qu'à partir de 1978, leur fréquence augmente jusqu'à atteindre les 10% du trafic total. Et c'est un total de 2758 plans de vols, effectués entre 1976 et 1978, qui ont été épluchés par les services d'enquête judiciaire, sous la direction d'un quarteron de juges vedettes, magistrats du siège et du parquet, qui conduisent ensemble les deux plus gros dossiers de ce lourd héritage de la dictature (le dossier de l'ESMA et celui du Plan Condor).
Parmi les membres de l'équipage qui a liquidé les co-fondatrices de Madres et la Soeur Léonie Duquet, se trouvent des gens qui ont poursuivi leur carrière dans des compagnies commerciales et qui se sont vantés de leurs exploits auprès de leurs collègues après la fin de la Dictature. Ce fut le cas d'un lieutenant de frégate qui avait continué sa carrière dans la compagnie néerlandaise Transavia, un dénommé Julio Alberto Poch, qui a été extradé d'Espagne après ces révélations mais a pu échapper à toute condamnation grâce à des arguties procédurales, dont une certaine tradition judiciaire argentine a le déplorable et honteux secret. Ce fut le cas aussi, et c'est un signe plus fort encore d'assurance d'impunité, d'un sous-officier, Rubén Ricardo Ormello, qui travaillait à bord d'avions d'Aerolineas Argentinas et fit son épouvantable récit devant ses collègues civils argentins. Les collègues l'ont dénoncé mais là encore, l'homme, bien défendu, a pu échapper à toute sanction. Il est probable, le temps passant, que plus aucun de ces individus ne vole plus à bord d'avion d'aucune compagnie en activité. Trente-cinq à vingt-sept ans après les faits, ils n'ont plus l'âge de travailler à bord.
Selon Página/12, deux aumôniers catholiques étaient eux aussi bien informés de ces crimes et n'ont jamais été poursuivis. Le journaliste, Diego Martínez, n'en décolère pas. Reste à savoir si ces hommes étaient favorables à cette politique et se sont portés volontaires pour assister spirituellement ces pilotes sans conscience ou s'ils se sont tus parce qu'ils étaient tenus par le secret de la confession, qui ne saurait dans ce cas leur être opposable et derrière lequel ils peuvent aussi avoir abrité leur complicité en toute connaissance de cause.
Pour en savoir plus :
lire l'article de une de Página/12
Ajout du 27 mars 2011 :
lire l'article de Página/12 de ce matin sur les affectations successives du Père Zanchetta, l'un des aumôniers militaires, cités plus haut, et dont le quotidien estime qu'il est protégé par le Cardinal Bergoglio, Archevêque de Buenos Aires, fortement suspecté par la gauche d'avoir eu des faiblesses pour la Dictature.
Ajout du 27 mars 2011 :
lire l'article de Página/12 de ce matin sur les affectations successives du Père Zanchetta, l'un des aumôniers militaires, cités plus haut, et dont le quotidien estime qu'il est protégé par le Cardinal Bergoglio, Archevêque de Buenos Aires, fortement suspecté par la gauche d'avoir eu des faiblesses pour la Dictature.