lundi 16 novembre 2009

Las tardecitas de Buenos Aires tienen ese ¿qué sé yo? [Troesmas]

Jacquette de disque

C’était il y a 40 ans jour pour jour, au Luna Park en public et en direct à la télévision argentine. Amelita Baltar entre en scène et démarre un invraisemblable récit tandis qu’à côté d’elle, Astor Piazzolla et son orchestre ne bougent pas.

C’était le concours de la chanson de Buenos Aires, l’orchestre restait immobile et la chanteuse causait en racontant une histoire sans queue ni tête.
Las tardecitas de Buenos Aires tienen ese qué sé yo, ¿viste? Salgo de mi casa por Arenales. Lo de siempre, en la calle y en mí... Cuando de repente, de atrás de ese árbol me aparece él...
(Horacio Ferrer)

Le soir, à Buenos Aires, il flotte... comment dire ?... Tu vois ? Je sors de chez moi et je prends la rue Arenales. Comme d'habitude, quoi ! Au milieu dans la rue et de mes pensées. Quand tout d’un coup, de derrière cet arbre, le voilà qui surgit devant moi...
(Traduction Denise Anne Clavilier)

En novembre 1969, Neil Amstrong venait de mettre le pied sur la lune, en direct à la télévision devant le monde entier (enfin, tous ceux qui pouvaient avoir accès à un poste). La suite parle d’un voyageur clandestin embarqué dans un voyage pour Vénus, avec en guise de chapeau la moitié d’un melon sur la tête, une chemise idéale peinte sur la peau et un fanion de taxi libre dans chaque main. Il soulève son demi-melon, offre un fanion à sa belle, rencontrée au hasard de son errance dans les quartiers nord de Buenos Aires, et se met à chanter à tue-tête, avec l’orchestre qui balance enfin toute sa puissance :

Ya sé que estoy piantao, piantao, piantao...
(Horacio Ferrer)

Oui, je sais, je suis à l’ouest, à l’ouest, à l’ouest (1)
(traduction Denise Anne Clavilier)

Puis -le vers est devenu célèbre aujourd’hui, pour ne pas dire qu’il est proverbial- il est question de la lune qui se promène en vélo sur l’avenue Callao (¿no ves que va la luna rodando por Callao?) et toute la suite est à l’avenant. (2)
L’accueil du public fut houleux. La salle se sépara en deux. D’un côté, ceux qui aimaient et qui applaudissaient à tout rompre, de l’autre ceux qui n’avaient pas aimé, mais alors pas aimé du tout, qui avaient même ostensiblement ouvert leur journal aux pieds de Amelita Baltar (la version portègne du jet de tomates sur la scène, ça a l’avantage d’épargner les frais de nettoyage mais c’est aussi vexant) et qui poussèrent des cris de singe pour couvrir les applaudissements. Mais encore y eut-il un accueil ce soir-là ! Quelques jours auparavant, Astor Piazzolla et Amelita Baltar (et Horacio Ferrer avec eux) avaient un peu triché (3) en jouant pour la première fois ce morceau lors d’un concert au Michelangelo, une salle, qui existe toujours, à San Telmo (en face de la Trastienda). Cela avait fait un flop total. Ni un cri, ni un applaudissement. Rien ! Les gens n’avaient même pas eu l’air d’entendre qu’il y avait de la musique. Au point que Astor Piazzolla avait pensé se retirer de la compétition. Et puis Horacio Ferrer était arrivé avec une autre fin, une espèce de cri de guerre de conclusion : ¡Loco él y loca yooooooooooo! (qui sert, mais dans l’autre sens, de titre à son plus récent livre, un recueil d’une centaine de ses poèmes publié en Italie et en italien la semaine dernière, voir cet article dont la deuxième partie s'intéresse à cette sortie en librairie à Sanremo et dans toute l'Italie).

Quelques minutes après la fin mouvementée du morceau, Horacio Ferrer reçoit un coup de fil. C’est Aníbal Troilo qui l’invite à passer chez lui. Il se rend donc chez Pichuco qui l’accueille avec ces mots : "Je vous félicite ! A vous deux [Piazzolla et Ferrer], vous venez d’inventer la deuxième Cumparsita".

Cela tombait bien ! C’était justement ce dont rêvait Astor Piazzolla depuis qu’il était tout petit (4) : composer un morceau si emblématique du tango qu’il le symbolise à lui tout seul et sur toute la planète.
Quelques jours après, Roberto Goyeneche el Polaco intervient en demandant à Horacio Ferrer d’adapter un peu son texte pour lui. Il veut l'inscrire à son répertoire et comme il est sous contrat avec la même maison de disques que Piazzolla, ils vont faire d’une pierre deux coups et le porter pour la première fois au disque tous les deux ensemble (5). Ferrer est surpris (ou feint la surprise heureuse) : "Ah bon ! Parce que toi aussi tu penses que c’est un tango, ça ?" - "Un tango !? lui répond le chanteur. Un peu que c’est un tango. Un tango de chez tango même !"

Ferrer s’est exécuté et vous savez tous ce que ça a donné....
"Las tardecitas de Buenos Aires tienen ese qué sé yo, ¿viste? Salis de tu casa por Arenales. Lo de siempre, en la calle y en vos... Cuando de repente, de atrás de ese árbol, me aparezco yo... Mezcla rara de penúltimo linyera y de primer polizonte en el viaje a Venus: medio melón en la cabeza [...]"

Au palmarès cette année-là, le premier prix a été emporté par Hasta el último tren, un tango bien classique, empreint d’une nostalgie plan plan (ou tchou tchou, comme vous préférez), pas mauvais mais à côté de l’autre ! Assez oublié aujourd’hui au demeurant. Quant à Balada para un loco (vous l’aviez nommé dès la première citation bien sûr), elle a reçu le deuxième prix. Comme quoi, devant sa télé, Pichuco avait eu plus de flair que tout le jury réuni...

L’autre qui a eu lui aussi plus de flair que le jury de cette année-là, c’est le grand public. Ce grand public qui, dès la sortie du disque de Goyeneche courant décembre s’est arraché ce 45 tours, faisant de Balada para un loco le tube de l’été 1970. Au point qu’à Mar del Plata, tout au long de janvier et de février, non pas parce que c’était la ville natale de Piazzolla mais parce que c’est la plus grande station balnéaire de toute l’Argentine et qu'elle fait le plein tout l'été jusque très tard dans le mois de mars, on a vendu, en plus des disques, des milliers de petites figurines représentant le fou de la chanson à l’invraisemblable accoutrement, sorti tout habillé de la tête d’Horacio Ferrer. Balada para un loco est ainsi devenu, grâce à Amelita Baltar et à Roberto Goyeneche, tous les deux en même temps, le tout premier succès populaire d’Astor Piazzolla, un compositeur et un musicien qui était resté jusqu’alors l’apanage d’une frange de tangueros très à l’affût de tout ce qui bougeait et doté d’assez d’audace esthétique pour sentir là où se préparait l’avenir du genre.

En 40 ans, Balada para un loco a connu tous les arrangements possibles et imaginables, des bons, des excellents, des géniaux et des encore plus nuls que nuls. On peut en citer un qui sort particulièrement de l’ordinaire, celui de Osvaldo Pugliese, dès 1970 chez Phonogram (aujourd'hui dans la compilation Osvaldo Pugliese, Bien de Abajo, 40 obras fundamentales, Universal Music) : il s’agit d’une version instrumentale (il fallait oser !).
Une autre version, très émouvante, très instructive aussi, chantée (sic) par Horacio Ferrer lui-même avec Astor Piazzolla au bandonéon (disponible aujourd'hui dans la compilation Piazzolla-Ferrer Songbook, El músico y el poeta, BMG-RCA, photo en illustration).
Et dans les arrangements qui ne sortiront pas en disque (ils ne veulent pas) mais qui valent vraiment d’être écoutés sur scène, celui de Mariel Martínez et Alejandro Picciano, qui se produisent un peu partout en Espagne, du nord au sud et d’est en ouest : une chanteuse mezzo-soprano (comme la créatrice) et une guitare qui tient à elle toute seule la place de tout l’orchestre. Une merveille...

Pour aller plus loin :
Ecouter Balada para un loco dans la version originale, presque celle du 16 novembre 1969 au Luna Park, les cris de singe en moins, avec Amelita Baltar.
Ecouter Balada para un loco dans la version créée par Roberto Polaco Goyeneche en décembre 1969, toujours grâce à Todo Tango.
Ecouter Hasta el último tren, toujours sur Todo Tango et en 1969, pour vous faire votre propre idée.

Aller voir dans la Colonne de droite les raccourcis vers mes articles sur Amelita Baltar (actuellement sur scène pour la reprise d’un grand succès des années 70, Tres Mujeres para el show, à Clásica y Moderna), Horacio Ferrer, Roberto Goyeneche, Astor Piazzolla, Mariel Martínez et Alejandro Picciano (dans les différentes sections de la rubrique Vecinos del Tango).
Et puis attendez la sortie de mon livre, d’ici quelques mois : dedans, je reviens sur ce tango fondateur ou refondateur (l’annonce du bouquin est à la discrétion de l’éditeur, j’attends son feu vert et il n’a pas qu’un livre à la presse en cette veille de Noël).
Enfin, pour ceux qui se demandent d’où je peux bien tirer ma science, toutes ces histoires du Michelangelo, du Luna Park et de Troilo entre sa téloche et son bigophone, mon secret est tout simple : docta cum libro comme on dit en latin (savante avec un livre). Et ce livre s’intitule Los tangos de Piazzolla y Ferrer, sous titre : 1967-1971, Quereme así piantao, Collection Biblioteca La Siringa, Ed. Peña Lillo, Ediciones Continente, 2000, p 63 (l’adresse de la maison d’édition, c’est Pavón 2229, Buenos Aires). Et tout est écrit dedans mais todo en español, of course ! (6)

(1) jeu de mot que j’ai trouvé impossible à traduire de manière vraiment satisfaisante à mon goût : piantar (ou piantarse à la forme pronominale), en lunfardo, c’est se faire la malle, se tirer, se tailler, calter. Mais quand c’est la raison qui se fait la belle, l’homme devient fou (piantado, participe passé de piantar, ici avec l’élision du d, habituelle lorsque la prononciation est trop rapide). Or l’énergumène dont il est question s’est bel et bien échappé. Echappé d’un asile de fous comme on disait alors, une maison de fous qu’on appelait encore Vieytes (De Vieytes nos aplauden: "¡Viva! ¡Viva! / los locos que inventaron el Amor) et qui, alors que c’était déjà un vrai hôpital moderne, conservait à la fin des années 60 sa sinistre réputation de mouroir pour aliénés. Les poètes Pascual Contursi et Dante A. Linyera y sont morts dans une misère psychique épouvantable dans les années 30, sans doute victimes soit de la syphilis soit de l’absinthe, un alcool très addictif qui provoquait de graves dommages neurologiques, soit des deux à la fois. Aujourd’hui, le même établissement, fondé en 1860, est connu sous le nom d’Hospital Borda et c’est un institut psychiatrique de pointe qui délivre essentiellement des soins ambulatoires et qui souffre, comme tout le système hospitalier public de Buenos Aires, d’un manque chronique de moyens financiers. Le poète Alejandro Szwarcman y anime un atelier d’écriture poétique auquel participent patients et bien portants et le travail des stagiaires fait de temps en temps l’objet d’une présentation en public qui rencontre un franc succès... L’hôpital Borda est situé dans le quartier de Barracas, un quartier pauvre du sud de Buenos Aires.
(2) Vous pouvez aussi y voir la lune rouler comme un ballon dans l’avenue. Mais l’image a été suggérée (la légende le veut ainsi en tout cas) par le spectacle d’un cycliste dans cette artère nord-sud, qui croise Arenales dans le quartier de la Recoleta, si cher au coeur d’Horacio Ferrer et de Amelita Baltar. C’est le quartier de leur enfance...
(3) Le concours de la chanson n’acceptait que des morceaux inédits. Il fallait que la soirée du concours soit aussi celle de la création de la chanson. Pour que les membres du jury n’aient pas d’idée préconcue. Mais Piazzolla n’a jamais aimé respecter ce genre de règlement...
(4) Et celui d’Horacio Ferrer aussi, j’en suis sûre !
(5) L'enregistrement avec Amelita Baltar se fera en 1970 alors que celui du Polaco a lieu le 4 décembre 1969 ! Et sur les archives de la télévision, c'est Amelita Baltar. Droite dans ses bottes devant la salle pas totalement acquise... Amelita Baltar est alors une jeune chanteuse encore très peu connue(María de Buenos Aires, dont elle a créé le rôle titre en mai 1968, est passé largement inaperçu du grand public, cet opéra-tango s'est rattrapé depuis) et Goyeneche est déjà une très grosse vedette, qui est passé successivement de l'orchestre de Horacio Salgán à celui de Aníbal Troilo, avant de se lancer dans une carrière de soliste en 1965.
(6) Le 1967-1971 constitue naturellement le volume n° 1 et il y a en deux en tout. Ce sont deux petits libres qui se glissent facilement dans un sac. De ces petits livres et très belle facture mais bon marché que vous vous procurerez facilement dans une bonne librairie à Buenos Aires, chez Zivals par exemple (sur place et en ligne sur leur site, voir la Colonne de droite, partie basse), à Gandhi, à El Ateneo (peut-être il faudra demander à un vendeur) et naturellement à la Academia Nacional del Tango. Là, c’est sûr.