Ajout du 13 novembre 2010, à l'attention des internautes qui découvrent cet article à la suite du reportage diffusé par France 3 ce jour (13.11.10) : les commentaires télévisés contenaient de très nombreux clichés, erreurs et approximations en tout genre, sans aucun rapport avec la réalité historique. Le journaliste est tombé dans tous les panneaux du dossier de presse (qui est fait pour d'ailleurs !), il l'a repris tel quel sans exercer l'esprit critique qui fait la valeur ajoutée de sa profession. Par conséquent, je me dois, de mon côté, d'avertir mes lecteurs : O Tango n'est pas ce qu'en disent la production et le reportage, ce n'est pas un authentique spectacle de Buenos Aires. Le public argentin ne l'a jamais vu, pour une raison simple : ce genre de spectacle est réservé là-bas aux cars de touristes étrangers qui payent très cher sans le savoir puisque l'entrée au dîner-spectacle est comprise dans le forfait réglé au Tour Operateur organisateur du voyage organisé. (5)
Cela s’appelle O Tango, du nom de la compagnie internationale qui présente ce spectacle sans titre que son site web, en anglais, appelle simplement "the show". Et c’est l’exact opposé de l’autre spectacle dont je parle ce soir dans mon autre article, le triptyque que présente Alfredo Arias au Théâtre du Rond-Point à Paris, à partir du 10 novembre prochain (lire l'article en cliquant sur ce lien).
La tournée en France de O Tango commence le 17 novembre 2009 à Anzin et se terminera le 6 décembre 2009 à Toulouse. O Tango s’arrêtera au Casino de Paris du 20 au 22 novembre 2009, pour quatre représentations dont une matinée et une soirée le dimanche, à des prix dignes du Casino de Paris et que je trouve personellement prohibitifs (de 66 à 33 € en fonction de la visibilité). Hors Paris, O tango s’arrêtera dans 16 villes dont les plus importantes sont Bordeaux (avec deux représentations) et Toulouse. Mais il y aura aussi Roubaix, Cambrai, Amiens, Enghein, Tours, Poitiers, Nantes, Perpignan, Montpellier, Carpentras, Pau et Biarritz.
Il s’agit de l’habituel spectacle qui tourne en Europe tous les ans à la même époque en ressassant les même platitudes, un peu recyclées d’une année et d’une troupe sur l’autre et que le sémiologue, amateur ou averti, peut détecter dans la pub de la production sur les sites Web des salles qui accueilleront la tournée (la propaganda, comme on appelle la publicité en Amérique du Sud) :
"1910. Une nuit se lève sur le port de Buenos Aires." Le sacro-saint décor portuaire où commence toujours l’intrigue, toujours à la même époque (avant 1914), avec les figures obligées des voyous et des prostituées qui transforme la naissance du tango en mélodrame crapuleux (en évacuant les authentiques aspects historiques, politiques et sociaux de l'événement) et avec l’oxymore poétique de service. Cette année, en français, c’est "la nuit se lève". Les deux Homero, Manzi et Expósito, les Enrique Cadícamo, Cátulo Castillo, Horacio Ferrer, Héctor Negro, Luis Alposta ou Alejandro Szwarcman (voir Les poètes, dans la rubriques Les artistes, dans la Colonne de droite) peuvent bien aller se rhabiller : ils ont trouvé leur maître... (1)
Le reste de l'argument n'a pas d'intérêt en soi : dans ce type de spectacle, l'histoire n'est qu'un prétexte pour faire défiler les tangos, généralement très connus, les morceaux de bravoure chorégraphique et les costumes. L'action dramatique n'a pas d'existence autonome.
"Mythifié par Gardel, sublimé par Piazzolla, le tango etc." Sur la centaine de grands compositeurs qui ont fait le tango en 120 ans, le propre du tango for export est de ne pas dévier de ces deux-là. D’abord parce qu’il est bon de pratiquer la récup’ "c’est comme là-bas, dis !". La récup’, c’est l’art que pratiquent avec une habileté remarquable tous les pauvres -et ils sont nombreux- dans toute l’Argentine. Ensuite parce qu’avec ces deux-là, on est sûr au moins de ne pas se tromper : tout le monde les connaît déjà, au moins de nom. Tambouille Big Mac-Garbit à la sauce Chan Chan (2).
Et, dernier détail qui trahit le tango for export aussi sûrement que les empreintes, digitales ou génétiques, finiront toujours par confondre le criminel qui les a laissées sur la scène du crime, à chaque fois, vous pourrez trouver quelque part des comptes d’apothicaire travesti en producteur hollywoodien (3), destinés à épater le chaland : "En deux actes, cinq tableaux et plus de soixante costumes originaux, 17 artistes de Buenos Aires". La plupart en fait totalement inconnus du public argentin qui ne va jamais à ces spectacles-là, comme vous pouvez le constater si vous lisez régulièrement Barrio de Tango (c'est de tout façon beaucoup trop cher pour eux). Sur toute la distribution, Claudia Pannone est une chanteuse dont on entend un peu parler à Buenos Aires même quand il est question de tango. Quant au couple de danseurs vedettes, s'ils sont bien de Buenos Aires, ils se partagent entre deux spectacles, celui de l’ensemble français Tanguisimo, dont fait partie José Luis Barreto, le partenaire de scène de Claudia Pannone dans ce spectacle à en croire les annonces qui en sont faites (4) , et O Tango lui-même.
On appelle à Buenos Aires tango for export une certaine manière d’exploiter commercialement, le genre et sa notoriété mondiale, sur place comme à l’étranger. Pour les danseurs professionnels, le tango for export représente 90%, si ce n’est plus, des opportunités de monter sur scène. Les musiciens eux ont un choix plus large pour exercer leur art. Les 5 couples de danseurs qui participent au spectacle sont donc certainement ravis de pouvoir monter sur scène grâce à cette tournée. Quand ils n’ont pas de contrat de ce genre, la plupart des danseurs professionnels de tango l’enseignent. Certains ont leur propre cours. D’autres travaillent dans des écoles de danse, des centres culturels, et pas toujours pour les touristes...
Sur les indices qui permettent de discerner entre tango for export et tango des artistes, le jour où vous irez à Buenos Aires, voir mon article n° 600.
Si l’une de ces quatre représentations parisiennes vous tente, le mieux est de vous reporter aux informations diffusées par le Casino de Paris dont voici le site Internet.
Pour les autres étapes de la tournée, vous devez consulter le site tout en anglais (autre indice du tango fort export, aussi incontestable que les empreintes digitales) de la Compagnie O Tango. Vous y trouverez des photos, des vidéos, des extraits publicitaires du spectacle (trailers) tirés de différents millésimes.
Et pour en savoir un peu plus sur les artistes du spectacle, vous pouvez visiter le site bilingue espagnol-anglais de Claudia Pannone, celui unilingue, en français, de José Luis Barreto (4) et celui, uniquement en espagnol, du couple de danseurs et chorégraphes Adrián Veredice et Alejandra Hobert (ils sont fait la couverture du numéro 161 de El Tangauta, en mars 2008). Ils sont ces jours-ci au Sicilia Tango Festival, à Palerme, du 29 octobre au 1er novembre 2009 (attention : le site est en italien). L’ensemble Cinco Tango (les musiciens du spectacle) n’a pas de site à cette heure.
(1) aller se rhabiller (ir a vestirse otra vez) : turno idiomático para decir que no le parece uno importante o interesante a nadie. El origen (argótico) es el caso de la prostituta que su cliente rechaza por no ser tan atractiva como él se lo había imaginado. En el mismo significado, se puede decir también aller se coucher, aller se faire voir, aller se faire voir ailleurs, aller se faire pendre ailleurs. Trouver son maître : encontrar a alguien que tiene más calidades que uno.
Le directeur artistique du spectacle, Oliver Tilkin, musicien formé au Conservatoire de Bruxelles si j’ai bien compris (ce qui n’est pas sûr), décrit lui-même le show ainsi : "Renaissant sans cesse de ses cendres, le tango sera toujours ce chant d'âmes en peine, ce sexe dansant, ce phoenix païen qu'idolâtrent les fous et les ivres d'infini, et qui aura à jamais le talent ultime d'émerveiller là où jamais on ne l'attend..." Retrouvant dans le texte que le Casino de Paris affiche sur son site à la page du spectacle, une phrase tirée de cette citation d’Oliver Tilkin ouvrant la présentation du 24 novembre au Zénith d’Amiens, j’en déduis que la troupe n’a pas eu besoin de faire appel aux services d’un publicitaire ad hoc.
(2) Chan Chan : c’est l’onomatopée avec laquelle les Argentins, peu amateurs de tango, désignent le genre en imitant le caractéristique double accord qui conclut chaque morceau. La traduction en français, c’est tsoin tsoin.
(3) J’adore le pastiche qu’en avait fait, sur la couverture d’Astérix et Cléopâtre, René Goscinny, qui a lui-même passé toute son enfance à Buenos Aires : "14 litres d’encre de Chine, 30 pinceaux, 62 crayons à mine grasse, 1 crayon à mine dure, 27 gommes à effacer, 38 kilos de papier, 16 rubans de machine à écrire, 2 machines à écrire, 67 litres de bière ont été nécessaires à la réalisation de cette aventure". Le nouvel éditeur, Hachette, a fait disparaître de la couverture de l’album cet inégalable boniment de foire. Quelle perte pour la culture !
(4) Attention, le nom de ce chanteur était annoncé à l'affiche au moment de la publication de cet article par certaines salles et par le site de O Tango. Mais lui-même, José Luis Barreto, me fait savoir aujourd'hui (9 novembre 2009) et en espagnol qu'il ne participe pas au spectacle. Dont acte. Il me fait aussi savoir qu'il n'aime pas mon article. Et c'est son droit. Ceci dit, je laisse néanmoins le lien vers son site Web (après tout, il y a sûrement des internautes qui peuvent avoir envie de le visiter). Au demeurant, je n'ai parlé de ce spectacle qu'à cause du battage médiatique qui en fait une actualité liée au tango en France. Hors battage médiatique, c'est le genre de spectacle dont je ne m'abaisse pas à parler dans Barrio de Tango. Pas besoin de moi pour se faire connaître, c'est le moins qu'on puisse dire. Quant à cet article, il n'empêchera aucun théâtre qui programme O Tango de faire le plein tout au long de cette tournée en France. Tant mieux pour eux ! Dommage pour le vrai tango vivant et qui n'entend pas prendre le public pour un imbécile.
(5) Ajout du 16 novembre 2010 : à noter que le journal de France 3 a su faire un reportage beaucoup nettement plus solide sur le spectacle d'Alfredo Arias qui passait à la même époque au Théâtre du Rond-Point. Comme quoi, un reportage est aussi le fidèle reflet du spectacle dont il parle : un mauvais spectacle donne un reportage plein de clichés, un bon spectacle, avec des artistes qui ont quelque chose à dire (et c'est le cas d'Alfredo Arias, qu'on aime ou qu'on aime pas) donne un reportage de bien meilleure tenue.
(5) Ajout du 16 novembre 2010 : à noter que le journal de France 3 a su faire un reportage beaucoup nettement plus solide sur le spectacle d'Alfredo Arias qui passait à la même époque au Théâtre du Rond-Point. Comme quoi, un reportage est aussi le fidèle reflet du spectacle dont il parle : un mauvais spectacle donne un reportage plein de clichés, un bon spectacle, avec des artistes qui ont quelque chose à dire (et c'est le cas d'Alfredo Arias, qu'on aime ou qu'on aime pas) donne un reportage de bien meilleure tenue.