mercredi 3 novembre 2010

Les remerciements de Cristina Fernández à la Nation [Actu]

Avant-hier soir, à travers Canal 7, le canal de la télévision publique, à 20h, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner s’est adressée au peuple argentin pour le remercier des marques de soutien reçues pendant le deuil officiel qui a accompagné la veillée funèbre et les obsèques de son mari.

Photo Presidencia de la Nacion

Elle l’a fait avec ce qui est apparu à tous les observateurs et qui me paraît à moi aussi, l’étrangère de service, une émotion sincère, une grande dignité et beaucoup de simplicité. On peut d’ailleurs imaginer qu’en pareil moment, amour du pouvoir ou pas, un être humain veuille faire appel en soi à ce qu’il a de plus authentique et de plus personnel. Comme toujours, elle s’est exprimée sans aucune note, sans prompteur, en brodant à partir d’un schéma répété le matin même devant un tout petit cercle d’intimes, dont son fils Máximo (32 ans). Tous les journaux reprennent l’info ce matin, certains incluant dans leur article en format digital la vidéo intégrale de l’intervention télévisée (elle dure moins de 5 minutes).

(Une de Clarín du 2 novembre 2010 - le gros titre est pour l'élection au Brésil et la Présidente est en bas de page)

Je vous invite d’ailleurs instamment à visionner cette vidéo, même si vous ne parlez pas espagnol. C’est parfois un peu difficile à comprendre, je vous l’accorde bien volontiers, à cause de l’émotion de l’oratrice mais il me semble que ces quelques minutes de télévision enregistrée font partie de ces moments de grâce (une bien triste grâce en l’occurrence) à travers lesquels il est possible, malgré les 10 000 km et quelques (y picos comme on dit là-bas) qui nous séparent géographiquement et culturellement de l’Argentine, de toucher quelque chose de ce que ce pays a d’attachant, de magique et de si différent de nos cultures européennes, dont pourtant il provient bel et bien.

Bien sûr, il ne manquera pas là-bas de politiciens hostiles pour dire d’ici quelques jours, quelques semaines ou pendant la campagne électorale l’année prochaine, que ce discours fut un chef d’œuvre de démagogie. Les derniers jours nous ont montré combien certains hommes politiques aujourd’hui grands manitous de l’opposition au Gouvernement avaient pu faire preuve dans ces circonstances exceptionnelles de bien peu de retenue et d’un manque de tact abyssal. Comme Cobos et Duhalde qui ont osé ne pas aller s’incliner devant le défunt et ne pas présenter eux-mêmes leurs condoléances au chef de l’Etat et à sa famille (pourtant, le premier n’est autre que le second personnage de l’Etat, puisqu’il est Vice Président et Président du Sénat, et le second un ancien président de la République qui aimerait bien le redevenir, malgré le fait qu’il était aux affaires lorsque le pays a fait faillite en décembre 2001 !). Et hier, il y eut Mauricio Macri, encore lui, le chef du Gouvernement de la Ville autonome de Buenos Aires, qui n’est plus à une goujaterie près et qui s’est permis de réclamer, pendant que la Présidente était dans l’avion, entre Río Gallegos et la capitale, que "le gouvernement national" (c'est-à-dire elle) "baisse le niveau de confrontation", montrant par là-même que si la confrontation est violente entre gouvernement et opposition, son attitude à lui n’y est sans doute pas pour rien… De ces propos inopportuns, le dessinateur Daniel Paz et l’humoriste Rudy ont fait leurs choux gras ce matin, à la une de Página/12, avec ce dialogue imaginaire entre un journaliste et un Macri, toujours poursuivi par la Justice pour avoir ordonné ou laissé faire des écoutes illégales et avoir nommé à la direction de la sécurité de la Ville un type des plus douteux, el Fino Palacio (Palacio l’élégant), dont il a osé dire devant la Legislatura, le 18 août dernier aux aurores, qu’il avait à son propos demandé l’avis des ambassades des Etats-Unis et d’Israël et que ces représentations diplomatiques lui avaient donné leur accord sur ce choix (1).



Le journaliste : Qu’allez-vous dire à la Présidente ?
Macri : Qu’elle baisse le niveau de confrontation.
Le journaliste : Vous en êtes sûr ?
Macri : Oui, je crois que oui.
Le journaliste : Vous êtes sérieux, là ?
Macri : Hem !... Laisse-moi d’abord demander l’avis des Ambassades des Etats-Unis et d’Israël et je te le confirme. (2)
(Traduction Denise Anne Clavilier)



Pour aller plus loin :
Lire l’article de Página/12 (quotidien inconditionnellement progouvernemental) sur le discours de la Présidente
Lire l’article de La Nación (opposition libérale). L’article s’accompagne de la vidéo intégrale du discours, qui est un peu difficile à comprendre parce que Cristina de Kirchner a souvent du mal à retenir ses larmes. Je vous donne donc en version bilingue l’intégralité de ce discours ci-dessous.
Lire l’article de La Nación sur l’intervention de Mauricio Macri
Lire l’article de Clarín (très hostile au couple Kirchner). Clarín donne également l’intégralité de la vidéo. Que je vous invite néanmoins à visionner de préférence sur le site de la Présidence (la première source est toujours préférable) d’où il peut, en outre, être téléchargé (c’est aussi un bon exercice linguistique que de l’écouter pour en comprendre chaque mot, même si ce n’est bien évidemment pas l’usage pour lequel il a été enregistré avant-hier soir).


En voici le texte intégral, tel que transcrit et publié par le site de la Présidence de la Nation puis traduit par mes soins :

Son las 17:40 horas del día lunes, en unos instantes más voy a recibir las cartas credencias de nuevos embajadores en la República Argentina, un día más de gestión de gobierno pero evidentemente un día diferente en mi vida, que como todos saben cambió en forma definitiva.

He leído o escuchado que este es mi momento más difícil, en realidad es otra cosa, es mi momento más doloroso. El dolor es algo diferente a las dificultades o a las adversidades. Yo he tenido en mi vida política o en mi gobierno, en particular, muchísimas dificultades y muchísimas adversidades, pero el dolor es otra cosa... es el dolor más grande que he tenido en mi vida, es la pérdida de quien fue mi compañero, durante 35 años, compañero de vida, de lucha, de ideales. Una parte mía se fue con él, está en Río Gallegos. Pero no es este un momento para utilizar la cadena nacional para terapia emocional, sino para agradecer. Yo quería dedicar estos pocos y breves minutos para agradecer a todos y a todas, a todos los hombres y mujeres que se movilizaron, que quisieron verlo, que quisieron despedirlo, que rezaron por él, que lloraron por él, que no pudieron llegar tal vez acá porque vivían lejos pero se reunieron en otros lugares, que me entregaron rosarios; los rosarios de él los tengo todos, colgados en mi casa, de Río Gallegos; agradecerles las flores y las cartas; las camisetas de Racing, que él adoraba, hasta también las otras camisetas que me regalaron que eran de otros clubes, pero igual a él el fútbol les gustaba mucho y las banderas también que me entregaron.

Yo quiero agradecer mucho esa inmensa y formidable muestra de cariño y de amor, que él se la merecía. No voy a tener falsa humildad porque como decía una dirigente muy importante, que ya falleció: "hay que ser muy grande para ser humilde" y yo no soy grande, así que no voy a ser humilde, simplemente voy a decir que él se lo merecía y permítanme agradecerles en forma especial a las decenas, a las decenas de miles y miles de jóvenes que cantaron y marcharon con dolor y con alegría, cantando por él, por la patria.

Quiero decirles a todos esos jóvenes que en cada una de esas caras yo vi la cara de él cuando lo conocí, ahí estaba el rostro de él exacto. Y decirles a esos jóvenes que tienen mucha más suerte que cuando él era joven, porque están en un país mucho pero mucho mejor, en un país que no los abandonó, en un país que no los condenó ni persiguió. Al contrario, en un país que los convocó, en un país que los ama, que los necesita, en un país que vamos a seguir haciéndolo distinto entre todos.

Y a los millones y millones de argentinos -que parece que somos más de cuarenta millones porque además tuvimos la suerte de que él nos debe de haber ayudado ya que el Censo salió muy bien- quiero decirles que siempre he tenido un gran sentido de la responsabilidad en todas las funciones que he cumplido, cuando fui legisladora provincial, cuando fui legisladora nacional y, más aún, como Presidenta porque siento que de mí depende la suerte de todos los argentinos.

Pero déjenme decirles que desde este miércoles, además de esa inmensa responsabilidad que siempre sentí y ejercí con mucho amor, con mucho corazón, con mucha convicción, con mucha pasión, siento otra gran responsabilidad que es la de hacer honor a su memoria y hacer honor a su gobierno que transformó y cambió el país.
Muchas gracias a todos por todo.
Cristina Fernández de Kirchner, lundi 1er novembre 2010, Casa Rosada (source : Presidencia de la Nación argentina)

Une partie des offrandes faites à Néstor Kirchner dans la chapelle ardente

Il est 17h40, lundi. Dans quelques instants, je vais recevoir les lettres de créances de nouveaux ambassadeurs auprès de la République Argentine, un jour comme un autre dans l’action gouvernementale mais bien évidemment un jour différent dans ma vie, qui, comme vous le savez tous, a radicalement changé.

J’ai lu ou entendu que c’est le moment le plus difficile [de ma vie], en réalité il s’agit d’autre chose. C’est le moment le plus douloureux. La douleur, c’est autre chose que les difficultés ou les moment d’adversité. J’ai connu dans ma vie politique ou dans mon action gouvernementale en particulier de très nombreuses difficultés et de très nombreux moments d’adversité mais la douleur, c’est autre chose… C’est la douleur la plus forte que j’ai eue dans ma vie, c’est la perte de celui qui a été mon compagnon (3), durant 35 ans, mon compagnon de vie, de lutte, d’idéaux.

Une part de moi s’en est allée avec lui, elle est à Río Gallegos (4). Mais ce n’est ni le lieu ni le moment d’utiliser la chaîne nationale comme une thérapie émotionnelle mais plutôt celui de remercier. Je voulais consacrer ces quelques brèves minutes à vous remercier tous et toutes, tous les hommes et toutes les femmes qui se sont mobilisés (5), qui ont voulu le voir (6), qui ont voulu lui dire adieu, qui ont prié pour lui, qui ont pleuré sur lui, qui n’ont pas pu venir peut-être ici parce qu’ils habitaient loin mais qui se sont rassemblés ailleurs, qui m’ont offert des chapelets : ses chapelets (7), je les ai tous, ils sont accrochés chez moi, dans ma maison de Río Gallegos. Vous remercier pour les fleurs, pour les lettres, pour les maillots du Racing qu’il adorait (8), et aussi tous les autres maillots que vous m’avez offerts, ceux d’autres clubs, mais c’est pareil : il aimait beaucoup le football (9) et les drapeaux aussi que vous m’avez offerts.

Je veux vous remercier infiniment pour cette immense et formidable preuve d’affection et d’amour, qu’il méritait bien. Je ne vais pas montrer une fausse humilité parce que comme disait une dirigeante très importante qui est morte maintenant (10) : il faut être très grand (vieux) pour être humble et moi, je ne suis pas grande (vieille), alors je ne vais pas être humble. Simplement, je vais dire que lui, il la méritait, cette affection, et permettez-moi de vous remercier tout particulièrement, vous les dizaines, les dizaines de milliers et de milliers de jeunes qui ont chanté et défilé, avec douleur et avec joie, en chantant pour lui, pour la patrie.

Je veux leur dire, à tous ces jeunes, que dans chacun de leurs visages, moi, j’ai vu son visage à lui quand je l’ai rencontré. Là, c’était son visage à lui, exactement. Et leur dire à ces jeunes qu’ils ont beaucoup plus de chance que lorsque lui il était jeune (11), parce qu’ils vivent dans un pays bien, mais vraiment bien meilleur, dans un pays qui ne les abandonne pas [à leur triste sort], dans un pays qui ne les a ni condamnés ni persécutés (12). Au contraire, [ils vivent] dans un pays qui a fait appel à eux, dans un pays qui les aime, qui a besoin d’eux, dans un pays que nous allons continuer à rendre différent parmi les autres.

Et [je veux remercier] les millions et millions d’Argentins - puisqu’il paraît que nous sommes plus de 40 millions parce qu’en plus, nous avons eu la chance que lui doit nous avoir aidé puisque le Recensement s’est très bien passé (14)- je veux leur (vous) dire que j’ai toujours eu un grand sens de la responsabilité dans toutes les fonctions que j’ai occupées, quand j’ai été parlementaire provinciale, quand j’ai été parlementaire nationale, et, encore plus, comme Présidente parce que je sens que de moi, dépend le sort de tous les Argentins.

Mais laissez-moi vous dire que depuis ce mercredi, en plus de cette immense responsabilité que j’ai toujours ressentie et que j’ai exercée avec beaucoup d’amour, avec beaucoup de cœur, avec beaucoup de conviction, avec beaucoup de passion (15), je ressens une autre grande responsabilité qui est celle de faire honneur à sa mémoire et de faire honneur à son action gouvernementale qui a transformé et a changé le pays.
Merci beaucoup à tous pour tout.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour visionner le discours, cliquez sur le lien.

(1) On se demande bien, naturellement, en quoi des ambassades auraient leur mot à dire sur la nomination d’un haut-fonctionnaire local, fût-ce dans la capitale fédérale elle-même. Et de toute manière, les deux Ambassades en question ont fini par apporter des démentis sans équivoque, quelques jours à quelques semaines après ces déclarations effrontées de Macri devant les représentants élus de Buenos Aires. Sur ces scandales impliquant Mauricio Macri, chef du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires et principal présidentiable de l’opposition de droite, voir mes articles sur la politique locale à Buenos Aires (sous le mot-clé GCBA, pour Gobierno de la Ciudad de Buenos Aires).
(2) L’inégalité de traitement entre le journaliste qui vousoie et Macri qui tutoie ne vous aura pas échapper. Elle vous dit quelque chose de ce que la presse de gauche ressent comme la désinvolture invraisemblable de Macri envers quiconque le met devant ses incohérences, la presse d’opposition au premier chef, mais les élus tout autant.
(3) Le mot compañero/compañera est un mot fourre-tout en Argentine. Il désigne le collègue (compañero de trabajo), à ne pas confondre avec colega (confrère/consoeur). Il désigne le condiscipline (compañero de clase). Il désigne le partenaire (compañero de baile, qu’on peut aussi désigner comme pareja de baile, attention à ne pas dire pareja seul, car alors il s’agit de l’amant, de la maîtresse ou du conjoint). Il désigne enfin le conjoint bel et bien marié et non pas uniquement le concubin comme le français compagnon/compagne. Quand une femme vous présente "mi compañero", il est très vraisemblable qu’elle vous présente son mari. Et c’est pareil pour l’homme qui vous parlera de "mi compañera" (ou de "mi señora"). Parfois, pour éviter tout malentendu, l’Argentin précisera qu’il parle du compañero sentimental, qu’il ne faut donc pas toujours traduire par partenaire de cœur mais bel et bien souvent par mari ou femme.
(4) Son mari est désormais enterré dans cette ville qui est la capitale de la Province de Santa Cruz, où le couple a longtemps demeuré et où il possède une maison. Le corps de l’ancien président repose temporairement dans le caveau familial et sera d’ici quelques mois transféré dans une concession qu’il y avait achetée il y a quelques années et sur laquelle un monument funéraire doit encore être construit.
(5) Avant-hier, une de mes amies de Buenos Aires me disait combien la mort de Néstor Kirchner les affectait, elle et son mari, et combien la mobilisation populaire et celle de très nombreux artistes les aidaient à surmonter leur chagrin. En Argentine, et en général dans toute l’Amérique Latine, il se noue une relation très affective entre la majorité du peuple et les gouvernants, à partir du moment où ces gouvernants sont légitimes. C’est ce qu’on voit au Brésil avec Lula et Dilma Rousseff, c’est ce qu’on voit en Uruguay tant avec Tabaré Vázquez qu’avec son successeur, Pepe Mujica, c’est ce qu’on a vu avec Michelle Bachelet au Chili et que l’on voit avec son successeur, Sebastián Piñera, de l’autre côté de l’échiquier politique, surtout depuis qu’il a tant fait pour sauver les 33 mineurs prisonniers au fond de leur puits. C’est aussi et bien sûr ce qui s’est passé avec Perón et avec Evita (mais qui a très largement échoué avec Isabel Perón).
(6) C'est une façon de parler. En public, le cercueil a toujours été scellé.
(7) Noter ici la manière de s’exprimer : los rosarios de él (les chapelets à lui). Elle ne peut pas dire sus rosarios (ses chapelets) car alors on pourrait se méprendre sur le sens de l’expression. Sus rosarios pourrait vouloir dire vos chapelets comme ses chapelets (à lui, parce que c'est à lui en fait qu'ils ont été offerts).
(8) Là encore, elle précise le sujet. C’est lui qui adorait le Racing. Il ne s’agit pas de parler d’elle ni de ses goûts sportifs à elle. Adoraba sans sujet exprimé pourrait vouloir dire que j’adorais.
(9) On peut penser que ce n’est pas aussi vrai que ça mais s’agissant d’un homme politique argentin et de la dévotion populaire dont témoignent ses offrandes (car ne vous y trompez pas, il s’agit bien d’offrandes rituelles que le disparu, selon de vieilles traditions précolombiennes et africaines enfouies dans la nuit des temps pré- et postcoloniaux, va emporter au séjour des morts), elle ne peut pas dire autre chose. Même Chirac en France, lui que le football ennuie considérablement, a fait semblant bien souvent d’être un fervent supporter de ce sport auquel il ne connaît strictement rien. Alors en Argentine !
(10) Je n’ai pas eu le temps d’aller vérifier qui est l’auteur de cette maxime. Mais je veux bien parier, tel que c’est dit ici, qu’il s’agit de Evita Perón. A noter que l’on peut traduire l’expression de deux manières : comme je le fais ci-dessus ou dans l’autre sens bien différent, qui me paraît, pour ne rien vous cacher, peut-être plus ajusté à la circonstance, à Evita et à Cristina : Il faut être très vieux pour être humble. Si un Argentin vous dit que quelqu’un est muy grande, n’allez pas penser à sa taille ou à son poids historique. Pensez juste à son âge.
(11) Néstor Kirchner était né en 1950. Perón a été renversé en septembre 1955. S’en est suivi toute une série de gouvernements quasiment tous anticonstitutionnels, avec révolutions de palais en chaîne et annulations des élections à gogo dès que leurs résultats n’allaient pas exactement dans le sens des intérêts des Etats-Unis. Jusqu’à la catastrophe qu’a été le renversement de Isabel Perón en 1976 (Kirchner avait alors 26 ans, ils s’étaient mariés l’année précédente) et l’établissement de la Junte militaire au pouvoir de 1976 à 1983. Sept années de cauchemar qui ont fait 30 000 disparus, dont on n’a pu à ce jour identifier les restes que de quelques centaines seulement, et 300 à 500 enfants arrachés à leur famille de naissance pour être confiés, sous de fausses identités, à des valets du régime.
(12) La grande majorité des 30 000 disparus de la Dictature sont des hommes et des femmes de la génération du couple Kirchner et les enfants recherchés par Abuelas de Plaza de Mayo ont tous environ le même âge que le fils aîné du couple, Máximo.
Il manque un chiffre dans la série ordinale de ces notes de bas de page. C’est voulu. Dans la prochaine note, je vais parler des buenas ondas de feu Néstor Kirchner et je ne vais donc pas avoir le mauvais goût de l’affecter d’un chiffre mufa (jeteur de -mauvais- sort). Je respecte trop les coutumes de mes amis argentins, sachant qu’elles n’ont aucun rapport avec nos superstitions européennes, malgré les apparences. Encore une fois, cet ensemble de croyances liées aux buenas ondas et au mufa relève de la partie émergée des syncrétismes qui se sont produits tout au long de l’époque moderne et coloniale entre le christianisme importé d’Europe et plus ou moins bien acclimaté (les colons, riches ou miséreux, n’étaient pas tous des chrétiens bien formés ni très orthodoxes dans leur foi, loin de là !) et les religions précolombiennes ou celles d’Afrique de l’Ouest apportées dans la région par les populations déportées par la traite des noirs aux 17ème et 18ème siècles.
(14) Néstor Kirchner est mort le 27 octobre, un jour qui était exceptionnellement chômé pour permettre à tous les habitants du pays de remplir en un seul et même jour le questionnaire du recensement du Bicentenaire. La meilleure façon, dans ce pays administrativement chaotique, de s’assurer que à peu près tout le monde participerait à l’opération. C’est même la raison pour laquelle le couple présidentiel se trouvait dans sa résidence secondaire de El Calafate, haut-lieu touristique de la Province de Santa Cruz, pour y remplir consciencieusement leur devoir de citoyens et leur propre formulaire. L’annonce de la mort de l’ancien président le matin même a bien entendu bousculé tous les agendas et l’opération s’est donc prolongée jusqu’à la fin du week-end, jusqu’à dimanche, la Toussaint n’étant pas un jour férié en Argentine. Les Argentins croient tous profondément à l’influence des morts sur la vie des vivants. Les uns parce qu’ils sont chrétiens, mais il s’agit d’une petite minorité de croyants orthodoxes. La grande majorité a adopté, souvent sans le savoir, des croyances précolombiennes et africaines (venues par l’esclavage) dans un puissant syncrétisme qui est un phénomène très commun sur tout le sous-continent. Il n’est que de se rendre un dimanche dans un cimetière pour se rendre compte de ce dialogue que les vivants ont avec les morts et qui se traduit souvent par des offrandes qui ne sont pas que florales et décoratives comme en Europe, notamment en pays francophones.
(15) Tout au long de ce discours très oral, et pourtant remarquablement composé, la Présidente, qui est une ancienne avocate et une remarquable oratrice, utilise une répétition des conjonctions très inhabituelle en espagnol. Généralement, en espagnol et en particulier en Argentine, on gomme les conjonctions en facteur commun. On les donne une fois pour toutes et on les oublie après. On dirait plus ordinairement : ejercí con mucho amor, (mucho) corazón, (mucha) convicción y (mucha) pasión. Même la répétition de l’adjectif mucho/mucha (dont vous aurez remarqué ici qu’il va par paire de genre) pourrait être évitée sans altérer la compréhension du propos. Ce discours est donc très appuyé mais avec des effets rhétoriques modestes. Il faut dire aussi que le mouvement de ses cheveux, relâchés, qui lui tombent perpétuellement devant les yeux, de son visage et de ses mains en disent aussi très long sur le sens de ses paroles.